Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeQuartLivre/15

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 323-326).

Comment par Chiquanous ſont renouuelees les antiques
couſtumes des fianſailles.


Chapitre XV.


Chiqvanovs auoir degouzillé une grande taſſe de vin Breton, diſt au ſeigneur. Monſieur comment l’entendez vous ? L’on ne baille poinct icy des nopces ? Sainſambreguoy toutes bonnes couſtumes ſe perdent. Auſſi ne trouue l’on plus de lieures au giſte. Il n’eſt plus d’amys. Voyez comment en pluſieurs eccliſes on a deſemparé les antiques beuuettes des benoiſts ſaincts OO[1], de Noel. Le monde ne faict plus que reſuer. Il approche de ſa fin. Or tenez. Des nopces, des nopces, des nopces. Ce diſant frappoit ſur Baſché & ſa femme, apres ſus les damoiſelles, & ſus Oudart. Adoncques feirent guanteletz leur exploict, ſi que à Chiquanous feut rompue la teſte en neuf endroictz : à un des Records feut le bras droict defaucillé, à l’aultre feut demanchee la mandibule ſuperieure, de mode qu’elle luy couuroit le menton à demy, auecques denudation de la luette, & perte inſigne des dents molares, maſticatoires, & canines. Au ſon du tabourin changeant ſon intonation feurent les Guantelez muſſez, ſans eſtre aulcunement apperceuz, & confictures multipliees de nouueau, auecques lieſſe nouuelle. Beuuans les bons compaignons vns aux aultres, & tous à Chiquanous & ſes Records, Oudart renioit & deſpitoit les nopces, alleguant qu’vn des Records luy auoit deſincornifiſtibulé toute l’aultre eſpaule. Ce non obſtant beuuoit à luy ioyeuſement. Le Records demantibulé ioingnoit les mains, & tacitement luy demandoit pardon. Car parler ne pouoit il.

Loyre ſe plaignoit de ce que le Record debradé luy auoit donné ſi grand coup de poing ſus l’aultze coubté, qu’il en eſtoit deuenu tout eſperruquancluzelubelouzerirelu du talon. Mais (diſoit Trudon cachant l’œil guauſche auecque ſon mouchouoir, & monſtrant ſon tabourin defoncé d’vn couſté) quel mal leurs auoys ie faict ? Il ne leurs a ſuffi m’auoir ainſi lourdement morrambouzeuezengouzequoquemorguataſacbacgueuezinemaffreſſé mon paouure œil : d’abondant ilz m’ont defoncé mon tabourin. Tabourins à nopces ſont ordinairement battuz : tabourineurs bien feſtoyez, battuz iamais. Le Diable s’en puiſſe coyffer. Frere (luy diſt Chiquanous manchot) ie te donneray vnes belles, grandes, vieilles letres Royaulx, que i’ay icy en mon baudrier, pour repetaſſer ton tabourin : & pour Dieu pardonne nous. Par noſtre dame de Riuiere, la belle dame, ie n’y penſois en mal.

Vn des eſcuyers chopant & boytant contrefaiſoit le bon & noble ſeigneur de la Roche Poſay[2]. Il s’adreſſa au records embauieré de machoueres, & luy diſt. Eſtez vous des Frapins, des frappeurs, ou des Frappars ? Ne vous ſuffiſoit nous auoir ainſi morcrocaſſebezaſſeuezaſſegrigueliguoſcopapopondrillé tous les membres ſuperieurs à grands coups de bobelins, ſans nous donner telz morderegrippipiotabirofreluchamburelurecoquelurintimpanemens ſus les greſues à belles poinctes de houzeaulx. Appellez vous cela ieu de ieuneſſe ? Par Dieu, ieu n’eſt ce[3]. Le Records ioignant les mains ſembloit luy en requerir pardon, marmonnant de la langue, mon, mon, mon, vrelon, von, von : comme vn Marmot.

La nouuelle mariee pleurante rioyt, riante pleuroyt, de ce que Chiquanous ne s’eſtoit contenté la daubbant ſans choys ne election des membres : mais l’auoir lourdement deſcheuelee d’abondant luy auoit trepignemanpenillorifrizonoufreſſuré les parties honteuſes en trahiſon. Le diable (diſt Baſché) y ayt part. Il eſtoit bien neceſſaire, que monſieur le Roy[4] (ainſi ſe nomment Chiquanous) me daubbaſt ainſi ma bonne femme d’eſchine. Ie ne luy en veulx mal toutesfoys. Ce ſont petites chareſſes nuptiales. Mais ie apperçoy clerement qu’il m’a cité en Ange, & daubbé en Diable. Il tient ie ne ſçay quoy du frere Frappart. Ie boy à luy de bien bon cœur, & à vous auſſi meſſieurs les Records. Mais diſoit ſa femme, à quel propous, & ſus quelle querelle, m’a il tant & treſtant feſtoyee à grands coups de poing ? Le Diantre l’emport, ſi ie le veulx. Ie ne le veulx pourtant pas, ma Dia[* 1]. Mais ie diray cela de luy, qu’il a les plus dures oinces, qu’oncques ie ſenty ſus mes eſpaulles.

Le maiſtre d’hoſtel tenoit ſon braz guauſche en eſcharpe, comme tout morquaquoquaſſé : le Diable, diſt il, me feiſt bien aſſiſter à ces nopces. I’en ay, par la vertus Dieu, tous les braz enguouleuezinemaſſés. Appellez vous cecy fianſailles. Ie les appelle fiantailles de merde. C’eſt, par Dieu, le naïf bancquet des Lapithes, deſcript par le philoſophe Samoſatoys[5]. Chiquanous ne parloit plus. Les Records s’excuſerent, qu’en daubbant ainſi n’auoient eu maligne volunté : & que pour l’amour de Dieu on leurs pardonnaſt. Ainſi departent. A demye lieue de là Chiquanous ſe trouua un peu mal. Les Records arriuerent à l’iſle Bouchard, diſans publicquement que iamois n’auoient veu plus home de bien que le ſeigneur de Baſché, ne maiſon plus honorable que la ſienne. Enſemble que iamais n’auoient eſté à telles nopces. Mais toute la faulte venoit d’eulx, qui auoient commencé la frapperie. Et veſquirent encores ne ſçay quans iours apres. De là en hors feut tenu comme choſe certaine, que l’argent de Baſché plus eſtoit aux Chiquanous & Records peſtilent, mortel, & pernicieux, que n’eſtoit iadis l’or de Tholoſe[* 2], & le cheual Seian[* 3], à ceulx qui le poſſederent. Depuys feut ledict Seigneur en repous, & les nopces de Baſché en prouerbe commun[6].


  1. Ma dia. eſt vne maniere de parler vulguaire en Touraine : eſt toutesfois Grecque. Μὰ Δία non par Iuppiter : comme Ne dea. Νὴ Δία ouy par Iuppiter
  2. L’or de Tholoſe. duquel parle Cic. lib. 3. de nat. Deorum. Aul. Gellius lib. 3. Iuſti. lib. 22. Strabo lib. 4. porta malheur à ceulx qui l’emporterent : ſcauoir eſt Q. Cepio conſul Romain, & toute ſon armée, qui tous comme ſacrileges perirent malheureuſement
  3. Le cheual Seian. de Cn. Seius. lequel porta malheur à tous ceulx qui le poſſederent. Liſez A. Gellius lib. 3. cap. 9
  1. Saincts OO. Prières qu’on faisait pendant les neuf jours précédant Noël, et qui commençaient par O : « O Sapientia… O Adonaï… O Radix… »
  2. Seigneur de la roche Poſay. « Jean Châtaigner, Seigneur de la Roche-Posay, de S. Georges de la Roche-Faton, & de Bernay, Maître d’Hôtel des Rois François I. & Henri II. Il boitoit depuis l’année 1552, qu’étant guidon de la Compagnie de Gensdarmes du Bâtard de Savoie, il eut la jambe cassée d’un coup de mousquet au siége de Pavie. Voiez les Obséques du Roi François I, p. 39. de l’Hist. généal. de Sainte-Marthe, l. 30, & les Mémoires de Martin du Bellai, l. 2. » (Le Duchat)
  3. Ieu n’eſt ce.

    … Il vauldroit mieulx employer ſa ieuneſſe
    Pour auoir cerfz à force ; car ieu n’eſſe
    De pourſuyuir biches blanches…

    (Guillaume Cretin, Poéſies, édit. Coustelier, p. 109)
  4. Monſieur le Roy (ainſi ſe nomment Chiquanous). Leur titre était « sergents le Roi, » c’est-à-dire sergents du roi. Roche-Boisseau appelle aussi « Monſieur le Roy » un sergent de Douai, dans les Aventures du baron de Fæneſte, liv. III, c. 5 : De la Roche-Boiſſeau & des Sergents.
  5. Le philoſophe Samoſatoys. Lucien de Samosate, dans le dialogue intitulé : Les Lapithes.
  6. Les nopces de Baſché en prouerbe commun. « Là dedans y a bien pis qu’aux noces de Bâché. » (D’Aubigné, Aventures du baron de Fæneſte, liv. III, c. 5.) Cette expression se trouve aussi dans Bouchet (l. I, 3e serée, p. 108, et l. III, 27e serée, p. 203). Lacurne de Sainte-Palaye cite ce dernier passage dans son glossaire. Son éditeur, qui semble n’avoir pas Rabelais fort présent, hasarde, à ce sujet, cette note étrange : « Baſché ne ſeroit-il pas pour bazoche, comme baſchea eſt pour baſilica ? »