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Le secret de l’orpheline/7

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 20-23).

II


— Ouf ! s’écria Georgine, en se renversant sur son fauteuil.

Quelques minutes durant, elle s’immobilisa dans cette pose d’un repos bien mérité, puis, elle se dit qu’il ne fallait pas laisser attendre Mme Verdon indéfiniment. Tout à l’heure, en rentrant, elle avait averti qu’elle souperait, comme la veille, un peu tard, à cause d’une besogne à expédier. Or, il approchait sept heures et comme elle venait de cacheter sa dernière lettre, elle allait se rendre immédiatement à la salle à manger.

Depuis lundi, c’est-à-dire depuis sa visite à sa marraine, Georgine pouvait se flatter d’avoir fait diligence. Démarches, sollicitations et, surtout, correspondance avaient dévoré ses habituels loisirs ; mais, pour retrouver son père et ses frères, Georgine était prête à de plus grands sacrifices encore. Quand ses économies amassées avec une si constante régularité devraient y passer toutes, elle était résolue à ne plus s’accorder de repos qu’elle ne sût, au moins.

Au journal, chacun connaissait sa dernière aventure et les sympathies lui étaient acquises. Jacques Malliez travaillait pour elle, également. Enfin, Miss Munroe était partie pour la République voisine munies d’informations complètes et, bien que ce fût de Détroit qu’elle attendit le mot de la fin, un ferme espoir la rattachait aussi à l’intelligente Miss Munroe.

Dans la salle à manger, Georgine trouva Émile Verdon déjà attablé ; sa mère se préparait à prendre place à ses côtés. Elle offrit à sa pensionnaire de se retirer dans la cuisine, avec son fils, mais la jeune fille leur défendit d’en rien faire.

— Je souperai en votre compagnie, décida-t-elle. Ce me sera un avant-goût de la vie de famille.

— Je pensais que vous viendriez un peu plus tard, à peu près comme hier soir, fit Mme Verdon, en manière d’excuse.

Émile se taisait mais ses yeux roux, légèrement exorbités, s’exaltaient de plaisir.

— Ainsi donc, reprit sa mère, vos affaires avancent, Melle Favreau, puisque vous parlez déjà de vie de famille ?…

— Ma part est faite, désormais ; il ne me reste plus qu’à attendre les résultats.

— Il n’y a pas à dire : vous êtes d’affaires.

— Quant à cela, je m’en vante.

— Mais le revers de la médaille, c’est que si tout arrive suivant vos prévisions, nous allons vous perdre.

— Chère madame, fit Georgine de sa voix rieuse, a-t-on jamais rencontré des roses qui fussent sans épines ?

— Je vous regretterais. Une pensionnaire modèle comme vous et que je garde depuis trois ans…

Du coin de l’œil, Georgine observait Émile. Elle vit les muscles bouger, aux joues creuses du pauvre garçon.

— « Mais il m’aime sérieusement, se dit-elle. Quelle folie ! Un garçon, à l’ordinaire, si sensé. Il est vraiment temps que je quitte cette maison. »

Inconsciemment, croyant obéir à l’enthousiasme qui gonflait ses veines depuis ces sensationnelles révélations de sa marraine, Georgine déployait toutes ses grâces devant le jeune homme que le mutisme paraissait avoir frappé pour toujours.

En vérité, il avait peine à avaler ; mais on l’eut payé cher pour qu’il l’avoue. Au lieu de cela, il mastiquait en conscience et il eût voulu que ce repas se prolongeât indéfiniment… La minute présente le possédait si bien, en sa douceur presque irréelle, qu’il avait seulement tressailli à l’affligeante perspective qu’ouvraient tout à l’heure les paroles de sa mère. Melle Favreau s’en aller ?… Ces mots manquaient de poids, pour lui.

Cependant, il considérait avec ennui ses mains assez fines, mais déformées par le travail et qui s’obstinaient à conserver une teinte noirâtre quoiqu’il eût bien soin, chaque soir, de les enduire de savon mou et de jouer là-dedans avec l’énergie qu’on lui savait.

Celles de sa voisine, blanches, mignonnes à souhait, si douces à l’œil, planaient à tout moment au-dessus de son assiette, comme des ailes de colombe. Et puis, Melle Favreau n’avait pas, pour manier ses ustensiles, les mêmes gestes que lui ou sa mère.

Ces réflexions réunies faisaient à l’âme d’Émile comme un étau, une sorte de camisole de force qui le gênait mais sans posséder le pouvoir de faire taire la délirante chanson de joie qui, pour l’instant, affolait son cœur.

Gentiment, Georgine prit plaisir à prolonger ce repas qui resterait pour Émile une heure inoubliable de sa vie.

Devant eux, Mme Verdon laissait un sourire relever le coin de ses lèvres minces et, parfois, elle tournait vers son fils des yeux inquiets.

Ce même soir, comme Georgine se préparait à se mettre au lit, la tête toute pleine des événements de cette semaine féconde, soudain, une idée baroque la saisit.

Le choc fut si formidable qu’elle tomba, plutôt qu’elle ne s’assit, sur une chaise et, la main au cœur, la figure exsangue, elle parut se changer en une statue de marbre.

Cette inquiétante immobilité se prolongea longtemps, jusqu’à quinze minutes peut-être, puis, le souffle se fit plus régulier dans la poitrine de la jeune fille, ses yeux perdirent leur fixité et la sueur, à son front moite, s’évapora peu à peu.

— « Quelle secousse ! prononça-t-elle tout haut, comme si elle eût eu besoin du son de sa voix pour se rassurer pleinement. C’est la plus grosse émotion de ma vie. Heureusement que c’est fini ! »

À peine couchée, elle s’endormit, mais pour s’éveiller bientôt et ne plus pouvoir, cette fois, retrouver le sommeil que par pénibles intervalles ; alors, des rêves tumultueux la fatiguaient au point qu’elle se leva, le lendemain, absolument brisée et d’une humeur exécrable.

Elle se fût écoutée qu’elle eût grogné sans cesse et répliqué sur tout. C’eût été parfaitement déraisonnable. Aussi, n’en fit-elle rien. Ce qui n’empêcha pas Mme Verdon de remarquer les traits tirés de la jeune fille, son air chiffonné, regrettable état de choses qu’elle déplora tout haut sans que sa pensionnaire lui en témoignât de gratitude.

— Seriez-vous souffrante ? insista-t-elle.

— Je me porte bien, merci, mais c’est à peine si j’ai fermé l’œil, cette nuit.

— Comment ! vous l’intrépide dormeuse…

— Eh bien oui, moi l’intrépide dormeuse, j’ai fort mal reposé, voilà.

— C’est à mettre dans les annales de la maison, crut devoir renchérir la bonne dame, à son ordinaire plus adroite.

Georgine se mordit les lèvres pour ne pas répliquer par quelque verte impertinence qui, en l’occurrence, eût pu porter le nom de méchanceté.

Au bureau où elle se rendait pour la dernière fois de la semaine, puisqu’on était au samedi, son patron lui parut insipide comme jamais et elle eût éprouvé, à le gifler, un contentement rare. Sa voix, sons moëlleux d’Anglo-saxon, ses gestes brefs, toujours les mêmes, sa figure de bellâtre, jusqu’à sa façon d’écraser les talons, en marchant, tout l’exaspérait.

— « Voyons, se gourmandait-elle, voyons ! »

Enfin, cette exécrable matinée qu’elle commençait à croire interminable s’acheva et la jeune fille quitta le journal en se répétant sans plaisir que toute l’après-dîner et le lendemain par surcroît lui appartenaient sans partage.

Contre son attente, elle dormit cette nuit-là d’un sommeil de plomb et l’exquise sensation de repos qu’elle éprouva, au réveil, ramena à ses lèvres le sourire absent depuis vingt-quatre heures.

Lorsque Jacques vint la voir, à la fin de la journée, elle se moqua bien haut et en riant jusqu’à creuser à fond ses fossettes de ce qu’il ne lui trouvait pas son air habituel.

— Vous finiriez par me le faire croire, protestait-elle. Et, le mettant au défi de préciser :

— Mais enfin, insistait-elle, qu’ai-je de tellement différent ?

— Ce serait plutôt à vous de me renseigner, riposta-t-il. Vous intervertissez les rôles.

Le soupçon qu’elle pouvait lui cacher quelque chose l’indisposa soudain et quittant le ton de douce intimité dont il ne s’était jamais départi, avec elle, il adopta à sa place un mode d’ironie légère et de badinage qui fit froid au cœur de la jeune fille.

Comme elle lui posait une question, à un certain moment :

— Sans doute, marquise, répondit-il en accentuant d’une profonde inclinaison de la tête.

Cette piquante allusion au titre de marquis que Georgine avait attribué à son aïeul français — par ailleurs de bonne foi et d’après des témoignages qu’elle n’avait nullement sollicités — l’atteignit en plein cœur et elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Un effort désespéré aidé du levier de son orgueil les lui fit refouler mais, du coup, le charme se trouva rompu entre elle et Jacques.

À ce moment tragique, ce fut l’image d’Émile qui, doucement, se profila dans son esprit. Celui-là n’était ni français ni marquis, pas même journaliste, mais c’était un cœur d’une extrême délicatesse, un esprit sans marque, enfin un type de brave canadien façonné des multiples et inappréciables qualités de la race. Heureuse la femme à qui il offrirait pour la vie son bras vaillant.

Jacques perçut très vite qu’il venait de gaffer. Il s’affligea, certes, mais surtout, il se dit que si la légère chiquenaude pouvait profiter à sa chère Georgine, ils y gagneraient tous deux en félicité future. Il n’avait pas été sans discerner, dès le commencement, l’énorme dose d’amour-propre et même de prétention qui gâtait cette riche nature. Et, sérieusement inquiet parfois, alors qu’il rêvait d’elle en lançant au plafond la fumée de sa cigarette, il s’était demandé si cette déformation d’esprit ne leur réservait pas, pour plus tard, de graves mésententes. Aussi, était-il résolu à attendre que son caractère se fût amendé avant de prendre avec elle le moindre engagement.

Un jour, elle s’était montrée si bien elle-même, en ce qu’elle était de meilleure, si aimante et spontanée et simple comme une primitive, qu’un cri lui avait échappé : « Je vous aime ! »

Oh ! il ne l’avait pas oublié. Il ne désavouait pas, non plus, cet aveu seulement prématuré, mais plutôt que de s’exposer à détester un jour sa Georgine, il préférait temporiser aussi longtemps que ce serait nécessaire. Car il entendait être chez lui le maître, celui à qui sa femme ne se croirait pas trop supérieure.

Il se retira plus tôt que de coutume mais, en dépit de l’agacement qui faisait ses gestes nerveux, une grande satisfaction s’implantait en lui et jamais Georgine ne lui avait été aussi chère.

Deux jours, trois jours passèrent et Georgine commença de recevoir des réponses à ses lettres. Sa main tremblait en décachetant les enveloppes mais, comme elle s’y était attendue, ces premiers messages hâtifs restaient nuls, comme renseignements. Ceux qui suivraient ne manqueraient pas d’être plus conséquents et surtout, la jeune fille gardait la conviction que c’est de Miss Munroe qu’elle obtiendrait le vrai fil conducteur à l’aide duquel ses recherches deviendraient jeu d’enfant.

Maintenant que sa destinée était près de se prononcer, une angoisse affreuse la tenait. Par moments, elle craignait même de devenir folle et, de toute son énergie tendue, elle appelait le moment de la délivrance, quel que fût le visage qu’il dût lui montrer.

Il arriva enfin comme tout arrive. Ce fut d’une lettre que jaillit l’étincelle révélatrice. Elle était partie de Détroit et la suscription en avait été tracée par une main masculine, ferme et décidée. Georgine la lut lentement, jusqu’au bout, jusqu’à la signature qu’elle n’avait pas cherché à déchiffrer avant le reste.

Tout devenait si clair qu’elle demeura un moment, comme hébétée, puis, une rage de désespoir la saisit et courant à son lit, elle se jeta dessus et enfouit sa tête dans les oreillers. Longtemps, elle pleura, sanglota, se mordant les poings et articulant des phrases entrecoupées.

La nuit aurait pu la surprendre dans cette posture si le timbre, tout-à-coup, n’avait retenti par trois fois.

Georgine reconnut l’appel. Ramenée au sentiment de sa responsabilité, elle se leva et vint se pencher sur la balustrade de l’escalier en s’informant de ce qu’on lui voulait.

Avec ses menues nuances, la voix d’Émile Verdon parvint jusqu’à elle.

— C’est ma mère qui s’informait de vous, mademoiselle. Le souper achève et elle s’imaginait que vous pouviez être malade.

— En effet, je suis malade, reprend Georgine qui sait à peine ce qu’elle dit. Mais qu’on ne s’inquiète pas de moi : je n’ai besoin que d’une absolue tranquillité.

Et elle retourne à sa chambre y dévorer en paix son épouvantable chagrin.