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Le spectre menaçant/03/03

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 154-162).

III

Pendant que Hugh Drassel était encore à New-York, attendant pour s’embarquer, les journaux lui apprirent l’accident arrivé à sa fille. Des histoires fantaisistes étaient ajoutées aux manchettes sensationnelles qui couvraient la première page des journaux.

À la lecture de ces nouvelles, l’industriel cancella ses réserves sur le Transatlantique anglais, qui devait le conduire à Edimburg, et reprit le chemin de Chicoutimi. Il fallait éclaircir au plus tôt ce mystère, par une enquête serrée qu’il conduirait en personne.

Les nouvelles de l’inondation étaient aussi parvenues jusqu’à lui. Il ne put s’empêcher de s’apitoyer sur le sort de ces pauvres malheureux, s’attribuant une part des responsabilités, par sa mise de fonds dans la Compagnie du Barrage. On l’avait trompé, car les ingénieurs lui avaient assuré que l’inondation ne serait pas sérieuse. La fin par tous les moyens n’exige-t-elle pas de telles catastrophes ? Lawrence ne croyait-il pas nécessaire au bonheur de son roi, la dispersion des Acadiens, le vol de leurs terres et l’incendie de leurs bâtisses ?

Monsieur Drassel avait toujours soutenu auprès des directeurs qu’il valait mieux faire les expropriations au préalable ; mais il avait cédé quand les ingénieurs lui avaient assuré que le point 17, fixé comme maximum de l’exhaussement des eaux du lac, protégeait les fermes de la région. Homme droit, Hugh Drassel éprouvait les sentiments que tout homme honnête éprouve en face de l’injustice.

Parti de New-York le soir, il s’arrêta à Montréal une journée pour y régler une affaire pressante et prit le train le même soir pour Chicoutimi. En vain le wagon-lit roula-t-il pesamment sur les rails d’acier, berçant doucement le grand industriel ; le sommeil ne venait pas. Il s’assoupissait un instant, pour s’éveiller dans un cauchemar. Plus il approchait de Chicoutimi, plus il se sentait impressionné par l’aventure d’Agathe.

— Qui sait si on ne m’apprendra pas sa mort à mon arrivée ? se disait-il.

Il était tellement hanté par cette idée noire, qu’il craignait même d’arriver à destination.

— Filez à toute vitesse, commanda-t-il au chauffeur, en sautant dans sa limousine.

Le chauffeur mit le commandement sévère de son maître au compte de l’énervement et le conduisit prudemment à sa résidence. C’est d’une main fébrile qu’il toucha le bouton de la sonnette, craignant qu’on lui cache un plus grand malheur.

Le portier, encore à moitié endormi, vint ouvrir et Monsieur Drassel franchit précipitamment le seuil de la porte.

— On n’est pas pressé ici, dit-il nerveusement. Il fila droit au grand escalier sans enlever ses habits et alla frapper à la porte de la chambre d’Agathe. L’infirmière vint lui ouvrir, mais il oublia de la saluer pour courir vers sa fille qui reposait encore. Il se pencha sur son lit et baisa tendrement ce front qu’il aurait bien pu ne plus revoir. Pour ne pas la déranger dans son sommeil, il retourna à reculons, sur la pointe des pieds, tout en s’informant de son état auprès de la garde-malade.

Madame Drassel, qui était matinale, avait eu connaissance de l’arrivée de son mari. Elle l’avait suivi à la chambre d’Agathe, restant à la porte, épiant ses mouvements.

— Tu as été d’une belle imprudence ! dit-il, en rencontrant son épouse.

— Tu es fatigué, Hugh, répondit Madame Drassel d’une voix douce. Nous reprendrons le sujet plus tard. Il y a toute une trame autour de cette affaire, que je t’expliquerai quand tu seras reposé. J’ai fait préparer ton déjeuner ; prends-tu ton café au lait ?

— Peu importe, pourvu qu’il soit chaud, et fort surtout !

— Mais tu n’es pas toi-même. Tu n’as rien à craindre, tout danger est passé !

— Heureusement que Selcault était là ! Mais comment se fait-il ?

— Je t’ai dit que je t’expliquerais tout plus tard et tu brûles les étapes !

— Quand on voit son nom, dans les journaux, accolé à des histoires à dormir debout, on a raison de vouloir savoir ! Il y a aussi l’inondation de la région de la Tikuapé qui me tracasse ! Ce n’est pas ce que les ingénieurs m’avaient assuré ! Je pense à ces autres pères de famille qui ont perdu de leurs enfants, dont la noyade d’Agathe aurait bien pu être la rançon. Ah ! s’ils ont éprouvé les mêmes sentiments d’horreur que moi-même à la lecture de l’accident, comme ils doivent maudire ceux qui en sont la cause !

— Calme-toi, peut-être l’inondation n’est-elle pas aussi sérieuse que les journaux l’ont rapportée ! Il vaut toujours mieux aller aux renseignements.

— Tu as peut-être raison. Pendant que je prendrai mon déjeuner, veuille donc faire avertir le chauffeur d’aller chercher Selcault. Je veux le remercier, d’abord, et, ensuite, m’enquérir de ce qui se passe aux usines, avant de prendre mon bain.

— Comme tu voudras, mais je t’assure que je ne tiens pas à ce que cet aventurier devienne trop familier à la maison.

— Aventurier, as-tu dit ? Mais quelle mouche te pique !

— Aventurier ! je le répète ! Ne vois-tu pas dans tout ceci une affaire montée ?

— Je n’y vois rien de tel.

— Ah ! tu es bien naïf, pour un homme de ton âge ! Tu ne vois pas ? Agathe sort inopportunément pour une promenade matinale. À cinq heures, tu admettras que c’est matin ! Elle tombe à l’eau ; comment ? Dieu le sait ! Chose encore plus mystérieuse, le héros est là, tout près, pour la repêcher. Il nous la rapporte triomphant sur ses épaules, avec un air de modestie de commande. Deux jours plus tard, il se faufile près d’Agathe et lui demande presque sa main en ma présence.

— Tu divagues, ma femme ! répondit Monsieur Drassel, en sucrant son café. Sur quoi bases-tu cette histoire, qui ne tient pas debout ?

— Tu sais que Madame Wolfe voit clair ! C’est elle qui m’a mise sur mes gardes ! Je lui dois une fière chandelle, car sans elle je faisais comme tu aurais fait sans moi, et nous tombions tous deux dans le piège !

— Et les divagations de Madame Wolfe te suffisent pour croire à une affaire montée ? Elle a dû aussi te parler de son fils : fameux joueur de golf ! Et Agathe, que dit-elle de tout cela ?

— Tu comprends que je n’ai pas osé la questionner dans l’état d’énervement où elle est ; le médecin lui a interdit toute émotion. Elle a demandé à voir Selcault, sous prétexte de le remercier ; l’entretien n’a duré que quelques minutes ; mais j’ai tout compris : ils sont amoureux l’un de l’autre. Si tu avais vu avec quelle ardeur il a baisé sa main quand elle la lui tendit, tu n’aurais pas besoin d’autre témoignage.

— Et quand cela serait comme tu le dis, où est le mal ? Ils sont jeunes tous les deux, libres tous les deux ! D’ailleurs, quand Agathe sera rétablie, je ferai une petite enquête, et s’il y a quelque chose de louche je le découvrirai bien.

— Monsieur Selcault ne te dira toujours pas son passé, et si tu savais ce que Madame Wolfe m’a appris ?

— Alors, tu me fais des cachettes, au sujet d’André ?

— André ! De là à dire mon gendre, il n’y a qu’un pas.

— Selcault, si tu préfères.

— C’est mieux !

— Eh bien ! Permets que je te dise en toute franchise, que le passé de Selcault m’est mieux connu qu’à toi.

— Et tu le laisserais fréquenter ta fille !

— Je n’ai pas l’habitude de m’emballer, comme tu sais. Tu me prêtes peut-être des idées que je n’ai pas ; mais je ne suis pas encore prêt à me donner tort. Quant au passé d’André, pardon, de Selcault, il ne nous appartient pas.

— Madame Wolfe en aura long à te dire à ton enquête.

— Madame Wolfe a un fils, n’est-ce pas ?

— Oui, et un charmant garçon !

— Comme tous les fils à maman. Et comme je te disais tout à l’heure, joueur de golf émérite ! Quel titre !

— Tu deviens ironique !

— Peut-être malgré moi ; mais tu m’y invites. Entre nous, je ne suis pas un admirateur des fils à papa… et encore moins… des fils à maman. Si Dieu m’avait donné un fils, j’aurais essayé d’en faire un homme d’affaires et non un joueur de golf, fût-il é-m-é-r-i-t-e ! D’ailleurs, sois sûre que je n’interrogerai pas Madame Wolfe.

— Je te croyais plus large ! N’encourages-tu pas le sport ? N’es-tu pas toi-même un golfman de premier plan ?

— T’ai-je dit le contraire ? Mais je vois d’autres titres pour un jeune homme que celui de joueur de golf é-m-é-r-i-t-e ! Ne prolongeons pas, cependant, cette discussion inutile, la première que nous ayons au sujet d’Agathe. Ce qui compte, pour le moment, c’est qu’elle soit vivante. D’ailleurs, elle aura son mot à dire quand il s’agira de son mariage.

— À son âge, on a quelquefois besoin de conseils !

— Une jeune fille qui se marie de nos jours, prend rarement conseil de ses parents. Elle fait son choix et… ensuite… nous n’avons qu’à le ratifier. Quel âge avais-tu quand je t’ai demandée en mariage ? dit Monsieur Drassel, en souriant.

— J’étais encore « sweet sixteen », répondit-elle en riant à son tour ; mais, dans notre temps, les jeunes filles étaient plus…

— Prêtes !

— Oui, plus préparées au mariage.

— C’est bien l’éternel refrain de toutes les générations : « Dans notre temps, ce n’était pas comme ça ! »

Le roulement du moteur que l’on entendit à la porte, leur rappela que Monsieur Drassel avait fait mander André.

— Je me sens déjà mieux, dit-il à sa femme, en prenant congé d’elle. Ah ! la bonne cuisine de chez nous ! continua-t-il ; tiens, si tu cessais de mettre la main à la pâte, je regretterais presque d’être riche.

Comme toutes les femmes, Madame Drassel ne refusait jamais un compliment, encore moins quand il s’agissait de l’art culinaire. Dans son enthousiasme, elle commença à desservir la table et ne s’aperçut de sa distraction qu’à l’arrivée de la servante.

— Je raconterai ça à Hugh, dit-elle en elle-même.