Aller au contenu

Les Associations populaires de consommation, de production et de crédit/Première leçon

La bibliothèque libre.
Les Associations populaires de consommation, de production et de crédit :
leçons publiques faites à Paris en janvier et février 1865
Dentu (p. 3-63).
DU PRINCIPE ÉCONOMIQUE DES ASSOCIATIONS POPULAIRES OU SOCIÉTÉS DE COOPÉRATION.


Caractères généraux et communs de toutes ces associations  : — avènement des travailleurs à la propriété du capital par l’épargne.

Objet spécial de chacune d’elles. — Solution du problème du crédit personnel, dans les associations de production et de crédit, par le moyen de la responsabilité collective.


Messieurs,

Les associations populaires, dites aussi sociétés de coopération, sont des sociétés dont le capital social, au lieu d’être réuni par une souscription immédiate et définitive, comme dans les sociétés commerciales et industrielles ordinaires, se forme peu à peu et progressivement par le moyen de cotisations (de 0 fr. 25, 0 fr. 50, 1 fr.) payées périodiquement (chaque mois ou chaque semaine) par les sociétaires.

Dans les associations de consommation, le capital social ainsi formé est employé à l’établissement d’un magasin et à l’achat en gros de denrées consommables qui sont revendues en détail aux sociétaires. L’achat et la vente se font au comptant. Tel est l’objet des nombreuses associations de consommation qui existent en Angleterre, et dont une des plus anciennes et des plus connues est celle des Équitables Pionniers de Rochdale, fondée à Rochdale en 1844.

Dans les associations de production, le capital social, toujours formé peu à peu et progressivement par le moyen de cotisations périodiques, est employé à l’établissement d’ateliers et à l’achat de matières premières en vue de l’exercice, en commun par tous les sociétaires, d’une industrie déterminée. Ainsi fonctionnent les associations de production qui existent à Paris depuis 1848, et dont plusieurs sont aujourd’hui florissantes.

Enfin, dans les associations de crédit, le capital social est mis sous forme de prêts et d’avances à la disposition de ceux des sociétaires qui en réclament l’usage pour des opérations industrielles ou commerciales particulières. Un intérêt est payé par les sociétaires emprunteurs, et la somme de ces intérêts est répartie entre tous les membres de l’association au prorata de la quote-part de chacun dans le capital social. C’est sur ces bases que sont établies les associations de crédit existant en Allemagne, et qui toutes ont été organisées sur le modèle de la Banque de Delitsch, fondée à Delitsch en 1850.

Considérées dans leurs éléments communs, les associations populaires se caractérisent donc généralement :

1o Par leur but. Ce but est la création d’un certain capital, plus ou moins considérable, appartenant à tous les sociétaires indivisément. Ce capital est un établissement commercial dans les associations de consommation ; c’est un établissement industriel dans les associations de production ; c’est une institution financière dans les associations de crédit. Mais, commercial, industriel ou financier, ce capital existe par le fait et au profit des associés. Et, d’une façon générale, le but commun de toutes les associations populaires, c’est l’avènement d’un certain nombre de travailleurs peu aisés à la propriété du capital ;

2o Par leur moyen ou leur point de départ. Ce moyen n’est autre qu’un prélèvement régulier et persistant opéré sur le salaire. À ce premier prélèvement opéré, en vue de la formation du capital, sur le salaire, vient s’ajouter par la suite un second prélèvement opéré, en vue de l’accroissement du capital, sur les bénéfices de l’entreprise, c’est-à-dire sur la différence entre le prix de vente et le prix d’achat des denrées consommables, dans les associations de consommation ; — sur la différence entre le prix de vente et le prix de revient des objets produits, dans les associations de production ; — sur les intérêts des prêts effectués, dans les associations de crédit. Mais, qu’il soit opéré sur le salaire, ou qu’il soit opéré sur des bénéfices, ce prélèvement est pris sur le revenu propre des associés. Et généralement le point de départ commun de toutes les associations populaires, c’est l’épargne.

Ainsi, avènement des travailleurs à la propriété du capital par l’épargne, voilà en deux mots tout le système des associations populaires.

Croyez d’ailleurs, Messieurs, que si je détermine ainsi les caractères généraux des associations populaires en termes techniques, ce n’est pas sans motif : c’est parce que je veux apprécier la portée de ces associations selon les principes de l’économie politique, et la fixer ainsi d’une manière scientifique et précise. Déjà maladroitement exagérée par quelques-uns, cette portée a été, par l’effet d’une réaction naturelle, injustement méconnue par quelques autres. Je ne sais si vous avez entendu parler de la polémique ardente qui s’est engagée précisément sur ce point de l’autre côté du Rhin. De tels dissentiments, s’ils venaient à se produire parmi nous, seraient de nature à entraver le développement du mouvement coopératif ; c’est à l’économie politique qu’il appartient de les prévenir en évoquant le débat pour le juger dans un esprit à la fois généreux et sage.

Comme vous le savez, Messieurs, l’économie politique distingue la richesse sociale en trois grandes espèces principales qui sont : le capital foncier ou la terre, le capital proprement dit et le capital personnel ou les facultés intellectuelles et physiques des hommes. De ces trois espèces de capitaux émanent trois espèces de revenus : la rente foncière, le profit des capitaux et le travail des facultés personnelles, lesquels s’échangent sur le marché social, savoir : la rente foncière contre un fermage, le profit des capitaux contre un intérêt, et le travail des facultés personnelles contre un salaire.

Ainsi, des propriétaires fonciers vivant de fermages, des capitalistes vivant d’intérêts, et des travailleurs vivant de salaires, tels sont les trois types dont se compose la société au point de vue de l’économie politique, ou comme qui dirait les trois classes économiques de voyageurs emportés par le convoi social. Mais il faut le dire immédiatement : tandis que, sur les chemins de fer, chaque catégorie de voyageurs est séparée et doit demeurer distincte des deux autres, dans la société, tout au contraire, toutes ces catégories sont le plus souvent réunies et tendent de jour en jour à se mêler les unes aux autres, nombre d’entre nous appartenant déjà, et le reste s’efforçant d’appartenir, non point à une seule, mais à deux d’entre elles et même à toutes les trois.

C’est là, Messieurs, une vérité sur laquelle il importe qu’aucun doute ne s’élève. En distinguant trois sortes de richesse : terre, capital, facultés personnelles, et en concevant trois types correspondants d’êtres sociaux économiques : propriétaires fonciers, capitalistes, travailleurs, l’économie politique n’agit point autrement que ne fait la médecine, par exemple, quand elle distingue un certain nombre de variétés de maladies, et quand elle conçoit un certain nombre de groupes correspondants de malades ; elle ne fait en cela que ce que font également toutes les sciences au point de vue abstrait et idéal. Mais, dans la réalité des faits, l’économie politique ne nous condamne pas plus, pour cela, à vivre exclusivement soit de fermages, soit d’intérêts, soit enfin de salaires, que la médecine elle-même ne nous interdit d’avoir plusieurs maladies à la fois, ou même de n’en avoir aucune. Bien loin de là : s’il est un fait certain et excellent aux yeux de l’économiste, c’est que les diverses fonctions économiques ont toujours tendu et tendent encore, au sein de la société, à se trouver de plus en plus généralement et de plus en plus en plus largement cumulées. Je suis charmé, quant à moi, de voir tant de gens qui autrefois n’eussent été rien que propriétaires, figurer aujourd’hui dans la classe des travailleurs ; et il n’y a qu’une seule chose dont je m’applaudirais encore davantage : ce serait de voir que tant de gens qui actuellement ne sont rien que travailleurs, réussiraient à se ranger plus tard dans la classe des propriétaires. Ainsi, non-seulement les distinctions de l’économie politique ne renferment aucune négation du progrès social, mais elles en contiennent, au contraire, l’affirmation la plus nette et la plus catégorique, parce qu’elles en fournissent la définition la plus claire et la plus rigoureuse. Elles permettent, en effet, de la définir comme la participation de plus en plus effective et complète de tous les individus à toutes les espèces de la richesse, et, en particulier, comme l’avènement de plus en plus marqué et considérable des travailleurs à la propriété du capital.

Eh bien ! ce que dit l’économie politique, c’est ce que font les associations populaires. Le nombre en est bien grand encore de ceux d’entre nous qui n’ont pour subsister que la ressource plus ou moins limitée, mais toujours incertaine et précaire du salaire, sans nul surcroît de fermage ni d’intérêt. Sans doute, il est peu d’hommes qui ne possèdent au moins en propre quelques vêtements et quelques outils ; mais si c’est là un capital, comme c’en est un en réalité, c’est un capital bien modique et bien insuffisant. Le capital qu’il est permis aux travailleurs d’ambitionner, et que nous-mêmes devons désirer pour eux, est un peu plus étendu et un peu plus profitable. C’est le logis, si modeste qu’il soit, dont on est maître et seigneur ; c’est la part, même minime, d’intérêt que l’on possède dans les grandes entreprises industrielles, et qui est représentée par quelques actions ou obligations de ces entreprises, actions ou obligations dont le revenu supplée le salaire, alors que le travail est momentanément interrompu par la maladie, ou quand il est suspendu définitivement par la vieillesse, et dont la valeur capitale représente les moyens d’un établissement pour des fils ou des filles ; c’est ce sans quoi un homme prévoyant et sage hésite et renonce à se charger de femme et enfants ; c’est, pour tout dire en un mot, la base économique de l’édifice de la famille, comme l’impôt est la base économique de l’édifice de l’État. Voilà ce qu’on peut appeler du nom de capital, et ce dont la propriété est promise par les associations populaires à leurs membres.

Le capital dont ils seront propriétaires en commun sera dans les associations de consommation, un magasin de commerce approvisionné de denrées de toute nature ; — dans les associations de production, un atelier d’industrie pourvu de toutes les matières premières nécessaires ; — dans les associations de crédit un portefeuille rempli de titres représentant des valeurs en circulation. Dans tous les cas, magasin, atelier ou portefeuille, ce capital aura été créé par les soins et fonctionnera pour l’avantage des associés qui, de simples travailleurs qu’ils étaient, seront devenus capitalistes.

Les associations populaires ne tendent donc, en ce qui les concerne à rien autre chose qu’à l’accomplissement le plus complet du progrès économique ; et, à ce titre, il est certain que leur place doit être marquée dans le cadre de l’économie politique. Nous allons rechercher quelle est cette place, et nous allons voir, à cette occasion, que, si le but du mouvement coopératif est élevé et légitime, ses moyens ne sont ni moins purs ni moins irréprochables.

Le terme du progrès économique se définissant, ainsi que nous l’avons dit, comme la participation de tous les individus à toutes les espèces de la richesse, et particulièrement comme l’avénement des travailleurs au rang de propriétaires fonciers ou de capitalistes, la science nous ouvre, pour y parvenir, deux voies, parallèles mais très-distinctes. L’une consiste dans une création de plus en plus vaste et active de la richesse par l’agriculture, l’industrie et le commerce, et l’autre dans une répartition de plus en plus sage et judicieuse de cette richesse une fois produite, ou à mesure qu’elle se produit, entre les hommes en société. Nous rencontrons ainsi ces deux faits sur lesquels s’exerce, pour en régler l’ordonnance, toute l’économie politique et sociale, et sur lesquels roule, pour en amener l’épanouissement, toute l’histoire économique des sociétés humaines : la production agricole, industrielle et commerciale de la richesse, et la distribution de cette richesse entre les individus et l’État, par la propriété et par l’impôt, dans la société. Ce sont là deux faits dont les théories sont d’ordre essentiellement différent, et ne doivent jamais être confondu. La production doit être abondante, elle doit l’être assez, eu égard à la somme totale des besoins à satisfaire ; la distribution, elle, doit être équitable, de telle sorte que certains appétits ne soient point comblés outre mesure, et certains, par cela même, injustement frustrés au delà de toute limite. La théorie de la production s’élabore donc au point de vue de l’intérêt et de l’utilité, ou de l’ordre économique ; celle de la distribution se poursuit au point de vue du droit et de la justice, ou de l’ordre moral. Les sociétés de coopération ne sauraient appartenir à toutes les deux, mais elles appartiennent nécessairement à l’une ou à l’autre. Voyons à laquelle.

Je ne sais, Messieurs, jusqu’à quel point, dans l’opinion de chacun de vous en particulier, nous avons touché le but même du progrès dans la voie du droit, de la justice, de l’ordre moral. Je ne sais, en un mot, jusqu’à quel point, selon vous, les conditions suprêmes de l’équité sociale sont aujourd’hui remplies, la loi sociale étant parfaite, ou tout au moins connues, la science sociale étant achevée. Je ne voudrais à aucun prix choquer en vous, à cet égard, des convictions plus autorisées sans doute, et, à coup sûr, aussi sincères que les miennes. Mais il importe à l’éclaircissement du point que j’ai touché qu’aucune ombre ne flotte ici sur ma pensée. C’est pourquoi je vous dirai ouvertement que je suis, quant à moi, du nombre de ceux aux yeux de qui le problème de la distribution de la richesse sociale est encore en partie debout devant nous, politiquement et scientifiquement, et n’a point encore été complètement et définitivement résolu, ni dans le domaine des faits, ni dans celui des idées. Telle est ma conviction personnelle, et, sans entrer dans des considérations qui seraient ici déplacées touchant les exigences ; respectives de la justice commutative et de la justice distributive, de l’égalité des conditions et de l’inégalité des positions, j’espère vous convaincre que cette conviction repose sur des motifs sérieux et respectables. Loin de moi tout d’abord l’idée d’attaquer la propriété. Je crois que l’homme, étant naturellement une personne morale, s’appartient naturellement à lui-même. Je crois que l’homme, étant ainsi, de droit naturel, propriétaire de ses facultés personnelles, est aussi, de droit naturel, propriétaire du travail de ses facultés et du salaire de son travail, de l’épargne qu’il prélève sur son salaire, et du capital qu’il fonde au moyen de son épargne. Le communisme nous dégrade par la même raison que la liberté nous ennoblit, et la propriété est tout justement aussi sacrée que l’esclavage est abominable.

Mais, cela dit, je remarque que, dans une répartition complète et définitive de la richesse entre les hommes en société, la part étant une fois faite, par la propriété, à l’individu, il convient que la part soit faite, tout aussitôt et sans désemparer, à la communauté ou à l’État, par l’impôt. Je remarque, en d’autres termes, que le problème de la distribution de la richesse sociale, envisagé dans toute son étendue, comprend, outre la question de la propriété, une autre question en quelque sorte complémentaire, celle de l’impôt. Que si donc, parmi vous, personne n’est prêt à répondre que les conditions traditionnelles de l’impôt sont de tout point satisfaisantes, que, tout au moins, les conditions normales en ont été reconnues et proclamées par la science, et mises par elle au-dessus de toute atteinte, il m’est permis de croire que le problème de la distribution de la richesse sociale n’a encore été ni complètement épuisé pratiquement, ni définitivement vidé théoriquement. En ce sens seulement, mais en ce sens du moins, je dis qu’on peut faire quelques pas dans le sens de l’équité sociale sans méconnaître le droit de propriété. Je dis mieux, je dis que c’est au nom même du droit de propriété qu’il faut marcher dans cette voie ; car si de toutes les applications de ce droit, celle qui s’en fait au travail est la première et la plus inattaquable, c’est, en réalité, défendre la propriété dans ce qu’elle a de plus sacré que de protéger les salaires contre des envahissements fiscaux qui s’exercent, tout spécialement à leur encontre, dans des formes empiriques, aveugles et désordonnées.

Ainsi, Messieurs, des deux voies dont j’ai parlé et qui peuvent nous conduire au terme du progrès économique, celle qui s’ouvre dans le domaine du droit, de la justice et des vérités de l’ordre moral n’est pas celle dans laquelle nous nous sommes déjà le plus avancés. Ce point acquis, je me sens plus à mon aise pour ajouter qu’au surplus, et quoi qu’il en soit, cette voie n’est pas celle où s’engage le mouvement coopératif. Quel que soit tôt ou tard le dernier mot de la science ou le dernier effort de la loi au sujet d’une distribution équitable de la richesse entre les individus et l’État dans la société, les associations populaires n’effleurent pas même ce redoutable problème. Leurs membres sont des travailleurs qui s’unissent, ayant pour toute ressource leurs salaires écrasés comme ils le sont par des taxes directes et indirectes d’un poids si lourd, d’une perception si onéreuse, d’une assiette et d’une répartition si incertaines et si arbitraires. Sur ces salaires ainsi affaiblis, et réclamés par les exigences impérieuses d’une existence journalière déjà bien restreinte, une modique épargne est prélevée et mise en commun. Et c’est là l’unique origine de la fortune à venir des sociétés de coopération. Germe imperceptible, mais fécond, d’un arbre robuste ! Source obscure, mais abondante, d’un grand fleuve !

Le mouvement des associations populaires se développant ainsi tout à fait en dehors du système de la distribution de la richesse, il reste à faire voir qu’il est renfermé tout entier dans le système de la production de cette richesse.

Or, si je considère le fait de la création de la richesse sociale, il me paraît que cette création peut s’esquisser fidèlement de la manière suivante. En premier lieu, la masse des capitaux existants : terre, capital, facultés humaines unissent leurs efforts au sein de l’industrie agricole, manufacturière et commerciale, et de cette collaboration résulte une certaine masse de revenus : fermages, intérêts, salaires. En second lieu, les revenus étant ainsi produits, une part est livrée à la consommation privée et publique, une autre part est réservée, pour être réunie à la masse des capitaux existants, et pour concourir avec eux à une production subséquente, en un mot, pour être capitalisée. Ainsi, production d’une certaine masse de revenus consommables, et capitalisation de l’excédant des revenus produits sur les revenus consommés, voilà tout le système de la production de la richesse. On a dit : — Le travail fait vivre l’homme, l’épargne l’enrichit, et l’on a ainsi donné, en deux mots, la formule rigoureuse de notre destinée économique individuelle. En disant donc de même : — La production des revenus consommables fait vivre la société, et la capitalisation de l’excédant de la production sur la consommation des revenus l’enrichit, j’aurai fourni, en deux traits, la peinture exacte de ce côté de la vie sociale économique. Jetez maintenant les yeux sur les associations populaires telles que je vous les ai décrites, et vous reconnaîtrez immédiatement et sans peine que leur mécanisme particulier vient tout entier s’adapter, comme un dernier et parfait rouage, au mécanisme général de la production de la richesse sociale. C’est d’abord un premier excédant des salaires produits sur les salaires consommés, dont, à le prendre en ses éléments isolés, il n’y aurait eu nul parti fructueux à tirer, qui, par le fait de l’association, peut être capitalisé, Le capital ainsi formé concourt alors, avec la masse des capitaux existants, à l’élaboration de la masse des revenus, et produit des intérêts commerciaux dans les associations de consommation, industriels dans celles de production, et financiers dans celles de crédit. Tout ou partie de ces intérêts est alors capitalisé. On capitalise ensuite d’autres excédants de salaires et d’autres excédants d’intérêts. De la sorte, une poussière impalpable, et qui se fût dissipée au vent de la consommation, est saisie par le mécanisme de la production et agglomérée en un premier noyau, qui va grossissant non proportionnellement, mais progressivement avec le temps, jusqu’à former une masse compacte et volumineuse. En tout cela, le travail et l’épargne seuls ont agi, et, en agissant seuls, ont tout fait.

Messieurs, en tout état de cause, vous pardonneriez, je l’espère, à un économiste, théoricien de profession et profondément attaché aux règles de la méthode, d’avoir, à proprement parler, voulu découvrir et vous faire connaître à vous-mêmes à quelle section de l’économie politique appartenait le chapitre des sociétés de coopération. Si pourtant cette recherche n’avait eu d’autre objet que la satisfaction d’une curiosité scientifique, je vous l’eusse épargnée. Je l’ai poursuivie, parce qu’en même temps qu’elle offre un intérêt de critique très-réel et très-vif, elle aboutit à une conclusion pratique de premier ordre. Et vous allez voir, en effet, que si l’économie politique doit être fière de pouvoir s’annexer le domaine des associations populaires, ces associations, de leur côté, ont tout à gagner à se soumettre aux principes de la science.

Ce que sont ces principes en matière de création agricole, industrielle et commerciale de la richesse, personne de vous assurément ne l’ignore, ils se résument tous, à cet égard, dans la simple, féconde et célèbre formule physiocratique : — Laisser faire, laisser passer. Par conséquent, s’il est vrai que le mouvement coopératif s’effectue entièrement en dehors de la sphère de la distribution de la richesse sociale, et dans celle de la production de cette richesse, il s’ensuit que les associations populaires n’ont rien à demander à l’initiative collective ou commune, autrement dit à l’intervention de l’État, et doivent tout attendre de l’initiative individuelle. Elles n’ont à réclamer l’intervention de l’État que pour obtenir, s’il y a lieu, quelque réforme de la législation dans le sens de la liberté du travail, de la concurrence ou de l’association. Hors de là, et pour tout ce qui concerne la formation et l’accroissement de leur capital social, elles ne doivent compter absolument que sur elles-mêmes. Leur terrain, c’est le terrain commun de l’industrie, du commerce et du crédit. Ce terrain est-il obstrué ? L’État seul peut et doit le déblayer. La place une fois libre, les associations populaires y marcheront dans la seule force de l’action et de l’énergie individuelles.

Votre chaleureux assentiment me prouve, Messieurs, que cette conclusion, ainsi présentée, est absolument inattaquable, et j’oserai dire que si partout on l’avait déduite ainsi logiquement d’une analyse méthodique, elle n’eût rencontré nulle part les contradictions aveugles et déraisonnables qui ne lui ont point manqué dans un pays voisin, et que peut-être nous réussirons à lui éviter en France.

Je fais en ce moment allusion à la querelle violente et douloureuse qui a éclaté en Allemagne, au sujet des associations populaires, entre les adhérents de M. Schulze-Delitsch et ceux de M. Ferdinand Lasalle. M. Schulze-Delitsch est l’homme éminemment distingué sous l’impulsion de qui l’Allemagne s’est couverte de banques d’avances. Ces banques, il les a toutes animées de l’esprit d’initiative individuelle, leur interdisant tout recours à quelque assistance matérielle étrangère que ce fût, soit de l’État, soit des particuliers, ne leur laissant pour toute ressource et tout appui que la résolution et la persévérance de leurs membres, leur donnant enfin pour mot d’ordre celui de selbsthülfe, mot intraduisible en français, par une lacune de notre langue qu’on serait tenté d’attribuer à un défaut de notre caractère, et qui exprime l’effort d’un homme qui s’aide lui-même, ou qui se tire, comme on dit, d’affaire tout seul. En cela M. Schullze-Delitsch ne se trompait point ; mais, sans doute, lui ou ses amis ont commis l’erreur de chercher dans le mouvement coopératif la solution intégrale de la question sociale, oubliant ainsi ou même ignorant qu’à côté de la question de production de la richesse sociale, il y a aussi celle de la distribution de cette richesse entre les hommes en société. En présence de cette exagération, il devait se produire et il s’est produit, en effet, chez des démocrates plus ardents qu’éclairés, comme M. Lasalle et ceux qui l’entouraient, une tendance à réagir avec excès, au nom de la question sociale amoindrie et défigurée, contre la puissance de l’initiative individuelle et contre la portée des associations populaires.

Consulté par un comité d’ouvriers de Leipzig sur les banques d’avances de M. Schulze-Delitsch, M. Ferdinand Lasalle, président d’une association générale en faveur du suffrage universel, établissait, par des chiffres dont je ne saurais garantir l’authenticité, qu’en Prusse, 72 1/4% ou près des trois quarts, de la population ne jouissaient que d’un revenu inférieur à 375 fr. par an, ou de moins de un franc par jour, pour subvenir à tous ses besoins et payer les impôts, — « S’il en est ainsi, disait-il, le paupérisme est une immense plaie sociale qu’on ne peut guérir que par un gigantesque effort national, » Et il concluait en émettant le vœu que, sous la pression du suffrage universel, suffrage qu’on devait conquérir avant tout, il put être émis un emprunt public de plusieurs centaines de millions, dont les intérêts seraient garantis par l’État, et dont, le capital serait employé à donner au peuple l’instrument du travail.

Après les explications que je vous ai fournies, je suis, ce me semble, Messieurs, en mesure de juger et de condamner en deux mots cette espèce de chartisme allemand. Que le paupérisme soit véritablement une plaie sociale, pour moi, je le crois. Et je suis, non de ceux qui disent que le paupérisme est nécessaire et existera toujours, mais de ceux plutôt qui disent que la société détruira le paupérisme, ou que le paupérisme détruira la société. Qu’à certains égards, cette plaie ne puisse être guérie que grâce à l’initiative collective ou commune, ou par l’intervention de l’État, nous l’accorderons encore, si vous voulez. Mais quant à cet emprunt qui serait volé par le suffrage universel, je pense, soit dit sans jeu de mots, que nous sommes en droit de n’y point souscrire. M. Lasalle se trompe d’abord en ce qu’il se figure que la question de la mise du capital à la disposition des travailleurs est, à elle seule, toute la question sociale. Il se trompe ensuite, et plus grossièrement, quand il s’imagine que cette question est à résoudre par l’intervention gouvernementale. Et, en somme, tout son programme témoigne d’une-confusion déplorable faite entre deux problèmes économiques et sociaux par un homme qui ne les a sérieusement approfondis ni l’un ni l’autre.

Cette intervention du gouvernement fut, paraît-il, comme au surplus cela devait être, le point de la Réponse aux ouvriers de Leipzig, sur lequel les attaques des partisans de M. Schulze-Delitsch et des banques d’avances portèrent avec le plus de furie. On reprocha à M. Lasalle d’être traître et apostat à la doctrine de la selbsthüdfe et de se montrer en cela « gangrené des idées françaises. » À ce propos, il fut établi que la race latine, n’ayant ni le mot ni la chose de la selbsthülfe ou selfhelp, était une race inférieure condamnée à périr refoulée par les races germanique et anglo-saxonne. — « Ces Latins, disait-on, sont des êtres inférieurs qui, incapables de se suffire à eux-mêmes, n’existent, à l’instar du polype, que par le fait de leur agglomération… »

Je m’arrête, Messieurs ; car déjà, je le vois, une chose vous frappe : c’est combien, dans ce débat, comme dans beaucoup d’autres du même genre, non moins graves et non moins passionnés, les raisons et les torts se partagent également entre les contendants, grâce à la confusion des idées. Si M. Lasalle, en effet, est répréhensible, ses adversaires sont-ils donc eux-mêmes à l’abri de tout reproche ? Que la doctrine de la selbsthülfe soit parfaitement de mise en matière d’associations populaires, que, de plus, cette doctrine soit seule de mise en pareille matière, c’est une chose entendue. Quant à croire qu’elle suffise à tout, c’est une erreur, vu que, s’il est vrai que toute question de production est affaire d’initiative individuelle, il ne l’est pas moins que toute question de distribution est affaire d’initiative collective ou commune. — « Nous autres Latins, dit-on, nous n’existons, à l’instar du polype, que par le fait de notre agglomération. » — « Eh bien, nous ne faisons en cela, répondrai-je, qu’obéir à la loi de notre nature humaine, je veux dire à cette nécessité naturelle qui veut que l’homme n’existe que dans la société, et par la société. Faut-il donc, en vérité, par amour de la selbsthülfe, aller jusqu’au point d’annihiler l’État et de dissoudre la société même ? »

En résumé, cette polémique est un précieux avertissement de l’inconvénient qu’il y a à ne pas poser avec soin et circonscrire avec attention les questions qu’on aborde, afin d’attribuer à chacune sa solution respective. On pense ainsi faire preuve d’esprit pratique en dédaignant une vaine théorie, et l’on espère gagner du temps ; mais on n’aboutit, malgré tout, qu’à embrouiller ce qui pourrait être clair, et qu’à se diviser quand on devrait s’unir. Dans le moment où les travailleurs se mettent en marche à la conquête du capital, nous qui prétendons nous mettre à leur tête et les guider, prenons au moins la peine de nous demander consciencieusement où ils vont, quelles voies leur sont ouvertes, et par où il nous faut les conduire ? Voici, quant à moi, ce que je leur dirai :

— Deux moyens vous sont offerts pour obtenir une juste et convenable participation au trésor de la richesse sociale. L’un est un allégement des charges qui pèsent sur vos salaires, par une réforme du système des impôts. C’est une question de distribution de la richesse ou d’ordre moral. Elle est affaire d’initiative collective ou commune et exige l’intervention de l’État ; mais la solution n’en a encore été ni découverte par la science, ni acceptée par l’opinion publique. L’autre est un perfectionnement du mode de capitalisation de vos épargnes par le développement du principe de l’association. C’est une question de production de la richesse ou d’ordre économique. Elle est affaire d’initiative individuelle, et la solution en a été également confirmée par la théorie et sanctionnée par la pratique. Ainsi, nous avons, avec elle, ce double avantage que nous sommes maîtres d’inaugurer notre entreprise à l’heure, à l’instant même, et que nous sommes sûrs, en le faisant, de réussir. Dès lors, et si vous m’en croyez, mettons-nous à l’œuvre des associations populaires, avec la propriété du capital pour but de nos efforts, l’épargne pour moyen d’action ; et que la selbsthülfe soit aussi notre devise !


Nous nous sommes tenus, pour ainsi dire, jusqu’ici aux alentours des associations populaires, ne les envisageant que dans le but et le point de départ qui constituent leurs éléments généraux et communs. Le moment est venu, Messieurs, de faire un pas en avant, et de pénétrer plus profondément dans leur étude, en les considérant à présent dans l’objet spécial qui forme l’élément particulier et distinctif de chacune d’elles.

Dans les associations de consommation, le capital social est, comme nous l’avons dit, employé à l’établissement d’un magasin commercial approvisionné de denrées consommables. Entre toutes les denrées, celles d’alimentation, et, parmi les denrées alimentaires, celles d’épicerie se prêtent surtout au genre de commerce qui nous occupe. Les opérations d’ailleurs peuvent être commencées dans des proportions restreintes, pour se faire ensuite sur une échelle considérable. L’entreprise des Équitables Pionniers de Bochdale est, à cet égard, un exemple frappant. Elle fut inaugurée en 1844, par quelques ouvriers tisserands en flanelle, avec un capital de 700 fr., dont 250 furent employés à la location d’une petite boutique dans une rue obscure, et 350 en acquisition de denrées alimentaires. La société comptait, en 1863, plus de 4,000 sociétaires, et opérait avec un capital de 1 million, dans une maison à elle appartenant, et en faisant pour 4 millions d’affaires par an.

Quelles sont les conditions exceptionnelles qui produisent des résultats si favorables ? Elles se ramènent toutes, à ce qu’il me semble, à ce double fait, que d’abord l’écoulement des denrées est certain, puisque, par la nature même de l’association de consommation, la vente se fait aux sociétaires, et qu’ensuite leur remboursement est assuré dès lors que, par clause statutaire, cette vente se fait au comptant. Dans de telles circonstances, en effet, pouvant compter sur une clientèle nombreuse et sur des rentrées régulières, le magasin peut, par cela même, faire des approvisionnements importants sans demander nul crédit, c’est-à-dire qu’il peut se procurer à bas prix des denrées de qualité satisfaisante, Achat à bon marché de marchandises excellentes, débit considérable sans pertes possibles, telles sont donc, en définitive, les conditions dans lesquelles fonctionnent les magasins de consommation, et qui ne sont autres que les meilleures conditions où puisse se trouver un magasin commercial quelconque. De là le succès.

Dans les associations de production, le capital est employé à l’établissement d’ateliers et à l’achat de matières premières industrielles. Dans ces associations, d’ailleurs, il y a lieu de choisir avec discernement le genre d’industrie à adopter, comme dans celles de consommation le genre de commerce ; le choix toutefois peut ici s’exercer dans une bien plus vaste étendue. Même dans la grande industrie, s’il est vrai que certaines opérations, telles, par exemple, que la construction des machines et la filature des tissus, exigeant des déboursés immédiats et des frais gigantesques, sont interdites aux associations de production, il n’est pas moins certain que d’autres entreprises, plus susceptibles d’un développement graduel, leur sont permises. En tout cas, le champ de la moyenne et de la petite industrie leur est tout grand ouvert. Le succès des associations des Facteurs de pianos, des Bijoutiers en faux, et de nombre d’autres, à Paris, tendrait à prouver qu’il y a des ressources particulièrement favorables au mouvement coopératif de production au sein de l’industrie parisienne.

Pour ce qui est du principe spécial aux associations de production, je dirai qu’elles procurent à leurs membres les avantages que la production en grand réserve au producteur, tout comme celles de consommation procurent aux leurs les avantages que la consommation en grand réserve aux consommateurs. J’entends par production en grand celle qui s’effectue sur une large échelle, en réclamant dans une forte mesure la double intervention du travail et du capital, ou qui vise à la grande quantité et au bon marché des objets usuels par la division du travail et par l’emploi des machines. — Les avantages que réserve aux producteurs la division du travail et l’emploi des machines ! Voilà certes une assertion qui eut jadis paru bien étrange. Que la production en grand, aurait-on dit, soit avantageuse au consommateur, soit ! Qu’à ce titre la division du travail et l’emploi des machines soient préconisés pur la science comme la loi de l’industrie, et acceptés par les producteurs comme une nécessité douloureuse mais inévitable, passe encore ! Mais que cela soit pour eux une source d’avantages, le paradoxe est audacieux ! Et pourtant, les faits eux-mêmes ont parlé avec éloquence, et il est maintenant assez connu que si la grande quantité et le bon marché des objets usuels sont un bienfait pour ceux qui les consomment, ils en sont un également pour ceux qui les produisent. Et comment ? Par cette raison que la diminution de la part afférente au travail, sur le prix de vente de ces objets, provenant de leur bon marché est plus que compensée par l’augmentation de cette part qui provient de leur grande quantité. Ainsi les associations de production, en donnant à leurs membres des facilités pour la production en grand, les tirent d’une situation déjà difficile, et rendue intolérable par le voisinage de la concurrence, pour les placer dans une autre doublement préférable et par comparaison et en elle-même.

Dans les associations de crédit, le capital est prêté et avancé aux sociétaires eux-mêmes dans certaines formes et à certaines conditions déterminées. Ici encore les débuts peuvent être modestes et les progrès rapides : c’est ce qui ressort avec évidence et de la théorie de ces institutions et de la pratique qui en a été faite en Allemagne. Les banques d’avances (vorschussbanken) allemandes datent de 1850. Le droit d’admission y est en moyenne de 1 th. (3 fr. 75), et le montant des cotisations mensuelles de 2 1/2 sbg. à 5 sbg. (0 fr. 30 à 0 fr. 60). C’est dans de telles conditions qu’elles se sont développées d’année en année, suivant un merveilleux essor. Il existait en Allemagne, à la fin de 1862, 511 associations populaires de crédit. Nous ne connaissons les bilans que de 243 d’entre elles. Ces bilans se résumaient à cette époque de la manière suivante : — Les 243 banques dont il s’agit, comprenant 70,000 sociétaires, étaient à la tête d’un capital propre de 5 millions. Elles disposaient en outre d’un capital de 23 millions, dont 10 millions empruntés aux sociétaires eux-mêmes et 13 millions empruntés au dehors. — En induisant approximativement de ces chiffres, qui sont particuliers à 243 banques, les chiffres généraux relatifs aux 511 banques allemandes, on peut croire que toutes ces associations, comprenant plus de 100,000 sociétaires, opéraient, en 1862, avec 40 ou 50 millions de capitaux, et faisaient de 150 à 200 millions d’affaires.

De quelle nature et de quelle importance sont à présent les services que rendent ces institutions ? Leur nom seul l’indique assez. Elles ont créé le crédit au profit des travailleurs. Généralement, dans ces associations, et en vertu des statuts, le sociétaire a droit d’emprunter, sur sa simple garantie, toute somme dont le montant ne dépasse pas celui de sa part dans le fonds social ; il a également droit d’emprunter, avec la garantie d’un ou de plusieurs de ses cosociétaires, toute somme dont le montant ne dépasse pas celui de sa part et des parts de ses répondants. Le sociétaire commence donc par épargner en prêtant sa garantie à ses cosociétaires ; puis un jour vient où il réclame pour lui la garantie de ses cosociétaires, et trouve des fonds pour une entreprise particulière. Ainsi la caisse de la société est une caisse d’épargne pour certains sociétaires, et une caisse de crédit pour certains autres ; ou, pour mieux dire encore, elle est une caisse d’épargne et une caisse de crédit tout ensemble pour tous les sociétaires tour à tour.

Tels sont, Messieurs, les principes particuliers qui distinguent les unes des autres les trois sortes d’associations populaires. Examinons à présent comment ces associations obtiennent, par des moyens différents, des résultats semblables. Nous serons à même de les mieux connaître et de les mieux apprécier quand nous les aurons ainsi rapprochées, et quand nous saurons en quoi elles se ressemblent ou diffèrent.

Toutes les associations populaires, de quelque espèce qu’elles soient, recherchent un emploi de leur capital social de nature à permettre à leurs membres des épargnes ultérieures plus faciles et plus considérables. Voilà la similitude ; voici maintenant la différence. Les associations de consommation obtiennent ce résultat en procurant à leurs membres une réduction du chiffre de leur dépense ; celles de production et celles de crédit l’obtiennent en procurant à leurs membres une élévation du chiffre de leur revenu. Dans les unes, les associés poursuivent leur intérêt de consommateurs ; dans les autres, leur intérêt de producteurs. Cette observation, qui est si facile, serait au surplus de peu d’importance, si déjà elle ne rapprochait jusqu’à les confondre le principe des associations de production et celui des associations de crédit.

Et, de fait, ces deux principes sont non-seulement analogues, mais identiques. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’atteindre une augmentation du salaire par une amélioration dans les conditions du travail. Dans l’un et l’autre cas, cette amélioration dans les conditions du travail résulte de l’intervention du capital. Peu importe que, dans les associations de production, le capital intervienne sous forme d’ateliers, matières premières, etc., destinés à une industrie qui s’exerce par tous les sociétaires en commun, et que, dans les associations de crédit, ce capital intervienne sous forme de prêts et d’avances nécessaires pour l’acquisition d’instruments, de matières premières, etc., destinés à une industrie qui s’exerce par chaque sociétaire individuellement ? Dans les deux cas, le travailleur, isolé et faible devant la concurrence, demande à l’union la force dont il a besoin pour soutenir la lutte sur le champ de la production industrielle.

En même temps que toutes les associations populaires, qu’elles soient de consommation, de production ou de crédit, ont en vue de faciliter l’épargne à leurs membres, et que toutes tendent à ce but par la manière dont elles emploient leur capital social, toutes aussi, et c’est là, Messieurs, un point sur lequel j’appelle à présent toute votre attention, y font concourir le fait même de l’agglomération des personnes dont elles se composent. Mais ici encore se révèle, sous la similitude du genre, une différence des espèces ; ici encore se place une observation par suite de laquelle, entre les associations de consommation d’une part, et les associations de production et de crédit d’autre part, s’accuse une ligne de démarcation bien tranchée.

J’ai dit comment le fait même de l’union des sociétaires intervient dans le fonctionnement des associations de consommation : c’est grâce à lui que le magasin se trouve tout naturellement achalandé, et peut s’approvisionner dans les meilleures conditions commerciales. Maintenant, comment le même fait intervient-il dans le fonctionnement des associations de production et de crédit ? C’est un point que j’ai pu et dû réserver. Je l’ai pu, parce que, dans le système des associations de production et de crédit, cette intervention du fait même de l’union des sociétaires constitue un élément non plus du fonctionnement essentiel et principal, mais bien d’un autre fonctionnement, pour ainsi dire facultatif, et, à ce titre, jusqu’à un certain point accessoire, de l’association. Je l’ai dû, parce que cette autre partie du mécanisme des associations de production et de crédit, quoique secondaire à certains égards, est tellement neuve et tellement importante, qu’elle exige une exposition à part et des explications détaillées. Dans le système des associations de production et de crédit, après que le capital social a été employé tout entier soit à l’établissement d’ateliers pour l’exercice d’une industrie commune, soit en prêts et avances pour des opérations individuelles, alors, et sur la garantie collective de tous les membres de l'association, il est fait appel au crédit extérieur, et les capitaux ainsi empruntés au dehors sont employés de la même manière que le capital social. Ainsi, le versement et la réunion de cotisations périodiques met d'abord à la disposition des associations de cette espèce un premier capital propre ; l'union des sociétaires et la garantie collective mettent ensuite à leur disposition des capitaux étrangers, en quantité plus ou moins considérable, par le moyen du crédit. En cela consiste la seconde partie de leur mécanisme. Or, si simple que paraisse et que soit en réalité cette combinaison, elle n'en constitue pas moins une solution absolument nouvelle, singulièrement heureuse, et, j'oserai le dire, définitive, de l'une des plus graves et des plus difficiles questions du grand problème de la production agricole, industrielle et commerciale de la richesse, en consommant l'union, dans les conditions les plus avancées et les plus épineuses, du capital avec le travail par le crédit. Aussi donne-t-elle aux associations de production et de crédit une portée exceptionnelle. Telle est du moins ma conviction, que je vais essayer de vous faire partager. Pour effectuer convenablement cette démonstration, je vais avoir besoin d’émettre au préalable quelques considérations d’économie politique pure touchant les rapports du capital et du travail en matière de crédit ; mais j’espère que vous voudrez bien me passer ces préliminaires un peu techniques en raison de l’intérêt qu’offre le point à mettre en lumière. Trois éléments, avons-nous vu, figurent parmi la masse des capitaux qui concourent à la création agricole, industrielle et commerciale de la masse des revenus ; ce sont la terre, le capital et le travail des facultés humaines. Et, de fait, on ne citerait peut-être pas un seul cas de production de la richesse où ces trois éléments ne soient présents. Il faut dire toutefois que, dans l’agriculture seule, l’intervention de la terre et ses rapports avec le travail et le capital méritent d’être étudiés. Quant à l’industrie et au commerce, la terre n’y joue qu’un rôle secondaire. Ce sont ici le capital et le travail qui interviennent en première ligne ; disons un mot des rapports qu’ils ont entre eux.

Soit un ouvrier ébéniste, tailleur ou cordonnier. L’expérience et l’habileté professionnelles de cet ouvrier, sa force et son adresse, en un mot, ses facultés personnelles, intellectuelles et physiques, voilà en quoi consiste l’élément travail. Mais on ne fait ni des meubles, ni des habits, ni des chaussures avec son esprit et ses dix doigts, si bon ouvrier que l’on soit d’ailleurs. Il faut à notre travailleur un premier capital en quelque sorte général : un logis, un mobilier, des vêtements, etc. ; il lui faut, en outre, un second capital proprement spécial à sa profession ; c’est en premier lieu ce qu’on nomme le capital fixe : des instruments, des outils ; c’est ensuite ce qu’on appelle le capital de roulement : du bois, des étoffes, des cuirs, et toutes sortes de matières premières. Voilà de quoi se compose l’élément capital.

Cela posé, l’on aperçoit immédiatement de quelle importance immense il est que le travail et le capital s’unissent et ne restent point isolés. Cela importe à la société tout entière, qui attend que la production lui livre les objets qu’elle a besoin de consommer. Cela importe au capitaliste, de qui, autrement, le capital demeure oisif et non rémunérateur. Mais cela importe par-dessus tout au travailleur : dénué de capital, il voit ses facultés personnelles demeurer inactives et stériles, tandis que logé, pourvu d’instruments, et approvisionné de matières premières, il exercerait son intelligence et ses bras, et non-seulement pourvoirait ainsi à sa subsistance et à celle de sa famille, mais pourrait encore retirer de son travail un salaire assez élevé pour devenir lui-même un capitaliste en acquérant peu à peu tous les éléments divers de son industrie. On peut donc rigoureusement comparer l’union du capital avec le travail à une union génératrice ; on le peut d’autant mieux que non-seulement, grâce à l’intervention seule du capital, le travail trouve à déployer sa force et son énergie procréatrices, mais que de cette intervention résulte un véritable enfantement de capital nouveau et une multiplication réelle de la richesse.

Comment favoriser cette union si féconde ? Tel est, dans sa première origine et dans ses dernières conséquences, le problème du crédit.

On a longtemps disputé, et, sans doute, on disputera longtemps encore sur le crédit. Beaucoup de prétentions et de chimères continuent de se faire jour à ce sujet. Ce n’est ici le lieu ni d’énumérer ni de réfuter ces erreurs ; mais je ne puis me dispenser d’en indiquer la cause, ne fût-ce que pour l’écarter de notre recherche. Or, toutes ces erreurs viennent de ce qu’on néglige de poser la question dans les termes les plus généraux et, par cela même, les seuls scientifiques. C’est ainsi, par exemple, qu’on a le tort de considérer le fait du crédit dans son apparence extérieure, qui est quelquefois un prêt d’argent ou de numéraire, au lieu de l’envisager dans son essence intime, qui est toujours une location de capital. Sans doute, le crédit s’effectue assez souvent dans la forme d’un prêt de numéraire ; cela nécessite un échange ou plusieurs échanges, mais cela offre des commodités inappréciables. Que si l’on s’en tient là, au lieu d’aller au fond des choses, on s’expose aux plus grossières méprises. En effet, comme le numéraire est un capital dont tout le revenu propre consiste à servir d’instrument de circulation dans l’échange et le crédit, on peut se trouver très-facilement entraîné à ne pas apercevoir ce revenu, par suite, à le méconnaître. De là à conclure au crédit gratuit, il n’y a qu’un pas. Pour éviter toutes ces erreurs, il suffit de faire abstraction du numéraire et de son intervention dans le phénomène du crédit, de se dire que prêter à quelqu’un de l’argent, c’est lui prêter un logis, des instruments ou des matières premières, de considérer, en un mot, le crédit comme n’étant jamais autre chose qu’une location de capital. La question étant présentée de la sorte, il est certain que bien des obscurités disparaissent etque bien des difficultés s’évanouissent.

Vous êtes ébéniste, je suppose ; mais vous n’avez ni logis, ni instruments, ni matières premières. Pour moi, j’ai tout ce capital, ou l’argent qui le représente ; mais je ne sais point l’ébénisterie. Vous êtes travailleur et rien que travailleur ; je suis capitaliste et non autre chose. Vous me demandez d’associer mon capital à votre travail. Croyez bien que j’ai le plus sincère désir de vous faire ce crédit, par la raison que j’y ai le plus vif intérêt. Comprenez toutefois que cet intérêt, je l’ai seulement sous réserve des deux conditions suivantes :

1o Que vous consentirez à rétribuer l’usage de mon logis, de mes instruments, de mes matières premières, c’est-à-dire à me payer le prix de location de mon capital ou l’intérêt de mon argent ;

2o Que je serai sur de retrouver ce logis, ces instruments et ces matières premières quand vous vous en serez servi, c’est-à-dire de rentrer dans mon capital ou de récupérer mon argent.

La question étant posée dans ces termes, la légitimité et la convenance des deux conditions énoncées ci-dessus ne sauraient, je pense, avoir besoin d’être démontrées, ni faire ici l’ombre d’un doute. Il est seulement une remarque à faire au sujet de l’importance respective de chacun de ces deux points qui a été étrangement méconnue.

À première vue, il ne semble pas que la première de nos deux conditions puisse être l’objet de difficultés sérieuses. En premier lieu, le prix de location du capital ou l’intérêt de l’argent étant supposé ne représenter que la rétribution de l’usage de ce capital ou de cet argent, ce prix de location ou cet intérêt ne s’élève qu’à une somme relativement assez faible. En second lieu, quelle qu’elle soit, cette somme peut toujours, à la rigueur, être payée d’avance. Ainsi, l’on ne voit pas que la perspective de donner ce prix de location ou cet intérêt puisse arrêter l’emprunteur, ni que la crainte de ne pas le toucher puisse effrayer le prêteur.

Il n’en est pas, à beaucoup près, de même de la seconde condition. Et, ici, deux cas très-différents doivent être successivement examinés. Ou l’emprunteur est déjà plus ou moins capitaliste, et il cherche seulement à disposer d’un capital plus étendu que celui qu’il possède ; ou bien il n’est purement et simplement que travailleur, et il cherche à disposer d’un premier capital, n’en possédant aucun par lui-même. Dans le premier cas, l’emprunteur peut engager son capital propre en garantie de la restitution de celui qu’on lui loue ; il offre ainsi des garanties dites réelles. Dans le second cas, au contraire, l’emprunteur n’a que son honnêteté, son habileté et ses chances dé succès à faire valoir en garantie du remboursement de l’argent qu’on lui prête ; il n’offre de la sorte que des garanties dites personnelles. La différence de ces deux cas saute aux yeux. Que l’emprunteur, en effet, échoue dans son entreprise au lieu de réussir, le prêteur muni de garanties-réelles peut rentrer dans son capital en faisant valoir les engagements consentis, tandis que le prêteur investi de garantie personnelles ne peut récupérer son argent ni d’une façon ni d’une autre. D’où il ressort que la seconde des deux conditions sus-indiquées, si elle ne constitue point un obstacle au crédit réel, en constitue en revanche un, et très-grave, au crédit personnel.

Si grave pourtant qu’il soit, l’obstacle n’est pas insurmontable. Il est un premier moyen de le vaincre qui s’offre en quelque sorte de lui-même : c’est l’élévation du taux de l’intérêt. Le capital étant censé courir la chance d’être perdu, que le prix de location soit grossi d’une prime d’assurance contre ces risques de perle, et la difficulté disparaît. Tous les hommes tant soit peu initiés aux combinaisons de l’assurance reconnaîtront à la fois la nécessité et l’efficacité de ce moyen. Quant au montant de la prime, il se déterminera par la seule force des choses.

C’est ici que se place une observation fort intéressante, et qui donne le secret de la plus lourde bévue qui ait été faite en matière de crédit. Faute d’avoir su analyser le phénomène du crédit, des esprits superficiels et irréfléchis ne se sont ni expliqué ni justifié cette élévation du taux de l’intérêt en cas de crédit personnel. N’y voyant qu’une exigence cruelle et déraisonnable du capital envers le travail, ils se sont élevés contre elle avec force, et jusqu’au point de proscrire tout payement d’intérêt par le travail au capital. D’où les déclamations contre la tyrannie du capital et en faveur de la gratuité du crédit. Deux mots feront juger de la valeur de ces hérésies. En cas de crédit personnel et non réel, le taux de l’intérêt se compose de deux éléments distincts, ayant chacun leur raison d’être : l’un représente, à proprement parler, le prix de location du capital, il se rapporte au service même rendu par le capital au travail, il répond à cette première condition du crédit en vertu de laquelle l’usage du capital doit être rémunéré par le travail ; l’autre élément représente une prime d’assurance contre les chances de perte du capital, il est relatif au cas de garanties morales et non matérielles offertes par le travail au capital, il répond enfin à cette seconde condition du crédit, qui est que le capital soit restitué, après usage, par le travail. Demander par conséquent le crédit gratuit, c’est demander qu’on fournisse à l’ouvrier ébéniste, par exemple, un logement, des outils, du bois, etc., sans qu’il les paye, ni qu’il les rende. Combinaison assurément ingénieuse, aussi honorable pour le travail qu’avantageuse pour le capilal, et tout à fait de nature à faire naître et entretenir cette confiance sans laquelle nul crédit n’est possible !

Cela dit, nous n’hésiterons point à avouer une chose : c’est que l’élévation du taux de l’intérêt n’est qu’une solution encore imparfaite et mal satisfaisante de la question du crédit personnel. Et, sans plus tarder, nous passerons à la solution des associations populaires.

Cette solution, qu’on peut donner pour complète et définitive, parce qu’elle répond à tout et ne laisse rien à désirer, se résume tout entière dans le fait de la garantie collective donnée par l’association pour les emprunts qu’elle contracte au dehors dans l’intérêt de ses sociétaires. Dans ces circonstances, en effet, il n’y a plus, en présence l’un de l’autre, un capitaliste demandant des garanties réelles et un travailleur n’offrant que des garanties personnelles, un prêteur qui impose et un emprunteur qui subit une élévation du taux de l’intérêt. Entre l’un et l’autre apparaît, comme intermédiaire, une société et son fonds social. Sans doute, cette société est une société de travailleurs ; mais ces travailleurs répondent tous ensemble pour chacun d’entre eux, et, par conséquent, les garanties de moralité, de capacité et de réussite de chacun d’eux se corroborent des mêmes garanties personnelles de tous les autres. Sans doute aussi, le fonds social est engagé ; mais il est représenté, dans les associations de production ; par un établissement industriel, et, dans les associations de crédit, par des effets en portefeuille. La société intervient donc entre le capital et le travail pour assumer sur elle tous les risques du crédit ; elle les assume en principe en donnant sa garantie collective, elle les assume en fait en engageant son fonds social. Ces risques se réalisent-ils, la société restitue au prêteur son capital. Ne se réalisent-ils pas, au contraire, elle restitue à l’emprunteur sa prime d’assurance. De la sorte, la difficulté du crédit personnel est non point violemment tranchée, mais dénouée de la façon la plus sûre en même temps que la plus simple. Faut-il d’ailleurs appuyer ce raisonnement des résultats de l’expérience ? Je vous fournirai des faits et des chiffres. Je vous dirai que le papier des associations de production, en France et en Angleterre, a toujours été non-seulement accepté sans dépréciation, mais recherché avec faveur sur le marché financier. Je vous rappellerai qu’avec un capital de 5 millions, les associations de crédit, en Allemagne, ont trouvé à emprunter au dehors 13 millions de capitaux étrangers, non-seulement aux conditions ordinaires du crédit, mais à un taux exceptionnellement favorable.

Messieurs, deux mots encore et j’aurai fini. J’ai tâché de passer, comme je vous l’avais promis, le mouvement coopératif au critérium de la science, d’en soumettre les tendances générales et les procédés particuliers au contrôle des principes de l’économie politique et sociale. J’ai poursuivi cette étude aussi consciencieusement qu’il m’a été possible. À présent, permettez-moi d’en profiter pour prononcer sur les associations populaires, et notamment sur celles de production et de crédit, un jugement motivé. Je le ferai en termes précis et succincts, et en prenant pour point de comparaison l’institution des caisses d’épargne.

Le mécanisme des associations de production et de crédit se compose de deux parties, dont la première forme la base, et la seconde le couronnement du système. Les unes et les autres disposent d’un fonds social formé et accru par le moyen de cotisations hebdomadaires ou mensuelles, et qu’elles transforment en un capital qui s’unit au travail dans des opérations industrielles ou commerciales. Cet emploi de leur fonds social constitue la première partie du mécanisme des associations de production et de crédit. Voyez cependant combien, même bornées à ces fonctions, ces associations sont des institutions excellentes ! D’abord elles condamnent, en quelque sorte, leurs membres à des épargnes obligatoires, et elles les habituent ainsi à une économie soutenue et persistante, habitude précieuse, moins aisée à prendre qu’à conserver quand on l’a prise. Elles ont ensuite le double avantage que, d’une part, elles sont à même de recueillir les épargnes les plus minimes, et que, d’autre part, elles sont également à même de les faire valoir de la manière la plus fructueuse : dans les sociétés de coopération bien conduites, une seule chose est plus extraordinaire que la modicité des cotisations, c’est l’énormité des dividendes, énormité qui s’accuse par des chiffres non de 3 ni de 4, mais de 10 ou de 15, et même parfois de 20 ou 25%. Enfin, les associations de production et de crédit ont cette dernière et écrasante supériorité qu’elles sont à la fois, comme nous l’avons dit plus haut, caisses d’épargne et caisses de crédit, et qu’elles rendent au travail, sous forme de capital, le montant intégral des épargnes qu’elles lui ont demandées sous forme de cotisations, semblables ainsi à ces mers dont les eaux, grossies par des milliers d’affluents, se reversent en pluies fécondantes sur les contrées d’où elles sont venues !

Ainsi, et même enfermées dans ces limites, les associations de production et de crédit seraient des caisses d’épargne singulièrement perfectionnées . Toujours est-il que, dans ces conditions, le travailleur épargne pour être crédité, qu’il devient capitaliste afin d’user et de jouir du capital, qu’il s’emprunte, enfin de compte, à lui-même. Réduit à ces données, le bienfait des associations de production et de crédit ne s’exercerait donc que dans des proportions relativement assez restreintes. Mais les associations de production et de crédit ne se bornent pas à se prêter à elles-mêmes leurs propres fonds, elles font appel aux capitaux étrangers et les mettent également à la disposition de leurs membres pour les entreprises qu’ils effectuent, soit en commun, soit individuellement. En cela consiste la seconde partie du mécanisme des associations de production et de crédit. Et quelle n’est point, dès lors, leur portée incalculable ! Ici s’étend devant les travailleurs le champ illimité du crédit ; ici s’abaissent devant eux les barrières du marché financier ; qu’ils s’y présentent donc hardiment pour y disputer les capitaux aux États, aux communes, aux grandes compagnies, qui actuellement les accaparent. C’est ce qu’ils pourront faire avec succès quand ils seront groupés en associations nombreuses et puissantes ; alors, en effet, pourquoi n’en serait-il pas de la puissance financière du peuple comme de sa puissance politique, puissance individuellement presque nulle et collectivement irrésistible ?

« La démocratie, disait, il y a tantôt cinquante ans, M. de Serres, la démocratie coule à pleins bords. » Et cependant, Messieurs, quand cette parole était dite, le flot montant de la démocratie n’avait encore gagné que nos institutions civiles. Nous l’avons vu, depuis, rompant la digue du suffrage restreint, se répandre dans le champ de nos institutions politiques. Croyez-m’en, nous le verrons encore, toujours grossissant, envahir nos institutions économiques elles-mêmes, et couvrir la société tout entière !

Deux canaux l’y conduiront : la réforme de l’impôt et l’application du principe des associations populaires.