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Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/17

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 97-103).


XVII

LE CAFÉ DE LA RENAISSANCE.


Grâce à la façon dont les choses avaient tourné, lors de la descente de police au cercle de la rue Bergère, on se rappelle que Coq n’avait pas été arrêté. Avec son audace ordinaire, il était revenu comme auparavant à la pension du père Lamoureux, tandis que Soulès et Oudaille, plus prudents, s’étaient totalement éclipsés depuis cette aventure.

Leurs amis les plus intimes ne savaient ce qu’ils étaient devenus. Coq seul était dans la confidence des deux chefs, et, en l’absence de Soulès, il déployait sur la rédaction du Barbare une dictature de circonstance qui ne pouvait laisser aucun doute sur l’étendue des pouvoirs dont il était momentanément revêtu.

Le journal le Barbare, dont Soulès était le rédacteur en chef, Coq le gérant, et dans lequel Oudaille, Léon Gaupin, le marquis et même Gédéon Mathieu déposaient de temps en temps leur prose ; le journal le Barbare, disons-nous, avait ses bureaux à l’entresol d’une maison formant le coin de la rue Saint-Séverin et du boulevard Saint-Michel, dont le rez-de-chaussée était occupé par un café se développant en façade sur le boulevard Saint Michel.

L’été sur la terrasse, et pendant l’hiver, dans l’intérieur, se rassemblaient par douzaines, mêlées à une quantité d’étudiants, ces filles vagabondes qui pullulent dans toute l’étendue du boulevard Saint-Michel et des rues adjacentes ; troupe errante, immense, lamentable, qui roule sans cesse ses flots débordés des caboulots du quartier Latin aux lupanars en plein vent du boulevard Montmartre.

Cette plaie purulente de la société parisienne, cette armée de la prostitution issue du prolétariat moderne, plus hideux que l’esclavage antique, confine de trop près aux mœurs de la bohême pour que nous puissions voiler entièrement ce triste tableau.

Le café de la Renaissance (c’est le nom du café dont il s’agit) était, à cette époque, une des stations de cet immense itinéraire pornographique qui va du boulevard Saint-Michel au boulevard des Italiens. Il était comme qui dirait un des prolongements du café de Madrid, café essentiellement politique, que fréquentait beaucoup Cambrinus et où la rédaction du Barbare tenait quelquefois ses assises.

C’est dans ce milieu que vivait Karl. On le voyait côte à côte avec ses camarades, coudoyant les filles les plus affichées du bal Bullier, sans que jamais personne lui eût connu une maîtresse, sans que la pureté de ses mœurs eût jamais été troublée par le contact incessant de toutes ces femmes de hasard. Toujours distrait, toujours absorbé par une sorte de contemplation idéale, ayant vaincu les lazzis, les quolibets, les propos obscènes par l’indifférence mélancolique qu’il opposait à toutes les attaques, personne ne songeait plus à le tourmenter.

Né compositeur avant tout, plein de conceptions élevées qui ne pouvaient être comprises que dans des sphères artistiques supérieures, qu’il lui avait été impossible d’aborder, estimant trop son art pour descendre à des compositions du dernier ordre qui l’auraient fait subsister, il vivait misérablement de quelques leçons de musique qu’il donnait çà et là.

Sobre comme un Spartiate, mystique dans ses idées, se livrant par bonté d’âme au contact vulgaire de ses camarades, pour lesquels il avait une extrême indulgence, il formait un contraste frappant avec son ami et collaborateur Léon Gaupin, jeune homme dissipé, entraîné, courant les bals publics, et jetant à tous les hasards son esprit turbulent et sa santé.

Il dépensait en quelques jours la maigre pension que lui faisait sa famille, dans la pensée qu’il utilisait son séjour à Paris pour entrer dans quelque administration. Mais, depuis quatre ans qu’il était à Paris, jamais Léon Gaupin n’avait pris d’inscription, mis le pied dans une école ni frappé à la porte d’aucun ministère ; il avait une passion malheureuse, mais très tenace, pour le théâtre, passant plus de temps à raconter des sujets de pièce qu’à en faire, mais ayant mis sur pied, en somme, cinq ou six pièces, vaudevilles, drames ou opéras, dont il n’avait pu faire recevoir aucune.

Affamé de besoins, de désirs, de fantaisies de toute espèce, il avait vécu pendant quelques mois de l’illusion de faire accepter un livret d’opéra dont Karl avait fait la musique, et qui s’appelait le Siège de Corinthe. Mais l’espérance fabuleuse de faire recevoir un opéra à l’Académie impériale de musique s’évanouissait un peu plus chaque jour, et, malgré démarches sur démarches, ils étaient tous les deux aussi loin du but qu’un voyageur égaré la nuit dans le désert, qui se guide sur les feux follets pour trouver son chemin. Après retouches sur retouches, remaniements sur remaniements, paroles et musique du Siège de Corinthe avaient été repoussées avec perte à tous les théâtres de chant.

Au milieu de tout cela, il fallait vivre ; fils unique et ayant quelque fortune à attendre de son père, Léon Gaupin courait les usuriers du quartier Latin, prêt à signer toutes les lettres de change et à emprunter à tous les taux usuraires possibles.

Le hasard l’avait bien adressé en le faisant tomber dans la pension du père Lamoureux. Il y avait rencontré Lecardonnel et l’abbé Ecoiffier, qui joignaient le métier d’usurier à leurs autres industries plus ou moins occultes, et exploitaient le quartier Latin sous la direction d’un troisième personnage que nos lecteurs connaîtront bientôt.

Léon Gaupin avait emprunté de l’argent à Lecardonnel, il en avait emprunté à Ecoiffier, Dieu sait à quel taux ; mais actuellement le crédit était mort de tous côtés, et le malheureux jeune homme ne savait plus où donner de la tête.

Karl était occupé en ce moment à jouer aux échecs avec l’abbé Ecoiffier dans un coin du café, pendant qu’un brouhaha épouvantable se faisait entendre dans la première pièce, où des couples bachiques folâtraient au milieu d’un torrent de fumée.

Il y avait la, outre Marius Simon, Belgaric de l’Odéon avec Zoé Canada, Gédéon Mathieu, que nous avons vu au cercle de la rue Bergère, Berg-op-Zom que nous ne connaissons pas encore. Nous achèverons rapidement l’esquisse de quelques-uns de ces personnages en commençant par l’abbé Ecoiffier.

C’était un ecclésiastique interdit, ancien directeur d’un pensionnat de jeunes gens, qu’il avait été obligé de quitter pour certains faits de mœurs, inutiles à préciser. Comme l’affaire avait été étouffée à l’origine et que la prescription était acquise à son profit, l’abbé Ecoiffier avait refusé de s’incliner devant la mesure disciplinaire de ses supérieurs. Il était venu à Paris ou il tracassait l’archevêché par toutes sortes de réclamations, de prétentions et d’habitudes contraires aux convenances de son état. Il promenait son chapeau rond et sa soutane à la Bourse, où il faisait de petites affaires ; au Tribunal de commerce, où il plaidait lui-même ses procès. Il s’entremettait pour des mariages véreux et prêtait à la petite semaine sur le carreau des halles.

Du reste, poli, mielleux, instruit, ne disant jamais un mot grossier, défendant au besoin le sacerdoce, mais assistant avec un cynisme imperturbable aux plaisanteries et aux scènes les plus outrageantes pour le caractère dont il était revêtu.

Ecoiffier tenait du renard, Lecardonnel tenait du loup ; du jour où ils s’étaient rencontrés, ces deux hommes étaient devenus inséparables, comme s’ils se fussent complétés l’un par l’autre.

Berg-op-Zom, ainsi qualifié par les habitués de la pension Lamoureux, et qui s’appelait de son vrai nom Michonneau, était un ancien négociant enrichi dans les denrées coloniales, que l’amour de la vie de bohême avait fixé depuis quelques mois parmi les jeunes gens ; épris de leurs intarissables saillies, il ne savait qui il admirait le plus de Cambrinus, du marquis ou de Marius Simon.

Il n’était pas jusqu’à Soulès qui n’eût tiré parti de sa vanité en le faisant entrer à titre d’administrateur dans le journal le Barbare, ce qui lui avait coûté déjà plusieurs milliers de francs ; mais il commençait à se lasser de cette dignité. C’était actuellement Marius qui exerçait le plus d’empire sur son esprit, et le spirituel artiste venait d’inaugurer cette période de faveur par une ouverture de crédit qu’il comptait élargir prochainement.

Belgaric, doublure des seconds rôles à l’Odéon, était le fils d’un chef de bureau du ministère des finances, qui n’avait jamais pu comprendre comment s’était déclarée la vocation de son fils pour le théâtre. Après avoir terminé ses études, ce dernier s’était engagé un beau matin dans une troupe d’acteurs de province et on ne l’avait plus revu.

Après trois ou quatre années de cabotinage consciencieusement accomplies, il était revenu acteur de troisième ordre à Paris, où il maudissait l’injustiee du parterre et l’ineptie des directeurs de théâtres. Ce qui rendait Belgaric assez amusant, c’est qu’avec une vie débraillée et les habitudes de sa profession, il posait, suivant le mot de ses camarades, pour les choses de la conscience, de la morale et du devoir.

Gédéon Mathieu, petit homme d’une quarantaine d’années, un peu voûté, grisonnant, à la voix éraillée et perçante, à l’œil émerillonné, était un médecin spécialiste que son goût pour les plaisirs et pour les fantaisies de la vie parisienne avait voué depuis longtemps à l’impénitence finale de la vie de bohême. Dès qu’il avait gagné quelques louis, il les dépensait immédiatement à un bon dîner ou à une aventure de hasard. On ne lui connaissait pas de domicile certain ; il recevait ses clients chez l’un ou l’autre de ses amis, faisait des affaires médicales de compte à demi tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre de ses confrères, parcourait le même monde interlope que du Clocher, et trouvait toujours le moyen de dîner en ville.