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Les Étranges Noces de Rouletabille (1918)/12

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XII

OÙ ROULETABILLE S’APERÇOIT QU’IL N’EN A PAS ENCORE FINI AVEC LE COFFRET BYZANTIN



De temps en temps, La Candeur allait voir si le général Stanislawoff et Ivana n’étaient point de retour. Mais ils ne rentrèrent ni cette journée-là, ni la nuit suivante, qui se passa pour Rouletabille dans le travail et dans l’inquiétude. Dans la matinée du lendemain, personne encore !… Rouletabille avait beau se dire : « Elle est avec le général-major, aucun danger ne la menace ! », il n’en était pas moins désemparé.

Pour ne plus penser à cette absence qui se prolongeait d’une façon inexplicable, il se rejetait sur son travail avec acharnement.

Il était midi le lendemain, et les confrères s’asseyaient à la table d’hôte du Lion d’Or, quand des clameurs, des cris d’exaspération, tout un gros tumulte monta soudain de la salle à manger. Et La Candeur parut, la figure écarlate comme il lui arrivait dans les moments d’émotion intense.

— Rouletabille ! Rouletabille !…

— Qu’est-ce qu’il y a encore… Est-ce Stanislawoff, ce coup-ci ?

— Non, c’est Marko le Valaque !…

— Eh bien, qu’est-ce qu’il lui arrive ?…

— Il lui arrive un télégramme de félicitations et on double ses appointements et ses frais à la suite de son récit de la prise de Kirk-Kilissé !

— Non !…

— C’est comme je te le dis !… Et ce qu’il rigole, mon vieux !… ce qu’il se fiche de nous tous !… Ce qu’il fait l’important !

— Malheur de malheur ! gémit Vladimir. Il y a de quoi en crever !…

— Il montre la dépêche à tout le monde !… mais ce n’est pas le plus beau !

— Quoi encore ?

— Ce sont les autres qui sont furieux !… furieux après toi !.. Ils ont tous reçu des dépêches qui les eng… !… Il y en a qui sont menacés d’être fichus à la porte parce qu’ils ont télégraphié que Kirk-Kilissé a été prise sans coup férir, tandis que la Nouvelle Presse donne tous les détails d’une épouvantable tuerie !

— Une dépêche pour M. Rouletabille ! annonça un domestique.

Rouletabille ouvrit le télégramme.

Il lut tout haut :

« Si vous êtes malade, faites-vous remplacer par Marko le Valaque ! Son récit de la prise de Kirk-Kilissé est admirable ! »

Signé : Le Rédacteur en chef.


Rouletabille était accablé quand la porte de la chambre s’ouvrit à nouveau devant tous les correspondants qui maudissaient à la fois Marko le Valaque, qui avait envoyé une si belle dépêche, et Rouletabille, qui les avait empêchés d’en faire autant.

— Mais quand je vous dis que c’est faux ! hurla Rouletabille,

— Qu’est-ce que tu veux que ça nous fasse que ce soit faux ! Tiens ! lis ! Et on lui fit lire une dépêche du Journal de onze heures à son envoyé spécial : « On ne vous a pas envoyé à Kirk-Kilissé pour nous télégraphier qu’il ne s’y passe rien !… »

Là-dessus, ils descendirent en brandissant des stylographes et en déclarant que désormais ils ne seraient pas si bêtes et qu’il se passerait toujours quelque chose :

Un correspondant prit La Candeur à part et lui souffla à l’oreille en lui montrant Rouletabille :

— Dis donc, La Candeur ! Qu’est-ce qu’il a ? Ça n’a pas l’air de lui réussir la guerre balkanique, à Rouletabille !

— Il a, répondit lâchement La Candeur, il a qu’il est amoureux !… Alors, tu comprends !…

— Oui, tu m’en diras tant ! Il n’en faut pas davantage pour abrutir un pauvre jeune homme !…

À ce moment, un officier entra et demanda Rouletabille.

— Le général-major est arrivé, lui dit-il, et désirerait vous voir.

— J’y vais, fit Rouletabille, immédiatement sur ses pattes ; il est revenu avec Mlle Vilitchkov ?

— Non, je ne pense pas ! Je l’ai vu revenir seulement avec ses officiers d’ordonnance.

— Chouette ! éclata La Candeur.

Rouletabille tourna de son côté un visage décomposé :

— Allez vous-en, monsieur !… dit-il à La Candeur. Que je ne vous retrouve lus jamais sur mon chemin !… Venez, Vladimir ! |

Et il suivit l’officier, pâle comme un spectre.

En passant, Vladimir dit à La Candeur, qui était tombé sur une chaise :

— Te désole pas mon garçon ! Tu peux toujours offrir tes services à Marko le Valaque !…

Dix minutes plus tard, Rouletabille était devant le général-major, qui ne lui ménagea point ses plus chaudes félicitations pour sa campagne de l’Istrandja-Dagh. Le reporter s’inclina :

— Excusez-moi, général !… mais je suis inquiet au sujet de Mlle Vilitchkov…

— Pourquoi donc ? interrogea Stanislawoff, avec un aimable sourire, car il n’ignorait pas les sentiments de Rouletabille pour Ivana.

— Je dois vous dire, général, que depuis quelques jours Mlle Vilitchkov, fatiguée par de terribles aventures qu’elle vous a peut-être rapportées.

— Oui, je sais, dit Stanislawoff.

— …Est dans un état moral assez faible…

— Vraiment, il ne m’a pas paru…

— Elle est abattue…

— Abattue ! allons donc !… je l’ai au contraire trouvée pleine d’énergie…

— Et moi, je l’ai laissée tout à fait accablée… aussi ai-je été assez étonné d’apprendre qu’elle vous avait accompagné aux avant-postes et ai-je été plus inquiet encore quand j’ai su que vous reveniez sans elle…

Mlle Vilitchkov s’est, en effet, absentée pour plusieurs jours, dit le général en faisant asseoir Rouletabille ; mais il n’y a point là de quoi vous inquiéter. Elle m’a annoncé elle-même qu’elle serait de retour à l’endroit même où je me trouverai dans une semaine au plus tard !

— Merci de ces bonnes paroles, général ! quoique cette absence me paraisse tout à fait inexplicable…

— Aussi, je vais vous l’expliquer, dit Stanislawoff, puisque aussi bien il est entendu, ajouta-t-il avec un sourire, que je n’ai point de secret pour vous…

— Oh ! général !…

— J’avais hâte de vous voir, d’abord pour vous féliciter. Le service que vous nous avez rendu, je ne l’oublierai jamais !

Rouletabille était sur des charbons ardents. [1 n’était point venu pour qu’on lui parlât de lui, mais d’Ivana.

— C’est grâce à Vous, monsieur, continua Stanislawoff, que nous avons pu agir en toute sécurité, certains que nos plans secrets de mobilisation et de campagne étaient restés ignorés de l’adversaire.

— Nous les avons retrouvés intacts, dans le tiroir secret du coffret byzantin, dit Rouletabille qui souffrait le martyre et envoyait mentalement le coffret byzantin à tous les diables.

— C’est ce que m’a dit Mlle Vilitchkov que j’ai trouvée ici à mon retour et qui m’a rapporté dans quelles dramatiques conditions vous aviez découvert les plis scellés de l’état-major !

Mlle Vilitchkov, général, a dû vous dire que nous n’avons pas eu le temps de nous en emparer et que nous avons dû refermer en hâte le tiroir où ils étaient cachés et où nul ne soupçonnait leur présence…

Mlle Vilitchkov, reprit le général d’une voix grave, m’a dit aussi que vous aviez revu hier le coffret byzantin, que vous en aviez ouvert le tiroir et que vous aviez constaté, cette fois, que les plis avaient bien disparu.

— C’est exact ! Mais nous ne nous en sommes point tourmentés, car il nous est apparu que le secret de ce tiroir avait été découvert trop tard par vos adversaires, attendu que les plans de mobilisation qu’il contenait étaient maintenant connus de tous par la victoire de vos armées !

— Le malheur, Monsieur, exprima le général sur un ton de plus en plus grave, est que ces plis ne contenaient point seulement nos plans de mobilisation et d’attaque…

— Quoi donc encore, général ? demanda Rouletabille, de plus en plus agité et effrayé du tour que prenait la conversation.

— Certains de ces plis, reprit Stanislawoff, renferment les indications les plus précises sur notre système d’espionnage militaire tant en Thrace et en Macédoine qu’à Constantinople même. Le pis est que le nom et l’adresse de nos espions à Constantinople s’y trouvent en toutes lettres avec le chiffre de la correspondance qui nous permet de communiquer avec eux !

Rouletabille s’était levé.

— Oh ! fit-il, nous ne savions point cela !…

— Si ces plis ont été ouverts par nos ennemis, c’est non seulement, pour nous, la nécessité de reconstituer sur de nouvelles bases un nouveau système d’espionnage, ce qui nous occasionnerait bien de l’embarras en ce moment, mais encore c’est la mort, c’est l’exécution certaine pour une vingtaine de serviteurs dévoués que nous entretenons à Constantinople !

Cette perspective n’avait pas l’ait de jeter Rouletabille dans un désespoir sans bornes. Il ne pensait toujours, dans ce nouvel imbroglio, qu’à Ivana…

— Général ! interrompit-il, que vous a dit Mlle Vilitchkov quand vous lui avez appris cela ?

— Elle s’en est montrée d’abord aussi effrayée que moi, et puis elle a paru reprendre ses esprits et m’a dit qu’il ne dépendait que d’elle que ces documents rentrassent en notre possession d’ici à quelques jours sans que l’ennemi en ait eu connaissance. Elle savait où se trouvaient les plis et ne doutait point qu’on ne les lui remit si elle allait les chercher elle-même !

— Ah ! mon Dieu, s’écria Rouletabille… c’est bien cela ! c’est bien cela !… Oh ! c’est affreux, général !… et alors ?…

— Alors Mlle Vilitchkov est allée les chercher !

— Et elle vous a dit qu’elle vous les rapporterait avant huit jours ?…

— oui, avant huit jours !.. ;

— Elle ne vous les rapportera pas, général !

— Elle m’a donc menti ?

— Non ! car vous aurez les plis, et vos espions seront sauvés… Mais elle, général, elle ! elle ne reviendra pas !…

— Comment cela ?… Que voulez-vous dire ?…

— Elle est partie pour Dédéagatch, n’est-ce pas ?…

— Oui, pour Dédéagatchr… Elle m’a demandé une auto. Je lui ai fait donner ma plus forte voiture et j’ai fait monter avec elle trois prisonniers turcs, des notables de l’Istrandja qui connaissaient Kara-Selim, le mari, paraît-il, d’Ivana Vilitchkov, car Ivana Vilitchkov est maintenant Ivana Hanoum ! à ce qu’elle m’a dit ?…

— C’est exact ! général !…

— Et son mari est mort !…

— Oui, général !…

— Ces notables turcs, pour prix de leur liberté, m’ont promis de protéger et de conduire à Dédéagatch leur nouvelle coreligionnaire !

— Général, je vous le dis, je vous le dis, vous reverrez les plis, mais vous ne reverrez, jamais Mlle Vilitchkov !…

Cette nouvelle n’était point faite pour bouleverser un esprit aussi méthodique… et patriotique que celui du général Stanislawoff. Il préférait de beaucoup rentrer en possession des plis secrets que de revoir Ivana Vilitchkov, si charmante fût-elle. Cependant le désespoir évident du jeune reporter finit par le toucher, et il lui demanda avec les marques du plus profond intérêt les raisons pour lesquelles il pensait qu’il ne reverrait plus sa pupille.

— Parce que, général, on lui a offert d’échanger ces plis contre sa liberté à elle, contre son honneur ! contre sa vie !…

Et il raconta l’histoire de la veille, il répéta les termes de [a lettre introduite dans le coffret par M. Priski, messager de Kasbeck le Circassien !…

— Oh ! fit le général, la noble fille !…

— Général, c’est un acte de désespoir épouvantable !…

— C’est un sacrifice magnifique !…

— Il aurait été inutile, général, si je l’avais connu plus tôt !… Mais, maintenant, maintenant !… Quand donc pensez-vous que Mlle Vilitchkov arrivera à Dédéagatch ?…

— Elle y est peut-être déjà ! du moins je l’espère !…

— Oui ! tout est fini ! gémit le malheureux Rouletabille. Il n’y a plus rien à faire !…

Et il s’écroula sur un siège en sanglotant !

Le général vint lui prendre la main et tenta de le consoler, mais, dans ses larmes, Rouletabille ne voulait rien entendre… Il demanda pardon de sa faiblesse et la permission de se retirer.

Le général le reconduisit jusqu’au seuil de son appartement et là, lui dit :

— Vous affirmiez tout à l’heure que si vous aviez su ces choses plus tôt, vous auriez rendu ce sacrifice inutile… comment cela ? Pouvez-vous me l’expliquer ?

— Oh ! général, je n’aurais eu qu’à vous dire : Votre système d’espionnage devra être reconstitué, c’est vrai ; mais Mlle Vilitchkov, votre pupille, sera sauvée !… Vos hommes, à Constantinople, seront avertis, avertis par moi qui arriverai encore à temps pour les faire fuir avant la divulgation de leurs noms !… Dans ces conditions, est-ce que vous n’auriez pas été le premier à empêcher Mlle Vilitchkov de se sacrifier ainsi ?…

— Certes ! fit le général, et je regrette bien de vous avoir vu si tard !…

Sur quoi, après avoir adressé quelques bonnes paroles à ce pauvre garçon, il le mit poliment à la porte.

Dehors, Rouletabille marchait comme un homme ivre, soutenu par Vladimir. Un officier d’état-major le rejoignit :

— Monsieur Rouletabille, lui dit cet officier, je vous cherche partout ! j’ai une lettre à vous remettre de la part de Mlle Vilitchkov.

— Quand et où vous l’a-t-elle donnée ? s’écria le reporter qui tremblait sur ses jambes.

— Mais, hier matin, ici, avant son départ !

— Et c’est maintenant que vous me la remettez !

— C’était le désir et même l’ordre de Mlle Vilitchkov que cette lettre ne vous fût remise, monsieur, qu’à cette heure-ci !

Rouletabille arracha l’enveloppe et lut :

« Adieu pour toujours ! petit Zo ! je t’aimais pour tant et tu en as douté ! »