Les Aphrodites/7-3

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Briard (Poulet-Malassis) (p. 40-68).

QU’ON ME CHANGE CES TÊTES !




TROISIÈME FRAGMENT.




Certain étranger, arrivant de l’île Bourbon, avait mis pied à terre à Paris, chez madame Durut, qui y fait tenir, comme on sait, un hôtel garni. Le lendemain, ce voyageur fit prier notre amie, madame Durut, de vouloir bien venir elle-même lui parler. Elle eut cette complaisance, et voici quel fut leur entretien :

L’Étranger. — Je suis bien votre serviteur, ma chère dame. Il faut que vous soyez connue dans les quatre parties du monde, car c’est à l’île Bourbon qu’un individu qui habite ce lointain séjour depuis douze ans a appris le nom et la demeure de l’illustre madame Agathe Durut.

La Durut. — Je n’aurais jamais imaginé, monsieur, que ma renommée se fût envolée si loin. Pourtant, avant que je m’en félicite, il est bon de savoir si c’est du bien ou du mal qu’on se donne la peine de dire de votre servante, au delà des mers.

L’Étranger. — On n’y a fait, devant moi, que votre éloge ; et ce qui vous le prouvera, c’est que je viens vous offrir ma confiance pour une affaire du plus grand intérêt, dont peut dépendre le bonheur ou le malheur de ma vie.

La Durut. — Comment pourrai-je…

L’Étranger. — Daignez m’écouter. Vous connaissez, dit-on, tout Paris, et surtout les gens de haut parage ?

La Durut. — Tout Paris, c’est beaucoup dire ; j’avoue pourtant d’y connaître infiniment de monde…

L’Étranger (avec intérêt). — Et de ce nombre, madame, y aurait-il par hasard quelqu’un du nom de Limefort ?

La Durut (avec feu). — Limefort ! vous ne pouviez vous adresser mieux. Tous les Limefort sont de ma connaissance, et de plus, bien particulièrement.

L’Étranger. — Il s’agit pour moi d’avoir un éclaircissement de la plus grande importance avec celui qui se nomme Roch-Balthazar-Marcel.

La Durut (à part). — C’est le marquis. (Moment de silence.)

L’Étranger. — Eh bien ! madame ?

La Durut (observant et hésitant). — Monsieur,… si vous arrivez dans Paris pour avoir une conversation avec ce galant homme,… une affaire,… quelque procès,… je ne le connais pas…

L’Étranger. — Soyez sans inquiétude. Ce dont j’ai le dessein de l’entretenir n’aura (en soupirant), je crois, pour lui rien que d’agréable.

La Durut. — Eh bien ! monsieur, je connais donc votre Roch-Balthazar-Marcel, marquis de Limefort. Le pauvre cher homme ! (L’étranger se trouble.) il a dans ce moment-ci bien de l’affliction…

L’Étranger (plus troublé). — Que dites-vous ?

La Durut (souriant). — Laissez-moi donc achever,… et bien du plaisir.

L’Étranger (à part). — Ouf ! (À madame Durut.) Parlez sans énigme, ma chère Durut.

La Durut. — C’est qu’il avait une femme… (L’étranger tressaille.) Elle vient de mourir.

L’Étranger (à part). — Je respire.

La Durut. — Vous concevez bien qu’avec un bon cœur on éprouve toujours…

L’Étranger (avec crainte). — Il l’aimait beaucoup, apparemment ?

La Durut. — Oui, par reconnaissance[1] : elle était extrêmement riche.

L’Étranger. — Eh bien ?

La Durut. — Eh bien ! monsieur hérite de tout. (Madame Durut remarque que l’étranger apprend cette nouvelle d’un air bien indifférent)

L’Étranger. — Comment existe-t-il, ce marquis ?

La Durut. — Lui ! C’est un bon vivant, plein d’honneur, fou de plaisir,… aimant les femmes et fait pour elles. Ah ! dame ! c’est sur l’article un démon. Buvant sec, toujours le petit mot pour rire, caustique en diable avec les gens qui ne lui plaisent point, généreux comme un roi, depuis qu’il est devenu riche.

L’Étranger. — Riche ! je suis fâché qu’il le soit.

La Durut. — Comment, monsieur, vous voudriez donc du mal à un homme que je viens de vous donner pour le meilleur de mes amis ?

L’Étranger (souriant). — Moi ! lui vouloir du mal ! non pas, madame…

La Durut. — Et cependant son opulence ne vous réjouit pas.

L’Étranger. — C’est mon secret. À bon compte, voudriez-vous bien me procurer un tête-à-tête avec monsieur de Limefort… chez lui,… chez moi,… comme il voudra ?

La Durut (défiante). — Vous allez un peu vite. Quoique fort amie de votre homme, j’avoue que je ne suis pas trop sûre de mettre la main dessus…

L’Étranger. — N’est-ce pas à Paris qu’il habite ?

La Durut. — Assurément ; mais c’est que tous ses pareils viennent de se mettre à la fichue mode d’aller sur le bords du Rhin[2] joindre l’armée de nos princes émigrés. Quand je dis leur armée, ils n’en ont point, nous le savons ; n’importe ! ils font semblant d’en avoir une et de vouloir faire des merveilles avec ; va-t’en voir s’il viennent ! Il s’agit donc de savoir si l’ami Limefort n’a pas donné comme un autre dans cette bosse…

L’Étranger. — Vous me percez le cœur ! Informez-vous du moins où l’on peut lui écrire, ou le joindre, cela vaudrait mieux. Oui, j’irai s’il le faut… (Avec tristesse.) J’avais une charmante espérance ; d’un mot, vous avez tout gâté !

La Durut. — La ! la ! ne vous attristez pas trop avant d’être plus au fait. J’ai quelque pressentiment de n’avoir que d’heureuses nouvelles à vous rapporter du message que je vais faire à l’heure même. (Durut se lève.)

L’Étranger (la retenant). — Un moment ; j’ai quelque chose encore à vous dire avant de nous séparer. Mais voyez si personne n’est à portée de nous entendre…

La Durut. — Nous avons le salon entre nous, et les gens…

L’Étranger. — N’importe…

La Durut (regardant). — Il n’y a personne… Mais pour plus de sûreté je vais fermer là-bas…

L’Étranger. — C’est bien fait. (Durut va tourner en dedans la clef qui ferme l’antichambre et revient.)

La Durut. — Nous voici bien seuls. (Elle ferme.)

L’Étranger (prend alors une main de la bonne Durut, et, l’apportant sur sa poitrine,… cette main y touche une paire de tétons assez agréables). — Je suis femme…

La Durut (surprise). — Je m’en aperçois.

L’Étrangère (rassise). — Et j’aime le plaisir à la fureur.

La Durut. — C’est pour cela…

L’Étrangère. — Comme on le doit à quelqu’un dont on a la meilleure opinion. Or, ne voulant pas me répandre ici beaucoup avant d’avoir mis en règle quelques objets de fortune et d’autres intérêts ; bien avertie d’ailleurs que l’excellente Agathe est une femme de ressource, discrète, infiniment adroite à servir ses amis, moi, qui veux absolument en être,… (Elle met en même temps une bourse assez lourde dans la main qu’elle vient de prendre à madame Durut)… je la prie, sans rougir et sans crainte de l’offenser, de me procurer un joli homme…

La Durut (souriant). — Cela se peut.

L’Étrangère (avec émotion). — Vous êtes une bonne amie, mais choisissez-le si jeune et si joli que je puisse l’avoir près de moi sous l’habit de femme et qu’il représente, à s’y méprendre, une fille que j’aurais la fantaisie d’entretenir ; car, aussi longtemps que je porterai des culottes, je dois garder de me faire prendre pour un de ces messieurs. (Elle montre ses manchettes.) Lorsque je reprendrai le costume de mon sexe, eh bien ! on verra ma semblable ; plus d’indécence… Qu’en dis-tu ?

La Durut. — Votre fantaisie exige tout mon intérêt, et votre générosité tous mes services. Cependant, gardez cet or : il ne peut encore m’appartenir. (Elle veut rendre la bourse.)

L’Étrangère (refusant). — Non, non, ma chère, c’est un faible à-compte pour le petit être que tu peux me destiner ; ensuite ce sera mon affaire de proposer à cet enfant un arrangement convenable. (Avec feu.) Va, cours ! mon essentielle amie ; songe que te voilà confidente de tout ce qui m’intéresse le plus au monde, et que tu es devenue l’arbitre de mes destinées. Songe que tu vois une femme brûlante, accoutumée là-bas au plus succulent régime, et qui pourtant, depuis qu’elle a mis le pied sur le vaisseau…

La Durut. — Mais, écoutez-donc, en attendant la demoiselle de compagnie, et même sans préjudice, rien n’empêcherait qu’un beau grand et râblé valet de chambre, écuyer, comme vous l’entendrez…

L’Étrangère. — Fi ! fi donc ! J’ai jusqu’ici (la gorge) de ces grossières jouissances. Je ne reviens pas à Paris pour y reprendre le train de l’île Bourbon : j’ai juré la réforme. Si je me suis courageusement privée de deux nègres qui valaient un million, ce n’est pas pour retomber dans la crapule avec les Pasquins de votre capitale. Il est temps que je devienne sage, ma chère Durut,… à trente-quatre ans…

La Durut. — Qu’est-ce que cela ? J’en ai bien trente-six, moi qui vous parle ! et dame ! Dieu sait que je n’en donne pas ma part aux chiens…

L’Étrangère (souriant). — Ce serait en effet dommage. Cependant j’en aurais tout assez avec ce dont je t’ai priée. Pense seulement que j’en ai le plus urgent besoin.

La Durut. — Avant trois heures, à compter de cet instant, vous serez servie…

L’Étrangère (enchantée). — Tout de bon ?

La Durut. — Et ce sera, je m’en flatte, au delà de votre espoir.

L’Étrangère (avec passion). — Embrasse-moi, ma chère bienfaitrice ! (Elles s’embrassent.) Ah ! je vois bien que l’on ne m’a rien dit là-bas de toi qui ne soit encore au-dessous de ce que tu mérites !

La Durut. — Vous me gâtez. Adieu, je vole pour vous.

L’Étrangère. — Adieu, mon cœur. (Elles se quittent.)


Quel dommage que le roman ne soit pas notre genre ! Comme nous pourrions nous délecter à conter, dans un bon gros volume, les aventures de cette étrangère si brûlante, si aguerrie, qu’on voit déjà n’être pas dans une situation ordinaire ! Quelle riche matière pour de ronflantes périodes bien morales, bien oratoires ; pour des tableaux d’un beau brun foncé, vivifiés par-ci par-là d’éclairs de scandale et d’indignation ! Mais quoique nous allions volontiers terre à terre, étant incapable des sublimes élans de nos modernes inspirés ; comme nous ne laissons pas d’embrasser dans nos fragments profanes un grand nombre d’individus, il nous est impossible de citer à propos de chacun, même en abrégé, tout ce que son histoire particulière peut offrir d’intéressant ou de bizarre. D’après les scènes que nous allons esquisser, quelque amplificateur (qui devinera tout ce que nous n’aurons pas dit) sera bien le maître de traiter notre sujet dans le goût à la mode, c’est-à-dire sous le point de vue des mœurs et surtout avec égard à la nécessité de multiplier les feuilles, afin de donner une certaine valeur à son ouvrage. D’ailleurs, en nous copiant, il trouvera moyen de faire encore du neuf, la catastrophe que nous avons à décrire ayant un beau côté sentimental qu’il est infiniment aisé de rendre larmoyant à mériter tous les suffrages. Ah ! nous le répétons, que n’avons-nous un certain talent avec lequel ce qui, traité par nous, ne sera que comique et ridicule, serait susceptible de devenir une belle horreur bien criminelle, tragique au besoin, et qui pourrait arracher aux lecteurs purs d’admirables déclamations contre la perversité de cette fin de siècle ! Nous, stérile dans ce genre si digne d’éloge, nous qui rions sottement et de tout, nous allons nous borner modestement à rapporter, au sujet de l’étrangère, ce qu’il est indispensable de savoir afin de comprendre quelque chose à ce qu’on verra bientôt se passer entre elle, Limefort et les accessoires de leur imbroglio principal.


Un adolescent, joli comme l’Amour, fait comme Antinoüs, ardent pour les femmes et soutenant cette passion des plus recommandables moyens de les servir, Limefort, en un mot (d’ailleurs peu riche au temps dont on parle à présent, car il dépendait alors d’un père avare, sans entrailles[3], qui ne lui donnait bien juste que de quoi se soutenir dans les mousquetaires), Limefort, dans cette étroite position, se consolait au moyen du travail, lisant, écrivant et cultivant les arts agréables. Il était très-bon musicien et dessinait avec grâce. À la faveur de ces talents, il était reçu dans plusieurs maisons plus ou moins austères dont les portes ne se fussent point ouvertes (du moins le jour) au simple plumet, et surtout au mousquetaire noir… Au nombre de ses plus intimes connaissances étaient deux dames, mère et fille : la première, étourdie par nature et par ton, poëte assez ridicule, catin surannée qui depuis dix-huit ans ne s’en croyait toujours que dix-huit ; la seconde, désirable jouvencelle pleine de sens, peignait avec un vrai talent ; elle avait de plus dans le cœur le germe de tous les jolis vices qui sont de la compétence du beau sexe. On pourra juger du degré d’esprit fort et d’impudence de ces Antées (c’était leur mot) quand on saura que la mère trouvait très-bon que mademoiselle Fleur[4], qui se consacrait au genre de l’histoire, étudiât d’après la nature vivante et le nu. Il prit soudain à l’ingénieuse Fleur l’envie de peindre la mort d’Adonis. Madame Hanneton[5] goûta d’autant mieux cette idée poétique, qu’elle-même avait eu le projet de chanter cette catastrophe dans un petit poëme, ou tout au moins dans une héroïde.

Comme en fait d’art,


...........Alterius sic
Altera poscit opem res, et conjurat amice[6],


le feu d’une imagination embrasant nécessairement l’imagination voisine, madame Hanneton ne douta plus que du concours de sa propre inspiration et de celle de sa fille il ne résultât deux chefs-d’œuvre. D’ailleurs, la muse s’était soudain frappée d’une double convenance où l’art et la décence trouvaient leurs avantages à la fois. Il était tout simple qu’elle servît de modèle comme Vénus, et l’ami Limefort comme le héros de la déplorable aventure. Il allait être charmant de pouvoir, à l’insu de l’univers, produire d’aussi belles choses entre soi.

Tandis qu’on était possédée de cette folie dans la maison de madame Hanneton, monsieur courait le monde, possédé du goût de la botanique, herborisant par monts et par vaux, ayant plus d’une fois franchi nos frontières, et même les mers, à la piste de quelque espèce qu’il était au désespoir de ne connaître que par les livres.

Sur ce pied, ces dames étaient parfaitement maîtresses de leurs actions.

Madame Hanneton, effet à peu près véreux, mais qui avait encore un peu de cours sur la place des très-jeunes gens (faciles en affaires, comme on sait, et fort économes de protêts), madame Hanneton s’enfermait souvent avec le complaisant Limefort. Il lui aidait, disait-elle, à trouver la rime ; mais, au vrai, leurs fréquents apartés n’aboutissaient qu’à perdre la raison. C’est peut-être à cause de cela qu’il n’y avait ni rime ni raison dans les poésies de la chère dame. L’obligeant Limefort eût sans contredit beaucoup mieux aimé l’emploi d’entretenir la palette et de nettoyer les pinceaux de l’aimable Fleur, à laquelle il accordait bien volontiers l’amoureux hommage qu’un grand œil noir, brûlant, et mille autres charmes semblaient exiger ; mais alors il était encore trop jeune mousquetaire pour cesser d’être timide. D’ailleurs, Fleur à dix-sept ans, et maniant les crayons depuis l’enfance, n’avait encore de passion que pour son art. À peine commençait-elle à se sentir piquée d’une espèce de préférence qu’un charmant garçon semblait donner à madame Hanneton, chez qui, sans être artiste, il devait s’aperçevoir qu’il n’existait plus ni belles formes, ni fraîcheur… Cher lecteur, j’allais, sans y faire attention, tomber dans la faute que j’ai dit plus haut vouloir éviter, et je m’embarquais insensiblement sur le courant d’une tortueuse nouvelle. N’ayez pas peur : je ressaute sur le rivage, et vous n’essuierez point la corvée d’un roman.

Le tableau d’Adonis expirant eut lieu : madame Hanneton eut la gloire de poser en façon de Vénus. Vous imaginez bien que la jeune artiste eut beaucoup de peine à se garantir de copier ce qu’offrait avec autant de confiance que d’amour-propre la postiche divinité. Quelques études secrètes, faites sur elle-même avant de se mettre au travail, orientaient bien mieux son talent et lui fournissaient les plus heureuses réminiscences ; aussi sa chère mère était-elle dans un complet enchantement. Quant à Limefort, Adonis incomparable, il remplissait l’objet à tourner les têtes de ces êtres ignés qui, huit heures par jour, s’enivraient du moins scrupuleux étalage de ses formes parfaites. Cependant, quelque intérêt qu’ait madame Hanneton à ne pas perdre un seul moment de ces délectables séances, en dépit de la décence qui commandait encore qu’une mère fût toujours là, parfois un éclair de verve faisait éclore dans le cerveau de la muse quelques vers heureux qui pouvaient prédire l’accouchement prochain d’une tirade tout entière : alors il fallait bien s’arracher malgré soi, courir au secrétaire, s’enfermer avec le génie, de peur que la moindre distraction ne l’effarouchât et ne le fît s’envoler… Ce fut à travers ces conjonctures si favorables à l’espièglerie du sieur Cupidon, que celui-ci se fit un point d’honneur d’égarer la jeune Dibutade et son trop discret modèle. Séduit le premier, comme de raison, l’ardent Limefort ne pouvait plus rester en place dès qu’il se trouvait tête à tête avec la désirable Fleur. Grandes contestations entre eux d’abord, avant qu’il obtînt qu’elle quittât dans ces heureuses occasions la contrariante palette. Insensiblement ce fut avec moins de peine, bientôt volontiers, bientôt sans qu’il fût besoin de la moindre prière ; en un mot, ce fut enfin à qui des deux, in petto, soupirerait le plus pour que la maman fût souvent agitée de son démon versificateur… Il résulta de tout ce galant tripotage… un enfant !

On ne pensait plus guère au studieux papa : peut-être était-il aux antipodes. Mais voilà que, sans avoir dit gare, il tombe comme une bombe au milieu de son Parnasse domestique… Un valet effarouché n’ayant pas eu la présence d’esprit de prévenir les muses, elles sont surprises au fort de la plus intéressante situation. Dans le moment, Vénus chatouillait, du bout de ses pendillantes mamelles, le sein d’albâtre de l’expirant Adonis, cherchant encore à lui souffler dans un divin baiser une flamme nouvelle.

Monsieur Hanneton, gentilhomme assez malappris, nullement poëte, nullement homme du monde, et qui n’a même pas la docile pusillanimité d’un savant, monsieur Hanneton s’avise de prendre la chose de travers. Pour la première fois de sa vie il vient à s’imaginer que son honneur, peut-être, est, même de plus loin, grièvement compromis. Il s’emporte, il jure, il s’égare au point de frapper, comme un autre Diomède, Vénus, qui n’hésite pas à lui jeter au visage des griffes un peu moins douces que les doigts d’une divinité.

Par malheur, Adonis, à travers sa prompte toilette, se trouve atteint de quelques éclaboussures. Mal en prend à l’imprudent Vulcain. On le rosse, et voilà notre Olympe en raccourci devenu le théâtre d’un combat très-vif, mais qui, par bonheur, ne passe pas les bornes du comique, et dont le plus grand inconvénient est que tous les gens du logis en sont témoins…

Les vitres ainsi cassées, et ces têtes, les plus mauvaises de Paris, ne faisant respectivement rien de ce qui pourrait civiliser la ridicule aventure, elle a bientôt dans le quartier tout l’éclat possible. Pour surcroît, l’état de la coupable Fleur vient enfin à être découvert, et monsieur Hanneton fait la sottise d’intenter un procès, afin que Limefort lave son injure en épousant.

Il arrive de là, d’abord que le pauvre Adonis est mis provisoirement à Saint-Lazare, de la part de monsieur son père, en hâte, le mariage n’étant nullement sortable. L’obstiné botaniste refusant, comme un sot, de raisonnables dédommagements, l’engeance chicanière, pour qu’on soit délivré de lui, s’avise d’une diversion. Il a déjà mis avec esclandre sa femme au couvent : elle s’est pourvue en séparation, pour cause de violence. On la soutiendra. De plus, comme il ne mit de sa vie de l’ordre à rien ; comme, pour courir les champs, il a laissé ses affaires très-embrouillées ; comme madame Hanneton les a depuis empirées de son mieux, on éveille les créanciers. Ils se liguent, l’attaquent, mettent le feu aux quatre coins de sa mince fortune, lui serrent le bouton, le forcent à déguerpir enfin. Il pourra désormais herboriser tout à son aise sur la vaste surface de notre boule terraquée.

Pendant que le diable faisait ainsi des siennes chez l’imbécile Hanneton, la pauvre Fleur gémissait prisonnière et cruellement traitée dans la maison paternelle. Quand il fallut en sortir, une sage-femme intrigante la reçut chez elle. Cette commère l’intéressa tout de suite auprès de quelques béates de la paroisse, et se fit à elle-même un certain bien en quêtant des secours pour sa malheureuse pensionnaire, qui à la fin accoucha.

Dans cette conjoncture, madame Secret fait pour le mieux. L’enfant est placé, la mère soignée. Lorsque enfin celle-ci touche à son entier rétablissement, il s’agit d’aviser pour elle aux ressources. Madame Secret dit bien un mot en passant de celles que procure infailliblement ce tant doux péché qui… Mais au premier mot la convalescente a froncé le sourcil… Ce n’était donc que par prétérition, et pour mettre mademoiselle en garde contre le piége des plus séduisantes épreuves, que la sage-femme avait fait mention de cette horreur ; cependant elle est bien aise d’avoir, sans dessein, acquis une preuve du vrai retour à la vertu, de la délicatesse, de la piété que garantit une répugnance ainsi marquée pour ce dont tant de femmes fragiles, une fois qu’elles sont tarées, font volontiers un pis aller. Mieux vaut en effet moins d’aisance, moins de plaisirs, et plus de repos intérieur, plus d’estime de soi-même et de certitude du salut. Sur ce pied, c’est la vie religieuse qui convient uniquement à la nouvelle Madeleine. Bientôt madame Secret a trouvé, comme par la grâce particulière de Dieu, certaine communauté où, pourvu que le passé ne puisse être découvert, on recevra sans dot une personne honnête ruinée par des malheurs, et qui peut être utile par son éducation et son talent.

À cette offre, l’infortunée Fleur s’enthousiasme. C’est le ciel qui s’explique sans détour ; elle ne saurait voler assez tôt où ses décrets l’appellent : la pieuse clôture sera pour elle le port du bonheur ! Il lui tarde d’arborer la guimpe propice. Ses seuls jours languissants, malheureux, sont ceux d’un inutile noviciat qui, loin d’éprouver, ne fera qu’enflammer davantage une vocation émanée d’en haut. Elle part ; elle est agréée, tondue, guimpée, le plus tôt qu’elle peut ; elle prononcera les vœux terribles et solennels. Jésus-Christ n’a pas une plus ardente épouse, ni le directeur une plus vétilleuse, une plus importune pénitente. Pour peu que cela dure, il faudra que mère Conception obtienne toute vive du saint-père un brevet de sainteté.

Mais, hélas ! quel besoin a donc cette créature, à peu près céleste, de la funeste intervention d’un père Anaclet ? Pourquoi ne prévoit-elle pas les dangers de sa trop fréquente communication avec une grosse figure de cordelier, aux impurs éléments, qui vient vicier l’atmosphère d’amour divin dont l’Esprit saint a fait à cette élue la grâce de l’entourer ? Quel malheur ! quel sacrilége ! À la longue, cet homme, bien terrestre, bien lubrique, joufflu, vermeil, carré, pectoré, musculeux, au lieu d’affermir la dévotion de cette fervente nonne, la corrompt et lui fait enfreindre le plus important de ses vœux ; la détournant en un mot tout à fait des voies du salut, il la ramène, grand train, sur le penchant rapide qui conduit à coup sûr aux éternels abîmes de l’enfer ! Dès lors, mère Conception déteste un état ci-devant chéri. Elle abhorre ses serments et ses chaînes. Son consolant, son infatigable père spirituel meurt, on ne sait à propos de quoi, si ce n’est peut-être des fatigues de la direction fortunée ; car plus d’une révérende mère avait part à l’extension abusive de ses onctueux devoirs.

Pour comble de malheur, un noble poupet, épaulé par des douairières de Versailles, à peine sorti du séminaire, frêle, grêle, blême, à la poitrine délicate, vivant de pâte de guimauve et de sirops, succède, contre le vœu du couvent, au personnage le plus essentiel.

On enrage ; un désespoir secret s’empare de plusieurs. La révérende mère Conception est la plus outrée ; il se prépare une révolution, où se conjure notre héroïne, à la tête : elle souffle l’exaltation dans les cœurs trop lents à s’enthousiasmer d’audace et de liberté. Bref, une belle nuit, le feu prend aux quatre coins du saint sérail… C’était en province, et même dans une garnison. Aux premiers sons de la cloche, les secours volent de toutes parts… Mais puisque c’est aux Ursulines qu’est arrivé le malheur, chaque jeune officier, sans s’être concerté sur ce point, s’apprête à diriger sa pompe vers de petits foyers particuliers où sans doute un secret incendie, quoiqu’à petit bruit, doit bien faire de plus intéressants ravages. L’ost du Seigneur est bientôt pris d’assaut par cette bouillante jeunesse… Ô prodige ! ô bonheur ! la première victime que le désordre général livre au cher Limefort, l’un des héros de l’aventure,… c’est Fleur ! c’est mère Conception, qu’il n’aurait garde de reconnaître, mais qui l’a reconnu de dix pas, qui se précipite dans ses bras, qui l’étreint, l’adore, le dévore et le conjure de l’enlever, s’il ne veut pas qu’à ses yeux elle coure se précipiter dans le plus terrible des brasiers qui consument à l’envi la sainte maison. S’il hésitait, elle serait assez folle pour exécuter ce dont elle le menace : l’humanité triomphe !

Il vient à bout, non sans peine, d’escamoter, à la faveur d’un chapeau d’uniforme et d’un manteau vert, sa conquête déguimpée qu’il emporte, criant que c’est un camarade blessé par la chute d’une poutre et dont l’état exige un prompt secours. Comme en même temps tout se consume et s’écroule autour d’eux, comme chacun pense à soi, ne s’amusant guère à contrarier les autres, mère Conception, dragon impromptu, et nombre d’autres, par différentes ruses, sont arrachées de leur odieuse prison. Un tiers du couvent perd ainsi son clocher ; tout le reste est à peu près plus ou moins pollué, ou se désespère de n’avoir aucune part aux bénéfices de cette indulgence plénière. Cette nuit fameuse, cher lecteur, fut pour notre criminelle autant qu’heureuse héroïne l’époque d’un nouveau titre à la maternité.

Cependant le lendemain les têtes sont un peu refroidies : on tâche de rassembler les nonnes dispersées ; leurs galants ravisseurs sont en quelque sorte priés de les rendre telles qu’elles se trouveraient. Plusieurs de ces ex-vierges reparaissent d’assez bonne grâce ; quelques-unes forcent à ce qu’on les ramène d’autorité… Mais une surtout, une seule, ne peut se risquer d’y rentrer ;… plutôt mourir ! C’est mère Conception, c’est celle qui, d’une main scélérate, a porté de sang-froid les flammes dans le grenier à foin ! Mille voix publient déjà son crime, mille tourments l’attendent, ou peut-être la mort. “ — Eh bien ! s’il faut périr, que je périsse libre, dit-elle ; je ne me recloître plus ! „ On sent ce que tant de courage doit donner d’embarras à l’humain, galant mais par trop imprudent recéleur. “ — Me sauver, ou m’égorger, ou me voir prendre moi-même cette peine ! je ne te laisse que deux jours pour le choix. „ — Elle n’a pas d’autre refrain… Cependant le temps s’écoule et les délais se multiplient. Au bout d’un mois, Limefort, clairement averti de l’honneur qu’il a d’être père pour la seconde fois, sent plus douloureusement les épines mêlées à sa couronne de roses, et pourtant il n’a pris encore aucun parti décisif. La nonne commence à le presser, elle craint également ou qu’il ne vienne à perdre la tête, ou qu’il ne médite peut-être quelque trahison. Il en est pourtant bien incapable. Les précautions qu’exige la prudence sont méconnues par une créature violente, qui les prend tout au moins pour une conduite molle, si elles ne sont pas un indice d’ingratitude et de manque d’attachement.

Une nuit, pendant que Limefort était de service, son amante, sa furie a disparu. Comment ? pour aller où ? sans argent ! sans hardes ! Elle s’est peut-être donné le coup de la mort ? ou jetée dans la rivière qui coule sous les fenêtres de sa chambre écartée ? Sur tout cela, pas l’ombre d’un éclaircissement pendant treize ans.

Cette cruelle incertitude a causé, sans contredit, à l’honnête ravisseur un chagrin bien vif et de longue durée. Cependant il servait, il voyageait, il était beau ; les femmes le distinguaient, s’emparaient de lui, l’occupaient, et sans de grands efforts accumulaient tant de jolis souvenirs sur celui déchirant de mère Conception, si aimable mais si folle et si dangereuse ! Avouons qu’au bout de trois ans il n’y pensait plus.

Faut-il ajouter, lecteur, que l’étrangère qui déjà, par les soins de Durut, s’est abouchée avec le marquis de Limefort, c’est notre démon déguimpé, notre Érostrate femelle ? Avouez que vous l’aviez deviné.

  1. La marquise de Limefort était une Hollandaise plus âgée que son époux et qui, lorsque les Hollandais commencèrent à se désunir, avait transporté chez nous plus des trois quarts d’une grande fortune réalisée en excellents papiers, en diamants et en ducats. Galante, cette dame avait accroché le marquis, serviteur essentiel, honnête ami, pauvre et méritant un meilleur sort. Elle l’avait épousé, non pour posséder cet homme exclusivement et le convertir en mari fidèle, mais pour jeter sur ses propres fredaines un voile décent. Sur ce pied, le couple vivait dans une union parfaite. Madame de Limefort, d’une pétulance étonnante chez une femme de son pays, abusait un peu trop de son esprit fort, de sa constitution robuste et du genre de vie masculin qu’elle préférait à celui qui sied mieux à son sexe. Au retour d’une partie de chasse fort vive où elle s’était considérablement échauffée (les malins ajoutent : de plusieurs manières), elle eut le malheur de se refroidir. Une fluxion de poitrine survint qui lui fit plier bagage au bout de quatre jours. — Avis à nos aimables folles.
  2. Madame Durut sait très-bien que Limefort a eu le bon sens et l’adresse d’échapper de cette toile d’araignée où tant de nobles moucherons se sont désastreusement empêtrés ; mais elle veut avoir le temps de consulter le marquis avant de l’aboucher avec un être auquel elle ne se fie point encore. Elle ment pour avoir de la marge et faire tout pour le mieux.
  3. C’est bien ainsi que sont en droit de définir leurs maussades pères ces aimables qui ne peuvent obtenir, à compte du bien qu’ils savent d’avance être le leur, de quoi jouer un jeu d’enfer, entretenir des filles, parier aux courses de chevaux, etc., toutes choses si nécessaires, afin que la jeunesse du temps qui court existe un peu décemment. (Note de l’Éditeur).
  4. Nom de société.
  5. La mère : son époux, originaire d’Irlande, se nommait ainsi.
  6. “ Un talent appelle le secours de l’autre, et plaide
    à son tour amicalement. „ (Version littérale de ce passage
    de l’Art poétique d’Horace.)
    (Note de l’Éditeur.)