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Les Aphrodites/8-4

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Briard (Poulet-Malassis) (p. 162-189).

VAUT-IL MIEUX ÊTRE SAGE ?




QUATRIÈME FRAGMENT.




Dès que le prétendu suicidé sir Henry avait éprouvé l’effet de cette terrible potion qui devait l’anéantir pour quelques heures, un des Esculapes de l’hospice, vêtu en magicien, s’était établi auprès de lui. Au plus fort du sommeil, on avait emmaillotté le pauvre baronet en façon de trépassé, ne montrant à nu que le bas du visage, afin de pouvoir respirer ; tout le reste était enveloppé de larges bandes de fine toile qui, le serrant de toutes parts, collaient les mains aux cuisses, réunissaient les jambes et les pieds, mais laissaient à dessein une maligne lacune à l’endroit de certain objet… sujet aux variations, et qui, toutefois, ne joue pas un rôle brillant chez les gens accablés de sommeil ou transis de peur. Les yeux, dont il s’agissait surtout d’interdire totalement l’usage à sir Henry jusqu’à nouvel ordre, étaient moelleusement bouchés d’un petit coussinet dont on lui avait ceint la tête. Dans ce mortuaire et gênant costume, notre homme (encaissé à peu près comme la momie adorée, mais avec moins de façons) avait été descendu dans le souterrain de la grande rotonde, au parquet de laquelle il y avait pour lors un trou circulaire de douze pieds de diamètre, entouré de garde-fous. Dans cette occasion, le souterrain dont nous parlons, et qui a vingt pieds de profondeur, est décoré en caverne infernale, construite en apparence de blocs de rochers irrégulièrement entassés, et dont la voûte, à l’endroit où elle était crevée, semble menacer d’écraser dans son inévitable chute ce qui peut se trouver perpendiculairement au-dessous. Plusieurs arcades inégales forment le pourtour et fournissent autant de sombres entrées. Une mousse sèche et d’une triste couleur se mêle à des touffes de ronces et même à des arbustes résineux, pour tapisser les murs lugubres de la coupole de cet horrible séjour.

C’est là que, perclus dans son sépulcre, l’extravagant baronet se trouve couché sur le dos, ne pouvant rien voir, mais très-bien entendre, lorsque enfin il s’éveillera.

Vers une heure du matin, il donne quelques signes de vie. L’Esculape lui porte à l’instant sous le nez des esprits volatils qui doivent achever de dissiper les vapeurs causées par le breuvage ; et tout aussitôt l’assemblée, par un moyen muet dont on est convenu, se trouve avertie que le divertissement de la résurrection peut commencer.

Nul doute que la première idée du patient, quand il se trouve si gêné, ne soit : “ Oui, c’est tout de bon, je suis mort. „ L’horreur des ténèbres,… le silence,… achèvent de l’en persuader… Cependant son compte ne se trouve point encore à ce trépas si courageusement affronté… Qu’est-il donc ? où est-il ? et pourquoi n’a-t-il pas déjà retrouvé celle qui lui a donné là-haut un rendez-vous si positif ? Pendant que ces pensées l’agitent, il entend en l’air l’entretien suivant :

Une Voix[1]. — Tu dis, John, que c’est ce même fou qui promenait par l’Europe cette châsse dans laquelle était l’effigie d’une belle femme ?

John (parlant du nez et prononçant comme ceux qui ont un chancre au palais). — Oui, milord, c’est lui ; c’est ce sir Henry Harisson, dont on se moquait si fort à Rome du temps où nous y étions, le même qu’un jeune Français se flattait d’avoir fait cocu récemment à Paris, avec l’original très-vivant de la copie inanimée, objet de tant d’amour et de regrets. J’ai reconnu cette figure d’homme tout de suite. Braquez d’ici votre lorgnette, milord, et prenez bien garde de tomber dans le trou…

Milord (feignant une extrême attention). — Tu as, ma foi ! raison : c’est lui !… c’est notre baronet en personne ! Encore un extravagant de plus parmi nous. Mais il n’est point défiguré !… Quel genre de mort a-t-il donc choisi ?…

John. — Le poison, dans du vieux vin de Hongrie.

Milord (soupirant). — Il a été mieux avisé que moi, qui me suis si gauchement brûlé la cervelle et me vois condamné, pour tous les siècles, à repousser la beauté par ma tragique laideur, tandis que l’heureux état où je me trouvais au moment du trépas me force à brûler de la soif des faveurs du beau sexe…

John. — Détournez ces idées, milord.

Milord (avec douleur). — Ô ma petite Cléophile ! je me suis tué pour toi par jalousie, la rage dans le cœur, mais le désir autre part ! Tandis que tu me cocufies du matin au soir dans Paris, je bande vainement chez les morts, poursuivant, sans jamais en atteindre aucune, des vierges folles suicidées à leur manière, qui fuient dès que je parais à leurs yeux avec mon crâne démoli, sanglant et privé d’un œil… Que Lucifer confonde l’amour et toutes celles qui l’inspirent, aussi bien sur terre que dans les enfers !

John. — Là, là, milord, calmez-vous.

Milord. — Tu en parles bien à ton aise, heureux coquin ! Mort de la vérole sublimée, que tu cherchas dans les coulisses du boulevard, afin de rejoindre ton maître par un détour, parce que tu n’avais pas eu le courage de prendre comme lui le plus court chemin, ici du moins tu peux t’en donner à cœur-joie ; rongé de toutes les vilenies qu’on ramasse en barbotant dans les cons ulcérés, distillant de ton bec-à-corbin cramoisi la verte et corrosive essence du virus, tu t’assortis ici, sans crainte de pis, avec des damnés du peuple et de la cour aussi maléficiés que toi. Tu jouis dans l’ordure, et moi j’enrage dans le sentiment, et nous en voilà, chacun dans notre genre, pour une toute petite éternité !

John. — J’avoue, mon cher maître, que pour un empire je ne retournerais pas là-haut, dussé-je y être aussi beau garçon et aussi riche que vous l’étiez de votre vivant. Je ne conçois pas, par exemple, comment cette superbe créature qui fixe en ce moment l’attention de tout l’empire souterrain a pu se résoudre à subir l’épreuve des enchantements de Nécrarque. On ne sait par quel micmac, tandis que l’angélique Zéphirine faisait des efforts pour remonter, son imbécile d’adorateur s’est si fort pressé de descendre. Il y a du malentendu dans tout ceci.

Milord. — Idiot ! ne te souviendras-tu jamais que Nécrarque et ses adeptes du même genre, qui ont le secret d’agiter la nature jusque même parmi nous, sont en horreur à toute la hiérarchie infernale et n’entreprennent rien sans éprouver de la part de celle-ci les plus contrariantes oppositions ?

John. — J’ai fait aussi peu de cas de ces bruits que des fables dont on nous berçait sur la terre.

Milord. — Ici, mon pauvre John, on ne plaisante point ; tu verras aujourd’hui, dans toute sa force et sa fureur, la guerre des enchanteurs de la terre avec les esprits chargés de la police des enfers. Évoquer les ombres, leur enlever la douceur du repos, seul bien de celles à qui leur jugement l’a permis, c’est déjà mortifier bien sensiblement nos puissances souterraines ; mais prétendre arracher tout à fait de leur domaine l’être qui y est descendu, c’est mettre le comble à l’outrage, et Bandamort, dont la béatitude consiste à éteindre ici-bas les feux de toutes les beautés de sa caste décédées en état d’amoureuses, l’ardent Bandamort a la rage dans le cœur, se voyant menacé de restituer peut-être Zéphirine, la perle de ses houris et la plus délicieuse de ses jouissances. D’énormes paris sont ouverts. Les uns prétendent que Nécrarque, en dépit de son immense pouvoir, aura du dessous dans cette affaire ; par contre, les esprits envieux du trop favorisé Bandamort penchent à croire que l’infatigable Nécrarque sera la plus forte. Il faut voir l’événement.

John. — Goddem ! voilà bien du tintamarre à propos de rien ! car ces gens-là, s’ils retournent là-haut, n’y jetteront pas un beau coton. On assure d’abord que le bijou de noces de la belle morte fut tout désorganisé quand on l’embauma, et que d’ailleurs on ne pourra jamais réparer l’énorme brèche par où l’on arracha les parties sujettes à la corruption, avec lesquelles il était impossible de la conserver et qui sont absolument détruites.

Milord. — Qu’à cela ne tienne : on a réuni ici tout cela dans le meilleur état possible ; si Bandamort est vaincu, il ne dépendra pas de lui de démolir l’admirable ouvrage de Conifex[2]. Mais c’est en faveur du malheureux Henry lui-même que tout l’art de la magie ne pourra plus rien, puisque son pauvre engin est mort tout simplement, sans aucune dégradation, après avoir été inconsidérément dépouillé de sa dernière étincelle électrique. Regarde en quel honteux état voilà sa tripe inutile, exprès livrée à la risée des enfers. Qu’il remonte là-haut ou qu’il reste parmi nous, le pauvre diable est éteint dans cet endroit-là pour l’infinité des siècles…

Vers la fin de cette insidieuse conversation, dont l’infortuné baronet n’a pas perdu une syllabe, il a été fort incommodé du bruit qu’ont fait autour de lui des gens qui semblaient arranger des bûches… Un coup de tonnerre terrible part, à faire trembler la caverne… “ Fuyez, profanes ! „ crie alors une voix dont le timbre et la gravité forcent à la terreur… La même voix, qui semble être descendue dans le caveau, continue avec moins d’éclat : “ Esclaves, hâtez-vous ! Je n’ai plus qu’une minute. Allumez le bûcher : c’en est fait si Nécrarque survient avant que leur dépouille mortelle soit consumée ! „ (On agit. Le baronet sent qu’on le soulève… La voix continue :) “ Non, détruisons d’abord les éléments matériels de celle-ci ! „ On entend alors

Zéphirine (articulant faiblement). — Barbare ! l’oseras-tu ?… Est-ce là le prix de tant de sacrifices arrachés…

La Voix (avec véhémence). — Tu m’abandonnais… brûle, perfide : je te condamne au néant. Esprits, qui m’êtes soumis, obéissez !

Le baronet entend alors comme la chute de la caisse de sa chère momie sur une pile de bois, qui en serait même un peu dérangée. Il entend pétiller comme des brins de fagots qui commenceraient à s’allumer. “ Forcez le feu ! „ crie la voix. Alors du papier et de la paille dont on irrite la peu considérable flamme en la soufflant font un bruit qui semble à l’Anglais être celui d’un violent et subit embrasement. On a entendu par-ci par-là quelques gémissements. Ce sont ceux de la victime Zéphirine. Il ne peut plus douter que ce ne soit de sa part quand elle a crié deux fois, avec sentiment : “ Adieu donc, sir Henry, adieu pour l’éternité ! „ Quant à lui, comme à son tour on le déplace et l’élève, il commence à beugler de toute sa force… Peut-être l’outrance de cette épreuve le ferait-elle expirer, si soudain il ne se faisait en l’air (relativement au patient enfoncé de vingt pieds), c’est-à-dire s’il ne se faisait au niveau du sol de la rotonde un fort grand bruit d’applaudissements et de cris de joie mêlés de : “ Vive Nécrarque !… Ils sont sauvés ! Vive, vive Nécrarque ! „ C’est toute la société joyeuse qui a la complaisance de se prêter à ce nouveau coup de théâtre.

Pour lors, tout près de l’oreille du juché baronet, qui s’attend à chaque seconde à sentir l’ardeur du bûcher sur lequel il se croit étendu, la grosse voix de Bandamort, car quel autre pourrait-ce être que ce mauvais génie ? Bandamort, disons-nous, profère d’un son étouffé : “ Puissances du ciel ! Nécrarque ! et l’on m’abandonne… Serai-je donc vaincu ?… „ De l’eau versée à grands flots, et qui fait mugir les matières enflammées, distrait le pauvre baronet d’autant plus désagréablement, qu’il reçoit sa bonne part de cet afficieux déluge. Mais si la fraîcheur du fluide ranime ses esprits près de l’abandonner, il est au moral encore bien mieux ravivé quand il reconnaît la voix de sa prétendue protectrice, qui, supposée fondre dans le souterrain, prononce avec une emphatique vigueur… “ C’est moi ! (Le tonnerre qui gronde sourdement accompagne ses paroles.) Tu te flattais donc, esprit impur, de balancer mon suprême pouvoir ?… Tu vas apprendre à connaître Nécrarque ! „

À ces mots commence un fracas horrible : la foudre fait retentir de ses éclats le souterrain ; dans le haut, on applaudit avec tumulte, en exaltant le pouvoir de Nécrarque. Un bruit affreux d’esprits (apparemment), hurlant et traînant après eux des chaînes, annonce le châtiment de l’audacieux Bandamort.

“ Ministres de mes vengeances, poursuit la fée du ton du triomphe, chargez de fers cet esprit rebelle, en attendant que j’ordonne de son sort. „ Tandis que le bruit qui se fait semble confirmer qu’on exécute cet arrêt, la fée polissonne, et plus qu’espiègle en ce moment, s’est portée, jambe de çà, jambe de là, au-dessus de la face du mystifié sir Henry, et l’arrosant de sa brûlante urine[3], elle articule d’un ton mystique : “ Loin de mon protégé les funestes influences des maléfices, et que cette eau lustrale le purge du venin de tous les enchantements du perfide Bandamort ! „ Puis elle détache le bandeau funèbre dont les yeux du compissé[4] baronet étaient bouchés… Il voit pour lors la fée remonter sur une espèce de nuage. Il est frappé de l’horreur qui l’entoure,… il frémit à la vue de cette affreuse caverne, dont les murs et la voûte croûlante sont faiblement éclairés par quelques rares lampions à l’esprit-de-vin ; il mesure toute l’étendue de ses périls, voyant autour de lui les pièces de ce bûcher dans lequel apparemment il devait être réduit en cendres. Cependant il remonte lui-même insensiblement avec sa caisse vers cette ouverture lumineuse par laquelle la toute-puissante Nécrarque a pris son essor… À mesure que l’angle visuel s’élargit pour le baronet, la scène change et s’embellit. Alors se développe à ses regards l’imposante architecture de la rotonde ; il y voit circuler la plus brillante jeunesse des deux sexes, élevant les mains et la voix vers la fée, qui semble planer au-dessus d’eux dans son nuage. Cette foule d’êtres charmants est revêtue par-dessus ses habits de longues draperies blanches de gaze ou de mousseline, descendant du haut de la tête, où elles sont fixées par des couronnes de fleurs : c’est ainsi qu’on a eu l’intention de représenter un ravissant essaim d’ombres heureuses. Elles ont l’air aussi de prêter à l’ascension du baronet le plus obligeant intérêt et de lui témoigner toute la joie qu’inspire à de belles âmes la délivrance d’un innocent opprimé. C’est du moins ainsi que l’Anglais, dans la crise qui l’égare, interprète les ris et les mouvements convulsifs qu’occasionne dans le temple la ridicule apparition d’un sot, emmaillotté, la face mouillée d’une ablution qui fume encore, mais du reste transi dans ses langes humides.

Dès qu’il est au niveau de la plate-forme (d’où les garde-fous ont déjà disparu), l’ouverture se referme, et la caisse sépulcrale se trouve reposer sur une estrade exhaussée de quelques marches, qui ne ressemblerait pas mal à un petit catafalque, si le tapis de velours qui le recouvre était noir et bordé de cierges, au lieu d’être vert et garni, le long des marches, de deux rangs de coussins de satin lilas. Cependant notre prétendu mort (qui n’est pas encore trop sûr de ne l’être pas, et qui du moins se croit tout de bon au sombre séjour, où du Ténare il vient apparemment de passer dans l’Élysée), sir Henry, disons-nous, cherche des yeux, parmi la troupe folâtre, sa chère Zéphirine, et ne jouit point encore du bonheur de la revoir. Mais il doit préalablement avoir un moment d’entretien avec Nécrarque qui descend en sa faveur de son char aérien. Elle est vêtue à la grecque, du plus fin linon blanc, parsemé de paillons et bordé de riches franges d’or. Un plastron carré, rayonnant de pierres précieuses, décore son buste ; sur sa tête elle porte une toque de déesse, où brillent sept étoiles de diamants surmontées d’un panache de fleurs. La troupe des ombres heureuses trace autour d’elle, à quelques pas, un demi-cercle dans lequel se sont avancées seulement deux nymphes ; à ses côtés et par derrière, deux petits êtres masculins, en guise de pages (ce sont des camillons de l’hospice), supportent de loin l’immense queue d’une mante verte richement brodée d’or.

“ Eh bien ! sir Henry, dit alors la fée d’un ton naturel et gai, sans déroger à la dignité, nous nous retrouvons encore… „ Le pauvre diable, interdit, ne sait que répliquer. “ Rassure-toi, poursuit-elle ; tes malheurs touchaient à leur comble ; mon art t’en a délivré. Ta Zéphirine te sera rendue ; mais parle : où veux-tu désormais fixer avec elle ton séjour ? Tu te trouves parmi les ombres, tu peux y demeurer ; mais je ne pourrais m’occuper de tes intérêts avec assez de suite pour que tu fusses constamment garanti des maléfices qu’essayerait sur toi le vindicatif et frustré Bandamort, dont la punition ne peut être éternelle. Veux-tu plutôt que, te donnant une nouvelle preuve de mon pouvoir infini, je te replace sur la terre ? Mais Zéphirine alors pourrait ne plus vouloir t’y accompagner. Renoncer à la félicité de l’Élysée, se soumettre à souffrir, sur nouveaux frais, la rigueur des grossiers éléments qui ravageront en peu d’années la beauté contre laquelle au contraire le temps ne peut plus rien ici-bas, c’est un sacrifice dont il est inouï qu’une amante ait été capable. Eurydice elle-même, à moitié chemin, se ravisa. Parle, sir Henry, que choisis-tu ? — Hélas ! répliqua en grelottant le pauvre baronet, s’il se pouvait, grande fée, que préalablement je fusse délivré de ces enveloppes où j’étouffe ; si l’on daignait essuyer cette eau salée qui s’insinue dans mes yeux et me fait craindre d’ouvrir la bouche, il me serait plus facile de répondre à votre aimable invitation. „ D’un signe alors Nécrarque permit que le déconfit sir Henry recouvrât l’usage de ses membres. Il fut essuyé, lavé, séché, non sans divertir extrêmement les espiègles témoins de sa froide toilette. Il est enfin affublé d’une simarre fourrée et coiffé d’un ridicule bonnet qui lui donne tout à fait l’air d’un échappé des Petites-Maisons. Un soin non moins essentiel que celui de la purification venait d’être pris par certain maître des cérémonies (le docteur-magicien) qui n’avait cessé de se tenir à portée. Cet homme avait fait avaler au baronet un petit verre d’on ne sait quelle liqueur, verte, odorante, suave, exquise, mais d’une force à peine supportable. N’est-il pas tout simple que dans l’autre monde on ait d’autres liqueurs que nos huiles et nos crèmes de Phalsbourg ? Une vivifiante chaleur fut en vain le prompt effet de ce merveilleux breuvage ; elle ne faisait encore du bien qu’à l’estomac, et cependant le baronet continuait de chercher des yeux, dans la foule, l’objet adoré pour lequel il avait consenti à courir tant de hasards et subi de si cruelles épreuves… “ Je te comprends, dit au baronet la fausse Nécrarque, riant sous cape, de même que le troupeau malin qui l’entourait, tu demandes Zéphirine. Mais le charme qui doit te remettre en possession de cette beauté ne s’accomplit point encore ;… ton aimant est mort… Il n’est pas de mon pouvoir de le ressusciter seule. Cependant Phallarque[5] est mon amie, je vais l’invoquer, et j’aurais lieu de tout espérer si, parmi ces ombres aimables, il en était d’assez généreuses pour lui offrir, à ton intention, le sacrifice ordinaire par lequel on implore sa faveur… — Nous !… nous !… nous !… crient aussitôt, de différents côtés, douze couples, qui s’avancent et viennent se ranger sur des piles de coussins distribués autour de l’estrade… Alors sur un fauteuil, qui a remplacé la caisse disparue, on porte sir Henry, de nouveau surpris par cette cérémonie dont il ne sait quel doit être le dénoûment. Ensuite, les deux acolytes de Nécrarque viennent, en souriant à peu près épigrammatiquement, attacher de leurs jolis doigts douze brins de soie verte au refrogné bigarreau de l’engin du baronet.

Qu’il a de honte de faire, au milieu d’un public si nombreux, la plus ridicule figure ! À l’autre extrémité des brins tiennent douze anneaux d’ivoire de fort calibre, à travers chacun desquels une ombre masculine passe son vigoureux boute-joie, qui tout aussitôt se plante chez une beauté de moitié dans le délicieux holocauste. Ces sacrificateurs volontaires et pénétrés d’une sainte ferveur sont : messieurs de Beauguindal, de Durengin, de Longvit, de Fièrepine, de Foutenville, de Beaudard, de Vitaimé, de Poussafond, de Pinange, les comte, vicomte et chevalier de Limefort[6], sur mesdames de Cognefort, de Fièremotte, de la Rigolière, de Polimont, de Troumutin, de Mignonval, de L’Andouillée, de Conchaud, de L’Enginière, de Vadouze, de Fraissillon et de Mottefine, la plupart déjà connues du lecteur. En même temps, Nécrarque agite en l’air sa longue baguette, élevant ses regards vers le ciel et marmottant des paroles, tandis que le reste de l’assemblée, un genou en terre, rit, s’embrasse, ou fait d’autres agaceries, ou parodie tout de bon le sacrifice solennel, le tout selon le degré de zèle ou de folie dont chacun se trouve inspiré.

C’est pour le coup que l’émerveillé sir Henry ne doute plus d’être un fortuné citoyen de l’Élysée. Or, quand il vient de prendre le plus terrible stimulant que puisse fournir l’art chimique ; quand sous ses yeux se passe la plus pétulante mêlée où la fougue des désirs puisse prêter son fard aux belles formes, à la fraîcheur, aux grâces de la jeunesse ; quand l’air qu’il respire est embrasé des soupirs et des accents d’un cercle qui sacrifie si passionnément autour de lui, peut-il ne pas renaître tout entier, et Phallarque aura-t-elle été sourde à des sollicitations si pressantes ? L’œil de sir Henry s’allume, son visage se colore, son cœur palpite, et son médiocre aimant enfin ne fut jamais aussi glorieusement ressuscité !…

Tout le monde se lève aussitôt ; la voûte feuillée du temple retentit de nouveaux applaudissements ; les noms de Nécrarque et de Phallarque sont célébrés à grands cris ; un peloton s’avance, s’entr’ouvre, et laisse voir enfin à l’éperdu baronet sa chère, sa belle et, pour comble de bonheur, sa très-existante Zéphirine…

Peigne qui pourra le délicieux instant dont jouit alors un homme dont tout le ridicule n’eut pour cause que son excessive sensibilité ! Qui vit sa joie, qui vit avec quelle crainte mêlée d’extravagants transports il interrogea de sa main tremblante, guidée par Nécrarque, le cœur de celle dont il pleura si longtemps le malheur d’être séparé ; qui fut sensible en un mot, lui pardonna soudain toute sa bizarrerie. La petite comtesse elle-même, attendrie jusqu’au fond de l’âme, se reprocha de n’avoir envisagé que du côté ridicule un mortel extraordinaire qu’il convenait au contraire de beaucoup estimer.

Cependant il fallait encore entretenir pendant quelques instants l’honorable erreur du baronet, et tirer un dernier parti de la tortueuse manœuvre.

Déjà la pauvre Zéphirine était douloureusement avertie que son fatal moment arrivait. Elle n’avait plus que quelques instants pour achever son rôle. Voici ce que, pour sa dernière scène, on lui avait dicté : “ Ô sublime bienfaitrice, dit-elle en tombant avec précaution aux pieds de la prétendue libératrice, définissez-moi donc mon état ! Examinez-moi ! D’où vient cette enflure ? d’où vient que je souffre un si cruel déchirement ? Se pourrait-il que, mille fois victime des transports du tyrannique Bandamort, je portasse dans mes flancs… — Rassure-toi, ma fille, interrompit avec bonté la rusée magicienne ; il est vrai que tu touches au moment d’être mère ; mais tu n’as rien à te reprocher. La faute en est à moi seule : sachant par quels terribles ennemis j’allais être contrariée à ton sujet, et combien était douteux le succès du prodige de te rappeler sur la terre, j’ai voulu fortifier tes principes de vie, ou plutôt les suppléer par des principes absolument sympathiques, empruntés de celui qui n’était qu’une moitié de toi-même survivant à celle qui ne respirait plus. Me défiant trop de la supériorité de notre art, j’ai fait la bévue d’outrer la force de mes enchantements, et cette essence dérobée que j’ai fait pénétrer dans les ruines de ton individu matériel, au lieu de s’y subordonner à la marche lente de la nature, a précipité le développement de la fécondité : nouveau prodige qui me prouve qu’au bout de cinquante siècles d’expériences il me restait encore quelque chose à savoir ! Dans un moment tu seras mère ; mais, encore une fois, rassure-toi, Zéphirine : tu n’as outragé ni la nature ni l’amour, et surtout l’exécrable Bandamort, pour qui je suis de moitié dans ta bien juste haine, n’offensa jamais que l’ombre de cette belle dont le fortuné sir Henry va retrouver la très-réelle possession. „ Zéphirine alors s’abaissant jusqu’aux pieds de la consolante fée, l’ébahi baronet crut machinalement devoir imiter ce religieux transport de respect et de reconnaissance…

Il était temps que finît cette scène magico-burlesque. Les trois quarts des assistants, bien loin de se contraindre, pouvaient tout gâter par quelque subite explosion de fou rire.

La déesse elle-même avait failli dix fois éclater. Mais par bonheur Zéphirine, que ses mouches émoustillaient de plus en plus vivement, faisait diversion. Elle inspirait un intérêt général : on oublia le reste pour faire des vœux en sa faveur. Elle disparut. Quant au baronet, que l’on retenait sous le prétexte de le féliciter de son heureuse fortune, le topique vert l’avait tellement allumé et presque enfiévré que (son bienfait devenant inutile vu la position de sa moitié chérie), l’Esculape crut à propos d’opposer à cet effet violent celui d’une collation légère, suivie d’un calmant qui ne manquerait pas d’amener un assoupissement naturel bien différent de celui qui avait favorisé la prétendue descente du patient au royaume des ombres, sir Henry n’ayant pas encore une idée, ne sachant s’il était esprit ou corps, s’il avait éprouvé quelque chose, si tout ce dont il se souvenait était réel, ou n’était pas plutôt un de ces songes pendant lesquels on se dit : Je dors. Dans cet état sir Henry fit tout ce qu’on voulut, suivit longtemps dans les ténèbres l’Esculape et deux ombres qui le soutenaient sous les bras, réfléchit, n’osa reparler de Zéphirine, soupa, but et dormit. Mais tout cela s’était passé dans un local absolument inconnu. N’importe : il ne lui en coûtait plus rien de passer d’illusion en illusion, de prodige en prodige.

Le lendemain, ce ne fut pas un prestige quand on le conduisit refait, sain de corps et d’esprit, à certain petit pavillon qu’il reconnut pour sa demeure ordinaire, et dans lequel, à la même place que ci-devant occupait la châsse lugubre, était un beau lit où respirait la chère Zéphirine, entourée de madame Durut, de Célestine, d’une garde et d’une nourrice donnant ses soins à un marmot tout à fait bien venu. C’est pour le coup que notre homme faillit devenir encore plus fou que la veille, et qu’il fit jouir le petit nombre qui se trouvait là de la vraiment excellente comédie. Mais l’état de la ressuscitée ne permettait pas que cette scène durât plus d’un moment ; on conduisit l’émerveillé, riant, pleurant et délirant baronet dans une pièce un peu reculée, où, veillé de près par Célestine et madame Durut, il put donner un libre cours à ses extravagances.

Il est inutile d’apprendre au lecteur comment finit pour l’assemblée de la rotonde une fête dont la farce infernale de la résurrection était le dernier acte. Chacun retourna chez soi, riche de plus ou moins de plaisir et de gloire. Heureux en pareil cas celui qui ne s’est pas piqué de voir tout à fait le fond du sac !

À bon compte, le délicat sir Henry tint exactement toutes les paroles qu’il avait données, et fit même encore au delà, surtout en faveur de la belle Célestine, pour laquelle il n’avait rien promis d’abord. Certain d’avoir été mystifié, jamais il n’en a fait à Zéphirine une question dont elle pût être humiliée : il l’aime, il la possède, il chérit l’enfant auquel elle a donné le jour ; il a fait de la petite comtesse une véritable amie, et ne l’a pas un instant boudée pour avoir été si méchamment compissé par elle dans l’infernal caveau.

Loin de là ; peu de temps après cet excès de sa toute-puissance magique, elle se trouva gratifiée d’un superbe service complet en argenterie, du dernier goût, que jamais le noble sir Henry n’a voulu convenir d’avoir fait porter chez elle. De tels procédés et toute la conduite de cet homme singulier demandent bien grâce sans doute pour ce que sa passion lui a fait montrer de ridicule folie.


FIN DU NUMÉRO HUIT ET DERNIER

  1. Ces postiches morts vont parler anglais ; mais comme probablement la plupart de nos lecteurs seront Français, nous allons traduire cette scène dans notre langue.
  2. On supposait apparemment au baronet assez d’intelligence pour se représenter, d’après cette conversation, un Conifex, raccommodeur de moules, et un Bandamort, habile à y couler.
  3. Chez plus d’un peuple, les déjections des souverains pontifes jouent un grand rôle dans les cérémonies du culte ; mais il serait ridicule de citer doctement dans un ouvrage tel que celui-ci. L’urine (et pis encore) n’est pas non plus dédaignée de ces sages qui se disent alchimistes, et font… (à coup sûr, comme on sait) de l’or.
  4. Tu m’as tout compissé, puissance abominable ! fait ouïr sur le théâtre Scarron, qui ne fit guère plus burlesque dans son genre que notre auteur dans le sien.
    (Note de l’Éditeur.)
  5. Phallarque : du grec, c’est, en français, reine, ou surintendante des boute-Joie, comme Conifex pour l’autre département.
  6. On se souvient que l’ordre en possède six.