Les Armées musulmanes au Moyen Âge

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DE LA FORMATION
DES
ARMÉES MUSULMANES
AU MOYEN ÂGE,
ET DE LEURS MOYENS D’ENTRETIEN.


Au moment où l’islamisme semble travaillé du besoin de se régénérer il ne sera peut-être pas sans intérêt de jeter un coup-d’œil rapide sur la manière dont se formaient et se maintenaient ces formidables légions qui ont pendant si long-temps fait triompher les lois de l’Alcoran. L’époque dont nous allons parler se reporte au temps des croisades, lorsque l’Orient était aux prises avec l’Occident, et en aucun siècle les armées musulmanes n’ont acquis plus de gloire. Nous bornerons nos considérations aux peuples de la Syrie, de la Mésopotamie, de la Perse, de l’Asie-Mineure et de l’Égypte.

À l’époque où l’islamisme fit ses grandes conquêtes, c’est-à-dire au temps où la nouvelle religion sortit pour la première fois des limites de l’Arabie, les Arabes composaient presque à eux seuls les troupes musulmanes. On vit en peu d’années ces nomades subjuguer la meilleure partie de l’Asie et de l’Afrique, depuis l’Inde jusqu’à l’Océan atlantique. Mais lorsque les vainqueurs se furent disséminés sur le vaste théâtre de leurs exploits, et que l’Arabie se trouva épuisée, il fallut recourir à de nouveaux champions. Outre les habitans des pays conquis qui avaient embrassé le nouveau culte, et qui, dès l’origine, furent admis dans les rangs des vainqueurs, on enrôla les peuples des montagnes, tels que les Curdes et les nomades de toutes races, répandus en Afrique et en Mésopotamie ; en un mot, l’on fit un appel à tous ceux qui, par leur vie dure et grossière, étaient propres à soutenir le poids des armes ; on finit même par rechercher l’appui des descendans de ces mêmes Scythes, qui, pendant si long-temps, avaient épouvanté les nations amollies du midi de l’Asie ; et les enfans des compagnons de Mahomet furent défendus par les féroces habitans des contrées situées au nord de la mer Noire, de la mer Caspienne et de l’Oxus. Dès le ixe siècle de notre ère, les califes de Bagdad étaient gardés par des esclaves turcs, et les successeurs d’Aaron Alraschid accordaient les postes de confiance à des guerriers de la même nation.

La prépondérance des Turcs alla toujours en croissant, jusqu’à ce que des tribus entières de ces barbares traversant l’Oxus, s’avancèrent en armes, sous la conduite des enfans de Seldjouk, dans l’intérieur de la Perse, et ne tardèrent pas à arriver jusque sur les rives du Bosphore, en face de Constantinople. On était alors dans le xie siècle de notre ère. Jusque-là les Turcs avaient servi dans les armées musulmanes comme mercenaires. Ils eurent dès ce moment à leur tête des chefs de leur propre nation, et on vit successivement leurs sultans Alp-Arslan et Malek-Schah prendre place parmi les plus illustres monarques de l’Asie.

Presque tous les Turcs étaient en naissant destinés à la carrière militaire. Ceux même qui étaient adonnés à la vie pastorale, et qu’on appelle quelquefois Gozzes, Turcomans, etc., échangeaient dans l’occasion la houlette contre le sabre.

Nous avons dit que dès le ixe siècle les princes musulmans avaient recherché l’appui des peuples d’origine turque, à cause de leur humeur belliqueuse ; ordinairement ces princes leur adjoignaient des guerriers d’autres nations, soit afin de balancer leur trop grande influence, soit parce que souvent ils mettaient leurs services à un trop haut prix. En Syrie et en Mésopotamie, on s’adressait de préférence aux Curdes et aux tribus arabes répandues sur les frontières du désert ; en Égypte, on recourait aux Nubiens, aux Berbers et aux Nègres.

Telle fut la politique qui dirigea presque constamment les souverains musulmans au moyen-âge. Quelquefois, par suite de circonstances particulières, ils parurent vouloir changer de système. C’est ainsi qu’en Égypte, les Califes Fatimites, se méfiant des Turc, partisans de la doctrine religieuse des califes de Bagdad, recherchèrent les Nubiens et les Nègres, et que plus tard Saladin, auteur de la ruine des califes Fatimites, éloigna de sa personne les Nègres et les Nubiens, pour attirer les Curdes, ses compatriotes. C’est encore ainsi qu’un des successeurs de Saladin, mécontent des Curdes, fit un nouvel appel aux Turcs, aux Circassiens et aux autres peuples établis sur les bords de la mer Noire et de la mer Caspienne, et donna une nouvelle force à ces Mameloucks, qui d’esclaves se firent maîtres, et régnèrent pendant plusieurs siècles sur l’Égypte et la Syrie. Mais la composition des armées musulmanes ne changea pas entièrement, et les changemens n’eurent qu’une certaine durée.

On comptait dans les armées diverses classes de guerriers. Quelques-uns s’engageaient pour un service permanent et recevaient une solde régulière ; ceux-là étaient attachés à la personne du prince, ou étaient chargés de la défense des forteresses. C’est dans cette classe qu’on admettait de préférence les Curdes, les Turcs, les Turcomans, en un mot les hommes qui, habitués à une vie dure, étaient plus propres aux fatigues des armes, et qui, étrangers au pays, professaient pour le prince un dévoûment plus entier. Ces guerriers combattaient à cheval, et avaient chacun à leur service un page pour porter leurs armes ; c’étaient les chevaliers et les hommes d’armes de l’Orient. Comme leur entretien était fort onéreux, le nombre en était limité. Saladin, malgré ses guerres continuelles et ses grandes conquêtes, n’en eut jamais plus de quatorze mille à son service.

Outre ces soldats proprement dits, le souverain, aux approches d’une guerre, réunissait sous son étendard un certain nombre d’Arabes et de Turcomans. Ces nomades ne s’engageaient que pour une campagne, et l’expédition terminée, ils s’en retournaient dans leurs pâturages. Ils ne recevaient pas de solde régulière ; ordinairement on se contentait de leur donner une espèce de gratification, sans compter le butin qu’ils manquaient rarement de faire.

Il y avait encore des troupes vouées à la défense du sol, et celles-ci paraissent avoir été surtout composées d’artisans, de bourgeois, en un mot de gens du pays. C’étaient les gardes nationales du moyen âge.

On remarquait enfin les volontaires, qui n’étaient pas assujétis à un service régulier, et qui se retiraient quand ils voulaient. À une époque où les religions chrétienne et musulmane étaient, pour ainsi dire, en présence, et où il s’agissait pour les Musulmans de la défense de leurs biens et de leurs personnes, on conçoit que le nombre des volontaires fut considérable. Parmi eux étaient des hommes pieux, des scheikhs, des faquirs, qui, à l’exemple des moines et des prêtres dans les armées chrétiennes, excitaient le zèle des guerriers et enflammaient leur courage.

En général, c’étaient les mêmes hommes qui servaient sur terre et sur mer. Parmi les marins, cependant, on comptait un certain nombre de renégats et d’esclaves grecs, italiens, etc. La marine musulmane a, dans tout le moyen âge, été inférieure à celle des chrétiens, et ordinairement les Musulmans n’ont songé à équiper des flottes que lorsqu’il s’agissait de leur propre défense. Comment en eût-il été autrement ? Beaucoup de Musulmans, à l’exemple des idolâtres de l’Inde, professent une sorte d’aversion pour la mer, et quelques docteurs ont prétendu que c’était une folie de se confier sur un frêle navire à un si terrible élément. À les en croire, tout homme qui s’embarque sans nécessité doit être considéré comme un insensé, et son témoignage ne devrait point être reçu en justice. Il n’est pas étonnant, d’après cela, que l’état de marin n’ait jamais été très-honoré dans l’Orient. Makrizi, qui écrivait dans le xve siècle de notre ère, nous apprend que, de son temps, en Égypte, le mot marin était un terme d’injure.

La manière dont toutes ces troupes étaient entretenues a varié selon les temps et les lieux. Sous Mahomet, les guerriers vivaient principalement du butin qu’ils faisaient sur l’ennemi. Il était rare qu’on leur accordât une gratification particulière ; mais aussi le partage du butin était parfaitement réglé d’avance. Après une victoire ou à la fin d’une campagne, on mettait en commun tout ce qui avait été pris, l’or, l’argent, les bestiaux, les armes, les captifs même. La part du prince prélevée, les guerriers se partageaient tout le reste, et on les laissait libres d’en disposer comme ils voulaient.

Mais sous Mahomet il n’y avait pas encore d’armées permanentes. Lorsque les nomades de l’Arabie se furent rendus maîtres des richesses des contrées voisines, le calife Omar consacra une partie des revenus des pays conquis à la solde des guerriers, et alors il s’établit des troupes réglées. Rien ne fut changé d’ailleurs au partage du butin.

La solde des troupes réglées continua à être payée en argent jusqu’au milieu du xie siècle. À cette époque, les Turcs Seldjoukides s’étant emparés de la Perse et de la Mésopotamie, et ces vastes contrées se trouvant appauvries à la suite des guerres qui les désolaient depuis long-temps, Nizam-Elmulk, visir du sultan Malek-Schah, imagina de consacrer à cet objet les terres qui appartenaient au fisc. Il nomma des personnes pour avoir l’administration de ces biens ; d’un côté, les guerriers eurent leur sort assuré ; de l’autre, les peuples commencèrent à se reposer de leurs souffrances. Ce fut ainsi que naquirent les bénéfices militaires.

Cette institution fut accompagnée de plusieurs autres établissemens du même genre, Malek-Schah, voulant récompenser la bravoure de quelques-uns de ses généraux, leur accorda des provinces à titre de fiefs. On vit alors des princes de Moussoul, de Maridin, constitués à la manière féodale. Malek-Schah résolut même, pour satisfaire l’ambition de quelques-uns de ses parens, de mettre à leur disposition une partie de ses troupes, et toutes les régions qu’ils subjuguèrent leur furent abandonnées, à la seule charge de rendre foi et hommage au suzerain. Telle fut l’origine de l’occupation d’Alep et de Damas par Toutousch, frère de Malek-Schah, et de l’Asie-Mineure par son neveu Soliman.

On voit que l’établissement du système féodal, qui domine encore en partie dans l’Orient, est l’ouvrage des peuples nomades de la Tartarie. Il avait déjà dominé dans une portion de l’Asie, sous les rois parthes, et même plus anciennement. Mais les guerres des Romains et les conquêtes des Arabes en avaient abrogé l’usage.

Ce même système, qui, à quelques différences près, a si long-temps régné en Europe, fut encore l’ouvrage des Germains et des autres peuples du nord de l’Europe et de l’Asie, qui se partagèrent les débris de l’empire romain. Il faut croire que la féodalité, quoique incompatible avec une civilisation bien entendue, est inhérente à l’état moral et physique de certains peuples, et que, là où les hommes sont épars et errans, il faut des chefs qui se partagent le pouvoir, qui fassent du pays où ils commandent leur propriété particulière, et qui, aux droits de souveraineté près, puissent tout trouver dans eux-mêmes.

Quoi qu’il en soit, les bénéfices militaires et les fiefs, d’abord amovibles, furent peu à peu considérés comme institués à vie. Enfin, l’autorité du suzerain s’affaiblissant, ils devinrent héréditaires. Les bénéfices mêmes, qui d’abord appartenaient à la masse des troupes, et étaient administrés en forme de régie, furent distribués aux titulaires, et ceux-ci les gouvernèrent comme ils voulurent.

Les bénéfices militaires furent rendus héréditaires par Noureddin, prince d’Alep et de Damas, vers le milieu du xiie siècle. Noureddin espéra par là intéresser davantage les soldats au succès de ses armes. En effet, si on en croit un auteur contemporain, les soldats commencèrent à se dire : « Ces biens sont notre propriété ; ils passeront à nos enfans. Nous les devons donc défendre même au péril de notre vie. »

Non-seulement les princes abandonnèrent certaines terres aux guerriers qui servaient sous leurs drapeaux, mais encore ils concédèrent de vastes territoires à certaines tribus nomades, à condition qu’elles défendraient le pays, de manière à laisser au moins aux troupes réglées le temps d’amener du secours. On choisissait de préférence les campagnes situées sur les frontières ; c’était une manière d’établir des sentinelles avancées et les Romains n’avaient pas imaginé d’autres moyens pour garder leurs frontières du Rhin et du Danube. Les nomades auxquels les princes musulmans s’adressaient, étaient des Arabes et des Turcomans. Quelquefois ces nomades s’obligeaient de plus à fournir au souverain des chevaux pour la remonte de la cavalerie.

Pendant quelque temps, les institutions féodales furent particulières à la Perse, à la Mésopotamie et aux autres contrées soumises à la domination des monarques Seldjoukides. En 1167, Saladin, d’abord simplement lieutenant de Noureddin, s’étant rendu maître de l’Égypte, y introduisit les principes politiques de son maître. Plus tard, les Turcs Ottomans suivirent le même exemple, et le système féodal ne tarda pas à devenir général.

Reinaud