Aller au contenu

Les Évangiles (Renan)/XXIV. Séparation définitive de l’Église et de la synagogue

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XXIV.


SÉPARATION DÉFINITIVE DE L’ÉGLISE ET DE LA SYNAGOGUE.


Le fanatisme ne connaît pas le repentir. Le monstrueux égarement de l’an 117 n’a guère laissé dans la tradition des juifs qu’un souvenir de fête. Au nombre des jours où il est défendu de jeûner et où le deuil doit être suspendu[1], figure, à la date du 12 décembre, le iom Traïanos, ou « jour de Trajan », non pas que la guerre de 116-117 ait pu donner lieu à aucun anniversaire de victoire, mais à cause de la fin tragique que l’agada voulut prêter à l’ennemi d’Israël[2]. Les massacres de Quietus restèrent, d’un autre côté, dans la tradition sous le nom de polémos schel Quitos[3]. On y rattacha un progrès d’Israël dans sa voie de deuil[4].


Après le polémos schel Aspasinos[5], on interdit les couronnes pour les mariés et l’usage des tambourins.

Après le polémos schel Quitos, on interdit les couronnes pour les mariées, et il fut défendu d’apprendre à son fils la langue grecque.

Après le dernier polémos[6], on interdit à la mariée de sortir dans la ville en litière.


Ainsi chaque folie amenait une séquestration nouvelle, un renoncement nouveau à quelque partie de la vie. Pendant que le christianisme devient de plus en plus grec et latin, et que ses écrivains se conforment au bon style hellénique, le Juif s’interdit l’étude du grec et se renferme obstinément dans son inintelligible patois syro-hébraïque. La racine de toute bonne culture intellectuelle est coupée chez lui pour mille ans. C’est surtout à cette époque que se rapportent les décisions qui présentent l’éducation grecque comme une impureté ou du moins comme une frivolité[7].

L’homme qui s’annonçait à Iabné et grandissait de jour en jour comme le chef futur d’Israël était un certain Aquiba, élève de Rabbi Tarphon, d’origine obscure, sans lien avec les grandes familles qui tenaient les chaires et les fonctions officielles de la nation. Il descendait de prosélytes et avait eu une jeunesse pauvre. Ce fut, à ce qu’il paraît, une sorte de démocrate, plein d’abord d’une haine farouche contre les docteurs au milieu desquels il devait siéger un jour[8]. Son exégèse et sa casuistique étaient le comble de la subtilité. Chaque lettre, chaque syllabe des textes canoniques devenait significative, et on cherchait à en tirer des conséquences[9]. Aquiba fut l’auteur de la méthode qui, selon l’expression talmudique, « de chaque trait d’une lettre tirait des boisseaux entiers de décisions »[10]. On ne pouvait admettre que, dans le code révélé, il y eût le moindre arbitraire, la moindre liberté de style ou d’orthographe. Ainsi la particule את, simple marque de régime, qu’il est permis de mettre ou d’omettre en hébreu, fournissait des inductions puériles[11].

Cela touchait à la folie ; on était à deux pas de la cabbale et du notarikon, niaises combinaisons où le texte ne représente plus une langue humaine, mais est pris pour un grimoire divin. Dans le détail, les consultations d’Aquiba se recommandaient par la modération ; les sentences qu’on lui attribue sont même empreintes d’un certain esprit libéral[12]. Mais un fanatisme violent gâtait toutes ses qualités. Les plus grandes contradictions se produisaient dans ces natures à la fois subtiles et incultes, d’où l’étude superstitieuse d’un texte unique avait banni le droit sens du langage et de la raison. Sans cesse voyageant de synagogue en synagogue, dans tous les pays de la Méditerranée et même peut-être chez les Parthes[13], Aquiba entretenait chez ses coreligionnaires le feu étrange dont lui-même était rempli et qui bientôt devait être si funeste à son pays.

Un monument des mornes tristesses de ce temps paraît être l’Apocalypse de Baruch[14]. L’ouvrage est une imitation de l’Apocalypse d’Esdras[15], et se divise comme cette dernière en sept visions. Baruch, secrétaire de Jérémie, reçoit de Dieu l’ordre de rester à Jérusalem pour assister au châtiment de la ville coupable. Il maudit le sort qui l’a fait naître pour être témoin des outrages infligés à sa mère. Il supplie Dieu d’épargner Israël. Sans cela, qui le louera, qui expliquera sa loi ? Le monde est-il donc destiné à revenir à son silence primitif ? Et quelle joie pour les païens qui s’en iront dans les pays de leurs idoles se glorifier devant eux des défaites qu’ils ont infligées au vrai Dieu[16] !

L’interlocuteur divin répond que la Jérusalem qui va être détruite n’est pas la Jérusalem éternelle, préparée dès les temps paradisiaques, qui fut montrée à Adam avant son péché, et qui fut entrevue par Abraham et Moïse. Ce ne sont pas les païens qui détruisent la ville ; c’est la colère de Dieu qui va l’anéantir. Un ange descend du ciel, enlève du temple tous les objets sacrés et les confie à la terre. Les anges alors démolissent la ville[17]. Sur les ruines, Baruch entonne un chant de deuil. Il s’indigne que la nature continue son cours, que la terre sourie et ne soit pas brûlée par un éternel soleil de midi.


Laboureurs, cessez de semer, et toi, terre, cesse de porter des moissons ; vigne, que sert désormais de prodiguer ton vin, puisque Sion n’est plus ? Fiancés, renoncez à vos droits ; vierges, ne vous parez plus de couronnes[18] ; femmes, cessez de prier pour devenir mères. C’est désormais aux stériles à se réjouir et aux mères à pleurer[19] ; car pourquoi enfanter dans la douleur ce qu’il faudra ensevelir avec larmes ? Désormais ne parlez plus de charme, ne discourez plus sur la beauté. Prêtres, prenez les clefs du sanctuaire, jetez-les vers le ciel, rendez-les au Seigneur, et dites-lui : « Garde maintenant ta maison. » Et vous, vierges, qui filez le lin et la soie avec l’or d’Ophir, hâtez-vous, prenez tout cela et jetez-le au feu, pour que la flamme rapporte ces choses à celui qui les a faites et que nos ennemis n’en jouissent pas. Terre, aie des oreilles ; poussière, prends un cœur pour annoncer dans le scheol, et dire aux morts : « Que vous êtes heureux en comparaison de nous autres[20] ! »


Pseudo-Baruch, pas mieux que pseudo-Esdras, ne peut se rendre compte de la conduite de Dieu envers son peuple. Certes, le tour des gentils viendra. Si Dieu a donné à son peuple des leçons si sévères, que sera-ce de ceux qui ont tourné tous ses bienfaits contre lui ? Mais comment expliquer le sort de tant de justes qui ont scrupuleusement observé la Loi et ont été exterminés ? Comment à cause d’eux l’Éternel n’a-t-il pas eu pitié de Sion ? Pourquoi n’a-t-il tenu compte que des méchants ? « Qu’as-tu fait de tes serviteurs ? s’écrie le pieux écrivain. Nous ne pouvons plus comprendre comment tu es notre créateur. Quand le monde n’avait pas d’habitants, tu as créé l’homme comme administrateur de tes œuvres, afin de montrer que le monde existe pour l’homme, et non l’homme pour le monde. Et voilà que maintenant le monde, qui a été fait pour nous, dure, et nous, pour qui il a été fait, nous disparaissons. »

Dieu répond que l’homme a été créé libre et intelligent. S’il est puni, c’est qu’il l’a voulu. Ce monde est pour le juste une épreuve ; le monde à venir sera la couronne. La longueur du temps est chose toute relative. Mieux vaut avoir commencé par l’ignominie et finir par le bonheur que d’avoir eu des commencements heureux et de finir par la honte. Les temps, d’ailleurs, vont se presser et marcher désormais bien plus vite que par le passé[21].


Si l’homme n’avait que cette vie, reprend le mélancolique rêveur, rien ne serait plus amer que son sort. Jusqu’à quand durera le triomphe de l’impiété ? Jusqu’à quand, ô Dieu, laisseras-tu croire que ta patience est faiblesse ? Révèle-toi ; ferme le scheol ; défends-lui désormais de recevoir de nouveaux morts, et que les magasins[22] rendent les âmes qui y sont renfermées. Voilà bien longtemps qu’Abraham, Isaac, Jacob et les autres qui dorment dans la terre attendent, eux pour qui tu dis que le monde a été créé ! Montre vite ta gloire, ne diffère plus.


Dieu se contente de dire que les temps sont fixés et que le terme n’en est pas éloigné. Les douleurs messianiques ont déjà commencé ; mais les signes de la catastrophe seront isolés, partiels ; si bien que les hommes ne sauront pas les voir. Au moment où l’on dira : « Le Tout-Puissant a oublié la terre, » quand le désespoir des justes sera au comble, ce sera l’heure du réveil. Les signes s’étendront à tout l’univers. La Palestine seule sera protégée contre les fléaux[23]. Alors le Messie se révélera ; Béhémoth et Léviathan serviront de nourriture à ceux qui seront réservés[24]. La terre rendra dix mille pour un ; un seul cep de vigne aura mille rameaux, chaque rameau portera mille grappes, chaque grappe comptera mille grains, et chaque grain donnera un muid de vin[25]. La joie sera parfaite. Le matin, un souffle sortira du sein de Dieu, apportant le parfum des fleurs les plus exquises ; le soir, un autre souffle, apportant une rosée salutaire. La manne descendra du ciel. Les morts qui se sont endormis dans l’espérance du Messie ressusciteront. Les magasins d’âmes justes s’ouvriront ; la multitude de ces âmes heureuses n’aura qu’un esprit ; les premiers se réjouiront ; les derniers ne seront pas attristés[26]. Les impies sécheront de rage, en voyant que le moment de leur supplice est venu. Jérusalem sera renouvelée et couronnée pour l’éternité[27].

L’empire romain apparaît ensuite à notre voyant comme une forêt qui couvre la terre ; l’ombre de cette forêt voile la vérité ; tout ce qu’il y a de mauvais dans le monde s’y cache et y trouve un abri. C’est le plus dur et le plus mauvais de tous les empires qui se sont succédé. Le royaume messianique, au contraire, est représenté par une vigne, à l’ombre de laquelle naît une source douce et tranquille, qui coule vers la forêt. En approchant de cette dernière, les ruisseaux se changent en fleuves impétueux, qui la déracinent ainsi que les montagnes qui l’entourent. La forêt est emportée ; il n’en reste qu’un cèdre. Ce cèdre représente le dernier souverain romain, resté debout, quand toutes ses légions auront été exterminées (selon nous, Trajan, après ses échecs en Mésopotamie). Il est renversé à son tour. La vigne lui dit alors :


« N’est-ce pas toi, cèdre, qui es le reste de la forêt de malice, qui t’emparais de ce qui ne t’appartenait pas, qui n’avais jamais pitié de ce qui t’appartenait, qui voulais régner sur ce qui était loin de toi, qui tenais dans les filets de l’impiété tout ce qui t’approchait, et t’enorgueillissais, comme ne pouvant être déraciné ? Voici ton heure venue. Va, cèdre, suis le sort de la forêt qui a disparu avant toi, et que vos poussières se mêlent. »


Le cèdre, en effet, est jeté par terre, et on y met le feu. Le chef est enchaîné, amené sur le mont Sion. Là, le Messie le convainc d’impiété, lui montre les méchancetés accomplies par ses armées, le tue. La vigne alors s’étend de tous les côtés, couvre la terre ; la terre se revêt de fleurs qui ne se fanent plus. Le Messie règne jusqu’à la fin du monde corruptible[28]. Les méchants, pendant ce temps-là, brilleront dans un feu où nul n’aura pitié d’eux[29].

O aveuglement des hommes qui ne sauront pas deviner l’approche du grand jour ! À la veille de l’événement, ils vivront tranquilles, insoucieux. On verra les miracles sans les comprendre ; les prophéties vraies et fausses se croiseront de toutes parts. Comme pseudo-Esdras, notre visionnaire croit au petit nombre des élus et au nombre énorme des damnés. « Justes, délectez-vous en vos souffrances ; pour un jour d’épreuve ici-bas, vous aurez une éternité de gloire. » Comme pseudo-Esdras, encore, il s’inquiète naïvement des difficultés physiques de la résurrection. En quelle forme les morts ressusciteront-ils ? Garderont-ils le corps même qu’ils ont eu auparavant ? Pseudo-Baruch n’hésite pas. La terre restituera les morts qu’on lui a confiés en garde comme elle les a reçus. « Elle me les rendra, dit Dieu, tels que je les lui ai donnés. » Cela sera nécessaire pour convaincre les incrédules de la résurrection ; il faut qu’ils puissent constater de leurs yeux l’identité de ceux qu’ils ont connus.

Après le jugement s’opérera un changement merveilleux. Les damnés deviendront plus laids qu’ils n’étaient ; les justes deviendront beaux, brillants, glorieux ; leur figure se transformera en un idéal lumineux. Effroyable sera la rage des méchants, en voyant ceux qu’ils ont persécutés ici-bas glorifiés au-dessus d’eux. On les forcera d’assister à ce spectacle, avant de les mener au supplice. Les justes verront des merveilles ; le monde invisible se révélera pour eux, les temps cachés se découvriront. Plus de vieillesse ; égaux des anges, semblables à des étoiles, ils pourront se métamorphoser en la forme qu’ils voudront ; ils iront de beauté en beauté, de gloire en gloire ; toute l’étendue du paradis leur sera ouverte ; ils contempleront la majesté des animaux mystiques qui sont sous le trône[30] ; toutes les milices d’anges attendent leur arrivée. Les premiers entrés recevront les derniers ; les derniers reconnaîtront ceux qu’ils savaient les avoir précédés[31].

Ces rêves sont traversés par des retours d’un bon sens assez lucide. Plus que pseudo-Esdras, pseudo-Baruch a pitié de l’homme et proteste contre les rigueurs d’une théologie sans entrailles. L’homme n’a pas dit à son père : « Engendre-moi, » pas plus qu’il ne dit au scheol : « Ouvre-toi pour me recevoir[32]. » L’individu n’est responsable que de lui-même ; chacun de nous est Adam pour son âme[33]. Mais le fanatisme l’emporte bientôt aux plus terribles pensées. Il voit s’élever de la mer une nuée composée alternativement de zones d’eau noire et d’eau claire. Ce sont les alternatives de fidélité et d’infidélité d’Israël. L’ange Ramiel[34], qui lui explique ces mystères, a des jugements du plus sombre rigorisme. Les belles époques sont celles où l’on a massacré les nations qui péchaient, où l’on brûlait et lapidait les hétérodoxes, où l’on déterrait les os des impies pour les brûler, où toute faute contre la pureté légale était punie de mort. Le bon roi, « pour lequel la gloire céleste a été créée », est celui qui ne souffre pas un incirconcis sur la terre[35].

Après le spectacle des douze zones, a lieu un déluge d’eau noire, mêlé de puanteur et de feu. C’est l’époque de transition entre le règne d’Israël et l’avénement du Messie, temps d’abomination, de guerres, de fléaux, de tremblements de terre. La terre semble vouloir dévorer ses habitants. Un éclair (le Messie) balaye tout, purifie tout, guérit tout. Les misérables survivants des fléaux seront remis aux mains du Messie, qui les tuera. Tout peuple qui n’aura pas foulé Israël vivra. Tout peuple qui aura dominé violemment sur Israël sera livré à l’épée. Au milieu de ces angoisses, seule la terre sainte sera en paix et protégera ses habitants[36].

Le paradis se réalise alors sur la terre ; plus de peine, plus de douleur, plus de maladies, plus de travail. Les animaux serviront spontanément les hommes. On mourra encore, mais jamais d’une mort prématurée. Les femmes n’éprouveront plus les douleurs de l’enfantement ; on moissonnera sans effort, on bâtira sans fatigue. La haine, l’injustice, la vengeance, la calomnie disparaîtront[37].

Le peuple reçoit avec bonheur la prophétie de Baruch. Mais il est juste que les juifs dispersés dans les pays lointains ne soient pas privés d’une si belle révélation. Baruch écrit donc aux dix tribus et demie de la dispersion une lettre, qu’il confie à un aigle, et qui est un abrégé du livre entier[38]. On y voit se dessiner plus clairement encore que dans le livre lui-même la pensée fondamentale de l’auteur, qui est de faire revenir tous les juifs dispersés en terre sainte[39], cette terre devant seule, pendant la crise messianique, leur offrir un asile assuré. Le jour est proche où Dieu va rendre aux ennemis d’Israël le mal qu’ils ont fait à son peuple. La jeunesse du monde est passée, la vigueur de la création est épuisée[40]. Le seau est près de la citerne, le navire du port, la caravane de la ville, la vie de sa fin.


Nous voyons les nations infidèles prospères, quoiqu’elles agissent avec impiété ; mais leur prospérité ressemble à une vapeur. Nous les voyons riches, quoiqu’elles se comportent avec iniquité ; mais leur richesse tiendra autant que la goutte d’eau. Nous voyons la solidité de leur puissance, quoiqu’elles résistent à Dieu ; mais tout cela vaudra ce que vaut un crachat. Nous contemplons leur splendeur, tandis qu’elles n’observent pas les préceptes du Très-Haut ; mais elles s’évanouiront comme la fumée… Ne laissez entrer dans votre pensée rien de ce qui est présent ; ayons patience, car tout ce qui nous a été promis arrivera. Ne nous arrêtons pas au spectacle des délices que goûtent les nations étrangères… Prenons garde d’être exclus à la fois de l’héritage des deux mondes, captifs ici, torturés là-bas. Préparons nos âmes, pour que nous nous reposions avec nos pères et ne soyons pas suppliciés avec nos ennemis.


Baruch reçoit l’assurance qu’il sera enlevé au ciel comme Hénoch, sans avoir goûté la mort[41]. Nous avons vu cette faveur également octroyée à Esdras par l’auteur de l’apocalypse qui est attribuée à ce dernier.

L’ouvrage de pseudo-Baruch, comme celui de pseudo-Esdras, réussit auprès des chrétiens autant et peut-être plus qu’auprès des juifs. L’original grec se perdit de bonne heure[42] ; mais il s’en fit une traduction syriaque, qui est venue jusqu’à nous. Seule, cependant, la lettre finale fut adoptée pour l’usage de l’Église. Cette lettre entra comme partie intégrante dans la Bible syriaque, au moins chez les jacobites, et on y découpa des leçons pour la liturgie des enterrements. Nous avons vu pseudo-Esdras fournir également à notre office des morts quelques-unes de ses plus sombres pensées. La mort, en effet, semble régner en maîtresse dans ces derniers fruits de l’imagination égarée d’Israël.

Pseudo-Baruch est le dernier écrivain de la littérature apocryphe de l’Ancien Testament. La Bible qu’il connaissait est la même que celle que nous apercevons derrière l’Épître de Jude et la prétendue Épître de Barnabé, c’est-à-dire qu’aux livres canoniques de l’Ancien Testament, l’auteur ajoute, en les mettant sur le même pied, des livres récemment fabriqués, tels que les révélations de Moïse, la prière de Manassé et d’autres compositions agadiques[43]. Ces ouvrages, écrits en style biblique, divisés en versets, devenaient une sorte de supplément à la Bible. Souvent même, justement par leur caractère moderne, de telles pièces apocryphes avaient plus de vogue que l’ancienne Bible, et se voyaient acceptées comme écriture sainte dès le lendemain de leur apparition, au moins par les chrétiens, plus faciles à cet égard que les juifs[44]. On ne vit plus désormais éclore de ces sortes de livres. Les juifs ne composent plus de pastiches des textes sacrés ; on sent même chez eux des craintes et des précautions à ce sujet. Les poésies religieuses qui se produiront plus tard en hébreu semblent écrites exprès dans un style qui n’a rien de biblique.

Il est possible que les troubles de Palestine sous Trajan aient été l’occasion qui fit transporter le beth-dîn de Iabné à Ouscha. Le beth-dîn, autant qu’il était possible, devait être fixé en Judée[45] ; mais Iabné, ville mixte, assez grande[46], non loin de Jérusalem, put devenir inhabitable pour les juifs après les horribles excès qu’ils commirent en Égypte, à Chypre. Ouscha était une localité de Galilée tout à fait obscure[47]. Ce nouveau patriarchat eut bien moins d’éclat que celui de Iabné. Le patriarche de Iabné est prince (nasi) ; il a une sorte de cour ; il tire un grand prestige des prétentions de la famille de Hillel à descendre de David. Le conseil suprême de la nation va maintenant résider dans de pauvres villages de Galilée[48]. « Les institutions d’Ouscha, » c’est-à-dire les règles qui furent posées par les docteurs d’Ouscha, n’en eurent pas moins une autorité de premier ordre ; elles occupent dans l’histoire du Talmud une place considérable.

Ce qu’on appelait l’Église de Jérusalem continuait sa tranquille existence, à mille lieues des idées séditieuses qui agitaient la nation. Un grand nombre de juifs se convertissaient et continuaient d’observer strictement les prescriptions de la Loi. Aussi les chefs de ladite église étaient-ils pris parmi les chrétiens circoncis, et toute l’Église, pour ne pas blesser les rigoristes, s’astreignait à suivre les règles mosaïques. La liste de ces évêques de la circoncision est pleine d’incertitudes. Le plus connu paraît avoir été un nommé Justus[49]. La controverse entre les convertis et ceux qui persistaient dans le mosaïsme pur était vive, mais n’avait pas l’acrimonie qu’elle eut après Bar-Coziba. Un certain Juda ben Nakousa surtout paraît y avoir joué un rôle brillant[50]. Les chrétiens s’efforçaient de prouver que la Bible n’excluait pas la divinité de Jésus-Christ. Ils incidentaient sur le mot élohim, sur le pluriel employé par Dieu dans quelques circonstances (par exemple, dans Genèse, i, 26), sur la répétition des différents noms de Dieu, etc.[51]. Les Juifs n’avaient pas de peine à montrer que les tendances de la secte nouvelle étaient en contradiction avec les dogmes fondamentaux de la religion d’Israël.

En Galilée, les rapports des deux sectes semblent avoir été bienveillants. Un judéo-chrétien de Galilée, Jacob de Caphar-Schekania[52], paraît, vers ce temps, tout à fait mêlé au monde juif de Séphoris et des petites villes voisines. Non-seulement il s’entretient avec les docteurs et leur cite de prétendues paroles de Jésus ; mais encore il pratique, comme Jacques, frère du Seigneur, la médecine spirituelle et prétend guérir une morsure de serpent par le nom de Jésus[53]. Rabbi Éliézer fut, dit-on, poursuivi comme inclinant au christianisme[54]. Rabbi Josué ben Hanania meurt préoccupé des idées nouvelles. Les chrétiens lui répètent sur tous les tons que Dieu s’est détourné de la nation juive : « Non, répond-il, sa main est encore étendue sur nous[55]. » Il y eut des conversions dans sa propre famille. Son neveu Hanania, étant venu à Caphar-Nahum, « fut ensorcelé par les mînim[56] », à ce point qu’on le vit monté sur un âne le jour du sabbat. Quand il revint chez son oncle Josué, celui-ci le guérit de l’ensorcellement au moyen d’un onguent ; mais il l’engagea à quitter la terre d’Israël et à se retirer à Babylone[57]. Une autre fois, le narrateur talmudiste semble vouloir faire croire à l’existence chez les chrétiens d’infamies comme celles que l’on mit sur le compte du prétendu Nicolas[58]. Rabbi Isée de Césarée enveloppait dans une même malédiction les judéo-chrétiens qui soutenaient ces polémiques et la population hérétique de Caphar-Nahum, source première de tout le mal[59].

En général les mînim, surtout ceux de Caphar-Nahum[60], passaient pour de grands magiciens, et leurs succès étaient attribués à des prestiges, à des illusions pour les yeux[61]. Nous avons déjà vu que, jusqu’au iiie siècle au moins, des médecins juifs continuèrent à opérer des guérisons au nom de Jésus[62]. Mais l’Évangile était maudit ; la lecture en était sévèrement défendue[63], ce nom même d’Évangile donnait lieu à un jeu de mots, qui le faisait signifier « évidente iniquité ». Un certain Élisa ben Abouyah, surnommé Aher, qui professa une sorte de christianisme gnostique, fut pour ses anciens coreligionnaires le type du parfait apostat[64]. Peu à peu les judéo-chrétiens furent mis par les juifs sur le même rang que les païens et fort au-dessous des samaritains. Leur pain, leur vin furent censés profanes ; leurs moyens de guérison proscrits, leurs livres considérés comme des répertoires de la magie la plus dangereuse. Il en résulta que les Églises de Paul offrirent aux juifs qui voulaient se convertir une situation plus avantageuse que les Églises judéo-chrétiennes, exposées de la part du judaïsme à toute la haine dont sont capables des frères ennemis.

La vérité de l’image de l’Apocalypse apparaissait frappante. La femme protégée de Dieu, l’Église, avait vraiment reçu deux ailes d’aigle pour s’enfuir au désert, loin des crises du monde et de ses drames sanglants. Là, elle grandit doucement, et tout ce qu’on fait contre elle tourne pour elle[65]. Les dangers de la première enfance sont passés ; la croissance lui est désormais assurée.



FIN DE LA SECONDE GÉNÉRATION CHRÉTIENNE.



  1. Voir le petit calendrier appelé Megillath Taanith, no 29 et la glose. Cf. Talm. de Bab., Taanith, 18 b ; Talm. de Jér., Taanith, ii, 12.
  2. On confondit Trajan et Quietus. La fin de ce dernier fut tragique en effet. Voir Spartien, v, 8 ; Dion Cassius, LXVIII, 32. L’ingénieux système selon lequel le livre de Judith serait la megilla de cette fête, comme Esther l’est de la fête des pourim, n’est pas soutenable.
  3. Séder olam, vers la fin ; Mischna, Sota, ix, 14. Cf. Grætz, Gesch. der Juden, IV, 440 et suiv., 2e édit. ; Volkmar, Judith, p. 83 et suiv. ; Derenbourg, Palest., p. 404.
  4. Sota, l. c.
  5. La guerre de Vespasien.
  6. La guerre d’Adrien.
  7. Voir Vie de Jésus, p. 35-36.
  8. Talm. de Jér., Berakoth, iv, 1 ; Talm. de Bab., Ber., 27 b. Aquiba est le talmudiste dont les chrétiens ont le mieux connu la célébrité. Épiphane, hær. xv, xxxiii, 9 ; saint Jérôme, In Is., viii, 14 ; Epist. 151.
  9. Mischna, Sota, v, 1, 4 ; viii, 3 ; Talm. de Bab., Pesachim, 22 b. Voir ci-après, t. VI.
  10. Talm. de Bab., Menachoth, 29 b. Cf. Derenbourg, Palest., p. 399 ; Journal asiat., févr.-mars 1857, p. 246 et suiv.
  11. Bereschith rabba, i. Cf. Derenbourg, Palestine, p. 396-397, note.
  12. Pirké Aboth, iii, 14.
  13. Grætz, Gesch. der Juden, IV, 148, 2e édit. ; Ewald, Gesch. des Volkes Israël, VII, p.349, note 1 ; Derenbourg, Palest., p.418, note 1.
  14. Baruch avait été déjà exploité antérieurement par les auteurs d’apocryphes. On avait composé sous son nom un livre qui, plus heureux que l’Apocalypse, a pris place à la suite de Jérémie, dans les Bibles grecques et latines. L’ouvrage dont nous parlons en ce moment n’a été conservé qu’en syriaque. Ceriani, Monumenta sacra et profana, t. I, fasc. ii (Milan, 1866), t. V, fasc. ii (1871) ; Fritzsche, Libri apocryphi Vet. Test. (Leipzig, 1871), p. 654-699. Diverses particularités (§§ 76, 77) porteraient à croire que le livre, tel que la version syriaque nous l’a conservé, n’est pas complet.
  15. Les rapprochements entre les deux écrits se remarquent à chaque page, presque à chaque ligne. Ce qui prouve que pseudo-Baruch est l’imitateur, c’est que les idées les plus particulières de pseudo-Esdras sont chez lui censées connues et n’ont pas besoin d’être expliquées. Notez surtout ce qui concerne les promptuaria, le petit nombre des élus et la prière pour les morts. En quelques lignes, pseudo-Baruch (voir surtout § 85) résume des pages de pseudo-Esdras. La doctrine du péché originel, si exagérée chez pseudo-Esdras, semble corrigée (§ 54). La phrase Juventus seculi præteriit (§ 85, vers. 10) est mieux amenée dans pseudo-Esdras. Il n’est pas sans exemple que, quand un apocryphe imite un autre apocryphe, le texte le plus court soit celui de l’imitateur (comp. Baruch, i, 15 — ii, 17, à Daniel, iv, 4-19). Le fait que l’ouvrage a été adopté par les chrétiens empêche d’en rabaisser la composition au-dessous de la guerre juive sous Trajan ; car, à partir d’Adrien, aucun manifeste juif ne fut plus adopté par les chrétiens. Le § 22 prouve d’ailleurs que le livre est postérieur au siège de l’an 70 et antérieur à la construction d’Ælia Capitolina. On ne peut rien conclure des §§ 26-28.
  16. Souvenir du triomphe de Vespasien et de Titus.
  17. Comp. § 80.
  18. Voir ci-dessus, p. 514.
  19. Comp. Matth., xxiv, 19 ; Luc, xxiii, 29.
  20. Première vision (§§ 1-12). Comp. § 80.
  21. Deuxième vision (§§ 13-20).
  22. Voir ci-dessus, p. 357.
  23. Dans le polémos schel Quitos, la Palestine seule resta en dehors du mouvement général.
  24. Idée bizarre, familière aux messianistes juifs, (Voir Buxtorf, Lex. chald. talm. rabb., au mot Léviathan.
  25. Cette phrase était donnée par Papias (Irénée, V, xxxiii, 3 et 4) comme un λόγιον de Jésus. Dans l’Épître de Barnabé (ch. 4, 6, 12, 16), des citations d’Hénoch et d’Esdras sont de même présentées comme des paroles de Jésus. Cf. Vie de Jésus, édit. 13 et suiv. p. xiv, lv, note, 40, 366.
  26. « Gaudebunt priores et ultimae non contristabuntur » (trad. Ceriani). Cf. Barnabé, 6 ; IV Esdr., v, 42.
  27. Troisième vision (§§ 21-34).
  28. § 40 ; comp. § 73.
  29. Quatrième vision (§§ 35-46).
  30. Cf. § 54, où les trésors de la sagesse sont aussi placés sous le trône de Dieu.
  31. Cinquième vision (§§ 47-52).
  32. § 48.
  33. § 54. « Non est ergo Adam causa nisi animæ suæ tantum ; nos vero unusquisque fuit animæ suæ Adam (trad. Ceriani). » Voir au contraire, pour des idées analogues à celles de l’Épître aux Romains : §§ 17, 23, 48.
  34. Identique au Jérémiel d’Esdras, identifié aussi avec l’Exterminateur de Sennachérib (§§ 55, 63).
  35. §§ 61 et 66.
  36. § 71. Voir ci-dessus, p. 521.
  37. Sixième vision (§§ 53-76).
  38. Septième partie (§§ 77-87). Cette partie fit oublier le reste du livre, et resta seule dans l’usage liturgique des Églises de Syrie. Ceriani, V, ii, p. 167, 173, 178. Elle a été imprimée dans les Polyglottes de Paris et de Londres, (cf. P. A. de Lagarde, Libri V. T. apocryphi syriace, Lips., 1861, p. 88 et suiv.) et souvent traduite.
  39. L’apocryphe s’appuyait ici sur quelques traits réels de la vie de Baruch. Jérémie, xliii, xliv, xlv.
  40. Cf. IV Esdr., xiv, 10.
  41. §§ 43, 46, 48, 76.
  42. La stichométrie de Nicéphore et la Synopse dite d’Athanase mentionnent, à côté du Baruch canonique, un Baruch pseudépigraphe, qui doit être le nôtre. Mais l’ouvrage n’est jamais cité par les Pères. Il n’a pas dû être traduit en latin.
  43. §§ 59, 64.
  44. V. ci-dessus, p. 37.
  45. Talm. de Bab., Zebahim, 54 b ; Midrasch Yalkout, Gen. xlix.
  46. Philon, Leg., 30. Cf. Tosifta Demaï, c. 1.
  47. Cf. Neubauer, Géogr. du Talmud, 198-200.
  48. La tradition juive expose ainsi les pérégrinations du sanhédrin : de Jérusalem à Iabné, de Iabné à Ouscha, d’Ouscha à Schefaram (aujourd’hui Schefa Amr), de Schefaram à Beth-Schearim, de Beth-Schearim à Séphoris, de Séphoris à Tibériade. Talm de Bab., Rosch hasschana, 31 a et b.
  49. Eusèbe, H. E., iii, 35 ; IV, 5, 6 ; V, 12 ; Chron., à l’an 10 de Traj. ; Demonstr. evang., III, 5 (p. 424 d) ; Épiph., hær. lxvi, 20 ; Sulpice Sévère, II, 31. Cf. Tillemont, Mém., II, p. 189 et suiv, ; Acta SS. maii, t. III, init.
  50. Midrasch sur Koh., i, 8.
  51. Bereschith rabba, viii ; Debarim rabba, ii ; Talm. de Jér., Bekoth, 12 d ; Tanhouma, 47 a.
  52. D’autres disent de Caphar-Sama ou Caphar-Samia.
  53. Midrasch sur Kohéleth, i, 8 ; Talm. de Bab., Aboda zara, 16 b, 27 b ; Talm. de Jér., Schabbath, xiv, 4 ; Aboda zara, ii, 2 (40 d). V. ci-dessus, p. 64-65.
  54. Ibidem.
  55. Talm. de Bab., Hagiga, 5 b.
  56. Voir l’Antechrist, p. 56, note 2.
  57. Midrasch Koh., i, 8 ; vii, 26.
  58. Midrasch Koh., i, 8.
  59. Midrasch Koh., vii, 20, et les observations de M. Derenbourg, Palest., p. 364-365.
  60. Carmoly, Itin., p. 260, 310.
  61. Talm. de Jér., Sanhédrin, vii, 13, 19.
  62. Talm. de Jér., Aboda zara, ii, 2 (il s’agit de la guérison du petit-fils de R. Josué ben Lévi). Quant à Jacob de Caphar-Naboria (iiie siècle), il n’a été introduit dans Midrasch Koh., vii, 26, que par confusion avec Jacob de Caphar-Schekania ou de Caphar-Sama. Voir Derenbourg, Palestine, p. 364-365, et Neubauer, Géographie du Talmud, p. 234-235. Comparez ci-dessus, p. 64-65.
  63. און גליון. Talm. de Bab., Schabbath, 116 a.
  64. Grætz, Gesch. der Juden, IV, 65, 102, 173, 191, 192, 212.
  65. Apoc., xii, 13 et suiv.