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Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/08

La bibliothèque libre.
E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 41-46).


VIII

LE CRI D’UN DÉCLASSÉ.


― Et maintenant, parlons de toi, de tes projets, de ton avenir, dit Hector.

― Oh ! moi, fit Georges Raymond, je n’ai pas d’avenir ; et le jeune avocat, revenant avec expansion sur quelques particularités de sa vie, raconta à Hector ses luttes, ses misères, ses déboires, trois années passées au Palais sans clientèle, sans argent, vivant au jour le jour de quelques misérables affaires mal payées, attendant toujours quelque moyen de se produire, quelque occasion favorable, quelque procès important qui ne venait jamais, enfermé dans un cercle de fer qu’il ne pouvait franchir, condamné à vivre dans un milieu qui n’était pas le sien, promenant ses facultés dans le vide, employant à détruire son âme par la souffrance les forces qu’il croyait posséder et que parfois il sentait palpiter en lui.

― Ah ! ça, tu es une énigme pour moi, lui dit Hector ; tu n’as réussi ni dans le journalisme ni au barreau ; pourquoi cela ?

Georges Raymond saisit le bras d’Hector.

― Tu ne connais pas le journalisme, les gens de lettres, les libraires, tous ces gens qui disposent de la notoriété et sans lesquels on ne pourrait rien, même avec du génie ! fit le jeune homme la bouche contractée par un sourire amer. Je n’ai jamais pu entamer ce monde-là, quoique j’aie frappé à toutes les portes avec une opiniâtreté infatigable même depuis que je suis avocat ; car je n’ai jamais abandonné mes études chéries, qui seules m’ont sauvé jusqu’à ce jour du suicide.

Rien ne peut réussir, rien ne peut aboutir aujourd’hui en littérature en dehors d’un certain métier, d’un certain moule de convention dans lequel il faut jeter toutes les œuvres. Et l’on demande des talents neufs et originaux ! mais ils ne gagneraient pas ce que gagne un cantonnier à casser des pierres sur la route. Il faut périr sans gloire, sans honneur et sans argent, ou faire de la littérature à quinze sous payée à vil prix, comme le travail sorti des mains du forçat.

― Et le barreau, qu’en fais-tu ? Pourquoi cours-tu deux lièvres à la fois ?

― Le barreau ? Et, mon Dieu, c’est la même histoire ; c’est une affaire d’entregent, de relations et de coterie. Crois-tu que ce soit pour mon plaisir que je suis moitié homme de lettres et moitié avocat, gratte-papier et gratte-paroles, métis de profession, fruit sec dans les deux carrières ?

Donne-moi trente mille francs de premier établissement, comme un épicier qui monte une boutique, que j’aie une installation convenable, un mobilier, que je puisse traiter mes amis, aller dans le monde, être affranchi des préoccupations matérielles qui m’écrasent, et je gagnerai vingt mille francs par an comme un autre, tandis que je crève de faim dans mon isolement.

J’étais né riche et je fais depuis trois ans l’apprentissage de la pauvreté la plus indomptable. Oh ! non, on ne sait pas avant d’y avoir passé ce que c’est que de vivre à Paris sans argent, avec une profession qui fait présumer l’aisance. Quel supplice de tous les instants dans les plus petites choses comme dans les plus grandes !

Ne pouvoir renouveler un vêtement hors d’usage, une paire de chaussures qui prend l’eau pendant l’hiver, être obligé de faire un circuit pour ne pas passer devant un fournisseur, détourner la tête pour ne pas se trouver face à face avec un créancier ; trembler de casser un carreau dans la rue de peur de ne pouvoir le payer ; essuyer l’insolence ou la commisération d’un concierge, que d’humiliations infâmes, que de tortures sans nom qui ne peuvent même pas être contées, car les gens ne pourraient y croire et, s’ils y croyaient, ce serait pis encore, car on serait fui comme un pestiféré !

J’entends quelquefois parler de la misère des ouvriers et je les plains ; mais qui racontera les tortures du déclassé des professions libérales, le cœur chargé de crimes muets et retentissant de passions révoltées contre la fortune ? Qui parlera de ce paria préparé pour la souffrance par une éducation supérieure qu’il faut traîner dans la boue, et que faire avec des talents inutiles qui se changent en poisons dans un cœur ulcéré ? Est-ce que je ne serais pas plus heureux si j’avais une blouse sur le dos et les mains calleuses du travailleur ? Le dernier des garçons de café, le dernier des laquais n’est-il pas moins misérable que moi ?

Oh ! n’avoir pas d’argent ! quelle torture ! L’esclave antique, qui portait au cou le collier de son maître, n’était-il pas moins dégradé que l’homme libre des temps modernes, repoussé, paralysé, impuissant, maudit, presque déshonoré quand l’or tarit dans sa main !

Que de bonheur, que d’espérances, que de joies brisés faute d’un peu de fortune ! que de carrières faussées, tronquées, perdues ! Que de talents anéantis, d’honnêtetés vaincues ! Que de plaisirs charmants, que d’occasions décisives et qui s’envolent pour toujours, faute de pouvoir grouper sous sa main un peu d’or !

Quelle loi implacable que cette loi de l’argent qui s’interpose à tout moment entre la pensée et l’action, entre l’homme et le but qu’il poursuit !

Et l’on dit qu’avec de la volonté, de la persévérance on finit toujours par triompher des obstacles. Quelle dérision ! Pauvreté ! fantôme que je n’ai pu chasser de mon chevet, opprobre dont je n’ai pu préserver ma vie, il y a des moments où je sens l’imprécation monter de mon cœur à mes lèvres. Oui, dans mes mauvais jours, pour sortir du cercle infernal qui m’enveloppe, je me suis demandé quelquefois si, comme Pierre Schlemil, je ne vendrais pas mon ombre au démon, pour aller jusqu’au fond de l’abîme, puisque je ne peux pas vaincre la mauvaise fortune.

― T’y voilà donc, camarade, dit d’Havrecourt qui souriait d’un air satanique, tu es las de la vertu comme les honnêtes femmes ; je vais le dire, si tu le veux, pourquoi tu n’as pas réussi : tu es trop bon, tu ne méprises pas assez les hommes et les préjugés ridicules à l’aide desquels les gens arrivés ferment la barrière à ceux qui viennent derrière eux. Il ne faut pas être dupe d’une société qui n’est que la piraterie légale organisée et où la morale sociale n’est que le camp retranché des parvenus. L’homme fort, ici-bas, c’est celui qui fait le mal. Si tu n’es pas méchant, tu périras. Je suis un homme d’opinion dynastique, et je fusillerais sans pitié les révolutionnaires ; mais, si j’étais un révolté comme toi, je ne serais pas agneau, je serais loup. Pourquoi, avec cette éloquence sauvage que tu déploies quand tu veux, ne t’es-tu pas jeté dans la politique ?

― Et avec qui ? contre qui ? Je ne suis rattaché à rien. Marcherai-je sous les étendards de Soulès, ou serai-je le soldat d’Oudaille, des bohêmes que tu ne connais pas ? Je veux bien servir, mais qu’on me montre des hommes.

― Fais tes preuves et entre dans notre parti, je te l’ai déjà conseillé.

― Mon cher Hector, dit Georges, mon père était républicain. Il est mort victime de ses convictions, je serai ce qu’il a été.

― Tu ne vas pas dire longtemps des bêtises comme ça. Il n’y a pas d’opinion, il n’y a que des intérêts, ou du moins il faut savoir mettre ses opinions d’accord avec ses intérêts, ajouta-t-il. Moi aussi, je suis né honnête, mais je sais faire ce que la nécessité commande. L’occasion de fortune que tu cherchais inutilement, depuis plusieurs années, se présente peut-être pour toi aujourd’hui, si tu veux me seconder dans l’affaire dont je t’ai parlé. Je ne puis en conférer avec personne, et j’ai besoin des éclaircissements positifs d’un homme de loi pour conclure.

― Tu as donc accepté ce marché ? ne put s’empêcher de dire Georges Raymond avec un sentiment de répulsion mal contenu.

― Eh bien ! oui ; après ?

Georges garda le silence.

― Tu réfléchiras, aimable Grandisson, dit Hector d’Havrecourt en dissimulant son dépit par un ton de légèreté affecté. Il faut que j’aille de ce pas chez le comte de B*** qui m’attend à onze heures. Il devait partir cette semaine à Bruxelles pour une affaire grave, et, vu son état de santé, c’est une mission qui me reviendra, je l’espère. Nous conspirons contre l’empire, dit-il à voix basse à Georges Raymond, qui resta pensif.

Fais donc comme moi, imbécile, prends la vie gaiement. Je ne suis pas sur des roses non plus, mais je ne me laisserai pas acculer comme toi par la famine. Aimer, conspirer, gagner de l’argent, voilà la vie. Ah ! sapristi ! à propos d’argent, je ne sais pas si j’en aurai assez pour payer l’addition, s’écria Hector en consultant le fond de son gousset.

― Le ciel soit loué ! j’ai ma montre, dit Georges presque heureux d’être associé à un moment de détresse de son ami.

― Allons donc ! tu vas voir comment ça se joue ici quand on est gentilhomme ; et, ouvrant la porte, il appela à haute voix : Charles !

― Voilà, monsieur.

― Dites à Vincent (c’était le gérant de la Maison-d’Or) de me monter cinq louis ; je n’ai pas pris sur moi assez d’argent, et faites avancer ma voiture.