Le procès de Marie-Galante (Schœlcher)/VIII

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E. de SOYE & Cie (p. 67-76).


CHAPITRE VIII.

Résultats des autres procès relatifs aux élections de juin 1849.


§ 1er. — lamentin et port-louis


Après le procès de Marie-Galante, restaient à juger ceux de la Gabarre, du Lamentin, de Sainte-Rose et de Port-Louis. Les nègres et les mulâtres de la Guadeloupe proprement dite, les plus marquants par leur influence, leur éducation, leur fortune, avaient été impliqués dans les poursuites générales. On sait déjà que les événements passés dans ces diverses localités marquent les étapes de l’agent électoral des rétrogrades.

Au mois de juin 1850, après une année entière de détention, les accusés comparurent devant les assises de la Basse-Terre. Les quatre affaires ont été jugées séparément, à la confusion des inventeurs du grand complot mulâtre, qui avaient voulu les relier entre elles et les rattacher aux troubles de Marie-Galante.

Dans celle du Lamentin, les deux seuls accusés, MM. Grégoire et Pierre Edwig, ont été condamnés, le premier à six mois de prison, pour délit électoral ; le second à un an, pour rébellion.

Dans celle de Port-Louis, il y avait six accusés. Quatre, MM. Casse, Athanase, Delerie et Saint-Fal, ont été acquittés, après avoir montré aux débats une rare fermeté. — Là, au milieu de l’émeute soulevée par les discours « du grand agitateur de la paix, » les gendarmes provoqués avaient tiré, un homme était tombé blessé, et un champ de cannes, après la décharge, avait été brûlé. Christophe Bayo et Patience, poursuivis comme auteurs ou complices de cet incendie, ont été condamnés à dix ans de travaux forcés.


§ 2. — sainte-rose.


Pour Sainte-Rose, il y avait huit accusés, cinq hommes : Solter, dit Octave, Martial, Félix Crosilhac, Numa, Alcindor ; et trois femmes : Anastasie, dite Noune, Silvie et Eugénie, dite Génie. L’affaire était, au fond, semblable aux autres : arrivée du conciliateur, émeute, collision avec son escorte militaire ; les groupes, provoqués, jettent des pierres ; les gendarmes font feu. Mais les détails étaient beaucoup plus sérieux. Les honnêtes gens prétendaient qu’une tentative d’assassinat avait été dirigée contre leur patron : « Nous en avons la preuve, avait dit le Commercial du 23 juin 1849 ; nous en avons la preuve, un infâme complot existe : on veut la tête du sauveur des colonies. Déjà plusieurs tentatives d’assassinat ont été préméditées avant l’attentat de Sainte-Rose, etc. »

Les assises étaient présidées par M. Riot, et composées de MM. Ristelhuber et Turk, juges ; Bogears, Roussel, Amédée Lelang et V. Achille, assesseurs ; les deux derniers mulâtres, amis de l’ordre. Les audiences ont duré du 14 au 18 juin. Les accusés Croisilhac, Numa, Alcindor, Sylvie, Noune et Eugénie, déclarés coupables, le premier « d’avoir provoqué à la résistance à la force publique, par ses discours dans une réunion de plus de dix personnes ; » les autres de résistance, avec circonstances atténuantes, ont été condamnés, M. Croisilhac à quatre ans, M. Numa à trois ans, les quatre derniers à deux ans de prison.

Quant à MM. Solter et Martial, que le ministère public présentait comme les auteurs de la tentative d’assassinat, ils ont été acquittés ! Sur quinze témoins, neuf étaient favorables à M. Martial, et cinq variaient dans les circonstances principales ; un seul affirmait le fait. Relativement à M. Solter, il a été établi que l’arme avec laquelle il aurait, au dire de l’accusation, perpétré le crime, était hors de service depuis deux ou trois ans. Malgré le trou de balle que porte la capote de la voiture dont l’assassiné du Commercial se servait dans ce que M. Foignet, conseiller instructeur, appelle sa visite aux communes, il résulte, de la déposition du gendarme Pierrot Jean-Baptiste, qu’un seul coup de pistolet a été tiré, mais par lui-même, et sur M. Martial, d’après l’ordre que lui en avait donné l’apôtre de la paix ! Voici cette déposition, faite à l’audience du 13 juin, et extraite du compte-rendu de la Liberté :

« M. le président interpelle le témoin pour savoir s’il reconnaît Martial pour celui qui a mis en joue M. Bissette.

« Pierrot (Jean-Baptiste), gendarme à Sainte-Rose : Je le reconnais parfaitement, mais je ne crois pas qu’il ait tiré. Je n’ai pas entendu d’autre détonation que celle de mon coup de pistolet. »

Un autre témoin à charge, le sieur Blondet, déclare à deux reprises qu’il est très-scrupuleux à l’endroit de ce trou de balle, qu’on ne s’en est aperçu qu’après que les gendarmes eurent tiré à droite et à gauche.

Quoi qu’il en soit, M. Martial fut arrêté, et, suivant le témoin Philibert Destin, attaché derrière la voiture de M. Bissette. Des pierres, lancées par les cultivateurs, blessèrent trois gendarmes dont deux grièvement ; la troupe tira, et quinze ou vingt malheureux qui l’entouraient furent atteints. Le lieutenant de gendarmerie Commin, qui dépose de ces faits, évalue à cent ou cent vingt le nombre des cartouches brûlées.

On n’a remarqué un trou de balle dans la capote de la voiture qu’après que les gendarmes eurent tiré à droite et à gauche ; l’instruction a duré un an, elle a été dirigée par un partisan du sauveur, rien n’a été négligé pour arriver à la découverte de la vérité. L’accusation d’assassinat, dont on a fait tant de bruit, se trouve donc ainsi complètement détruite et doit être rangée au nombre des mille mensonges des honnêtes gens. Après cela, si l’on pouvait douter, malgré les condamnations prononcées contre les six autres accusés de Sainte-Rose, que les désordres auxquels ils ont pris part ont été réellement provoqués, il suffirait de dire que les propriétaires de Sainte-Rose sont venus presque tous les réclamer, en quelque sorte, à l’audience. Quelle meilleure preuve de la bonté de leurs antécédents ? Chose remarquable, Sainte-Rose, où les troubles ont été les plus graves, est peut-être de l’île entière la commune la plus calme et la plus heureuse. Les anciens maîtres y ont montré autant de sagesse que les nouveaux citoyens, la fusion politique y est si bien faite, que le maire, du temps de l’esclavage, a été conservé jusqu’à ce jour, par le suffrage universel. Ah ! si tous les colons voulaient !


§ 3. — la gabarre.


Le résultat du procès de la Gabarre est encore plus significatif que les autres. Là, se trouvaient réunis les meneurs, les chefs de la grande conjuration, trois des hommes les plus considérables et les plus estimés de la classe de couleur, MM. Adrien Guercy, Jouannet et Penny avec M. Jean-Charles.

On remue ciel et terre pour obtenir une condamnation, les journaux de la coterie des incorrigibles lancent des articles d’une violence à exaspérer les plus pacifiques ; on dit que les amis des accusés veulent les délivrer par tous les moyens possibles ; on répète que les incendies de la Pointe-à-Pitre sont indirectement leur œuvre, et n’ont d’autre but que d’intimider les juges ; on arrête comme incendiaire le neveu de M. Adrien Guercy ; ou met l’arrondissement de la Pointe, foyer du complot d’intimidation, en état de siège ; on fait venir deux fois à la Guadeloupe le gouverneur général avec du monde et du canon pour effrayer la population sur le danger que courait le pays ; le procureur général, enfin porte lui-même la parole. Malgré son réquisitoire que le Courrier de la Martinique, et il s’y connaît, qualifie d’habile ; malgré tous ces moyens, les quatre grands meneurs sont honorablement acquittés, après des débats où l’on admire leur bonne tenue, leur dignité ; où l’on s’étonne de la futilité des motifs de l’accusation. On est heureux de trouver à y louer la déposition consciencieuse, courageuse, de M. Champy, l’ancien maire de la Pointe-à-Pitre, rendant hommage à la haute moralité des prévenus, déclarant, au risque de passer pour un colon renégat, pour un socialiste, qu’il les regarde comme des hommes sans reproche, et qu’il les avait toujours vus à ses côtés chaque fois que la ville avait eu besoin du concours de patriotes dévoués !

On leur avait donné pour juges des adversaires politiques en remaniant le collège des assesseurs. S’ils ont été absous, combien ne faut-il pas que leur innocence ait été démontrée, et comment n’a-t-elle pas éclaté tout d’abord aux yeux du juge instructeur !

Dans les pays civilisés, quand les charges ne paraissent pas suffisantes contre un accusé, une ordonnance de non-lieu le rend à la liberté. Aux colonies, c’est tout le contraire, dès qu’il s’agit de nègres ou de mulâtres influents ; moins on trouve de preuves, et plus on multiplie les enquêtes, les interrogatoires, les recherches. Un homme à peau noire ou jaune, accusé de menées politiques, peut-il ne pas être coupable, et faut-il moins d’un an de détention préventive pour le démontrer ? Du reste, c’est encore là un des moyens de punir quiconque fait ombrage à la faction dominante. La victime sort innocente, réhabilitée, mais ruinée ; cela sert d’exemple aux autres.

En résumé, dans les cinq procès faits aux élections de juin 1849, on a puni des crimes, des délits avérés aux yeux des juges, mais tout individuels ; on n’a pas trouvé la moindre trace, l’ombre d’un complot. De ce grand projet de destruction ou d’expulsion de la classe blanche tramé par les mulâtres prenant les nègres pour agents ; de cette triste fantasmagorie que la coterie des incorrigibles, avec ses journaux des Antilles et de Paris, a si cruellement exploitée depuis un an, il ne reste rien, rien.

Il demeure incontestable que le capitaine de vaisseau Favre, gouverneur provisoire de la Guadeloupe, et le directeur de l’intérieur Blanc, eux qui dénoncèrent honnêtement l’élection de deux abolitionnistes « comme souillée dans le sang, » ont trompé la métropole en affirmant l’existence d’une conjuration, avant même toute information, dans le rapport officiel qui a servi de base à l’action judiciaire.


§ 4. — haute moralité des accusés de la gabarre.


Maintenant, pour faire ressortir mieux encore aux yeux de tous la moralité de cet inqualifiable procès de la Gabarre, il faut dire quels sont ces hommes que le procureur général appelle des meneurs dangereux, des excitateurs coupables, quels sont ces hommes que l’on a chargés devant la France des crimes les plus odieux ; non pas même d’assassinat et d’incendie, mais, ce qui est plus lâche encore, d’excitation à l’assassinat et à l’incendie, en se tenant cachés derrière les instruments de leurs forfaits :

Jean Charles est un modeste et laborieux ouvrier sans aucun mauvais antécédent.

« M. Antoine Jouannet, a dit Me Pory-Papy dans sa défense tour à tour pleine d’éloquence et d’esprit, M. Antoine Jouannet, si peu fait pour s’asseoir sur les bancs du crime, serait-il aussi un perturbateur, lui qui, après avoir passé par tous les grades, fut nommé par M. Jubelin, d’après sa bonne conduite, ses mœurs et sa loyauté, capitaine des pompiers, et reçut, en 1843, de son colonel, la date est précise et digne de remarque, nous étions en pleins préjugés de caste, une lettre, témoignage non suspect de partialité, qui le reconnaît un des plus dignes enfants du pays.

« Ce n’est pas tout que d’avoir servi avec distinction dans la milice pendant vingt-sept ans, M. Jouannet a eu aussi l’honneur, pendant dix ans, de faire partie du collège des assesseurs où il siège depuis 1840. En 1848, il parvint au conseil municipal et fut nommé conseiller privé. Est-il possible qu’un pareil homme soit un meneur, un excitateur, presque un conspirateur ? La chose est au moins invraisemblable et pourrait paraître incroyable à toute autre époque.

« Faut-il vous parler de ce franc marin, du capitaine Penny que la Basse-Terre avait adopté ? Il n’avait pas attendu la République pour fraterniser : la barrière des préjugés de race n’existait pas pour lui et la préférence lui était acquise pour toutes les commissions maritimes, tous les transports, tous les passagers de la localité. C’est l’homme obligeant par excellence : c’était l’ami de tous, et il a fallu le vent destructeur de la politique pour tarir les sources de tant de bienveillance réciproque et de prospérités. »

Quels noms donner aux calomniateurs de tels hommes, et combien n’est pas regrettable l’erreur des magistrats qui ont fortifié la calomnie en les détenant pendant une année entière d’instruction !

Quant à M. Adrien Guercy, riche propriétaire et commerçant, père de deux filles élevées à grands frais en Europe, voici ses titres qui, produits à l’audience par son habile défenseur, Me Percin, n’ont pu être contestés.

Comme incendiaire :

En 1833, concours à l’extinction de l’incendie de la maison veuve Marquet.

En 1831, idem, de la boulangerie Grinchaud.

En 1835, idem, de la maison veuve Petit.

En 1840, idem, de la maison de mademoiselle Reinette.

En 1841, idem, de la pharmacie Napius.

En 1847, idem, de la maison Al. Ramsey.

En 1849, idem, de la maison Joseph Mathias.

En 1849, idem, de la maison Arribaud.

Comme ennemi des blancs :

En 1819, secours à l’incendie de la maison de M. Bardou, négociant-colon, chez qui il escalade une fenêtre pour arracher aux flammes madame Bardou et ses enfants.

Comme assassin :

En 1831, il sauve mademoiselle Adèle, aujourd’hui madame Castera, dans une partie de rivière.

En 1833, il sauve mademoiselle Joséphine, enfant de douze ans, qui se noyait.

En 1844, il sauve la fille de M. Grenadin, tombée dans un puits.

Comme anarchiste :

En 1843, concours prêté à l’administration de la mairie provisoire à l’époque du tremblement de terre.

En 1848, concours prêté à la police sur la prière des négociants de la ville, contre les provocations dont quelques familles blanches étaient l’objet.

En 1848, arrestation d’un homme qui venait de frapper M. Béraud d’un coup de couteau.

Comme ennemi de la famille :

En 1831, il adopte trois orphelins.

En 1847, il adopte les huit enfants de sa sœur, tous encore à sa charge.

Est-il un honnête homme en France qui, en lisant une vie aussi magnifiquement belle, ne soit indigné de voir ce héros d’humanité poursuivi criminellement par M. Rabou sur la dénonciation de l’agent électoral de certains colons, qui termine ainsi sa lettre d’accusation, écrite le 20 juin 1849, à M. le procureur de la République : « C’est comme simple citoyen que j’adresse cette plainte, persuadé que le parquet n’y restera pas indifférent et que je n’aurai pas, comme représentant, à l’adresser plus haut. »


§ 5. — conclusion.


En résumé, un pays parfaitement tranquille jusque-là, troublé jusque dans ses entrailles, cent nègres tués à Marie-Galante, un procès immense dont les frais ne s’élèveront pas à moins de 150, 000 francs, plus de deux cents prévenus détenus pendant neuf mois et un an, leurs familles désolées, ruinées, cinq d’entre eux morts en prison, soixante condamnés à la prison ou à des peines infamantes, l’état de siège avec ses violences légales, quatre condamnations à mort dont une exécutée, la misère générale, des émigrations nombreuses et multipliées de la classe de couleur, voilà ce que coutera à la France et à la Guadeloupe la mission de paix et d’amour donnée par M. Tracy à un homme dont l’influence acquise dans le passé a été exploitée par ses anciens ennemis, devenus ses patrons.

Le procès fait aux élections de 1849 à la Guadeloupe a compromis la classe des mulâtres aux yeux de l’Europe en servant de base et de prétexte aux calomnies les plus infâmes ; mais il faudra bien que tôt ou tard la vérité se fasse jour ; toutes les préventions de la majorité de l’Assemblée tomberont ; elle reconnaîtra qu’elle est abusée, trompée par ceux-là mêmes qui ont mission de l’éclairer.

En définitive, l’histoire que nous venons d’écrire la main sur la conscience, contient des enseignements qui ne peuvent être perdus. Bien des maux sont irréparables, sans doute, la mort ne rendra pas ceux qu’elle a frappés dans la prison, ni ceux qui ont péri dans la mêlée ; mais une réparation digne d’une grande assemblée restituera un jour à de braves, à d’honnêtes, à de bons citoyens leur véritable caractère si cruellement diffamé. La révolution de Février, en appelant les noirs à la liberté, en confondant toutes les couleurs et toutes les classes dans une même égalité, a rendu à ceux qu’elle a solennellement émancipés la dignité d’homme ; l’Assemblée nationale, en proclamant la sagesse et la modération de ces nouveaux citoyens de la France républicaine, les déclarera dignes de l’émancipation, les vengera des plus odieuses calomnies, les élèvera aux yeux du monde entier ; elle complétera le grand acte de l’abolition de l’esclavage et de la fraternité des races.