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Les Auxiliaires/II

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Charles Delagrave (p. 3-8).

II

LES DENTS

Paul. — N’est-il pas vrai qu’il faut pour chaque genre de travail un outillage fait exprès ? Il faut au laboureur la charrue, au forgeron l’enclume, au maçon la truelle, au tisserand la navette, au menuisier le rabot ; et ces divers outils, tous excellents pour le travail qui les concerne, ne vaudraient rien pour un autre travail. Avec la navette, le maçon crépirait-il son mur ? Avec la truelle, le tisserand ourdirait-il sa toile ? Évidemment non. N’est-il pas vrai que d’après l’outillage on peut aisément reconnaître le genre de travail ?

Jules. — Rien ne me paraît plus facile. Si je vois appendus au mur des rabots et des scies, je reconnaîtrai que je suis dans l’atelier d’un menuisier.

Émile. — L’enclume, le marteau, les tenailles, m’indiqueront un forgeron ; le baquet pour le mortier, la truelle, le niveau, m’annonceront un maçon.

Paul. — Eh bien, chaque créature a son rôle spécial à remplir dans le grand atelier de la création, où tout s’agite, tout travaille suivant les desseins de la sagesse providentielle ; chaque espèce a sa mission, volontiers je dirais qu’elle a son métier à faire, métier exigeant un outillage particulier comme tout genre de travail de l’industrie humaine. Or, parmi les innombrables métiers des animaux, il en est un commun à tous sans exception, métier fondamental auquel sont subordonnés tous les autres, car sans lui la vie serait impossible : c’est le métier de manger.

Mais le genre de nourriture n’est pas le même pour tous les animaux. Il faut aux uns la proie, la chair crue, aux autres le fourrage ; à ceux-ci des racines, à ceux-là des graines, des fruits. Dans tous les cas, les dents sont les outils mis en œuvre pour le travail du manger ; elles doivent donc avoir une forme appropriée au genre de nourriture, plus coriace ou plus tendre, plus difficile ou plus facile à mâcher. Aussi, de même que d’après l’outil on juge du genre de travail d’un artisan, d’après la conformation des dents on peut en général dire le genre de nourriture d’un animal.

On appelle herbivores les animaux qui se nourrissent d’herbe, de fourrage, de foin ; et carnivores ceux qui se nourrissent de chair. Le cheval, l’âne, le bœuf, le mouton, sont des herbivores ; le chien, le chat, le loup, sont des carnivores. La nourriture de l’herbivore est chose tenace, dure, filamenteuse, que l’animal doit longtemps broyer pour la diviser convenablement et la réduire en une bouchée pâteuse, apte à être avalée et plus tard digérée sans obstacle. Dans ce cas, les dents opposées des deux mâchoires doivent se présenter l’une à l’autre des surfaces larges et à peu près plates, qui triturent la nourriture à la manière des meules d’un moulin. Au contraire, la chair dont se nourrit le carnivore est matière molle, qu’il est facile d’avaler et de digérer. Il suffit à l’animal de la déchirer, de la couper par lambeaux. Les dents du carnivore doivent donc se présenter l’une à l’autre des arêtes tranchantes qui manœuvrent à la façon des lames de ciseaux.

J’en ai, je crois, assez dit. Maintenant, qui de vous trois me dira à quel genre de nourriture se rapportent les dents que je vous montre ?


Et l’oncle Paul mit sous les yeux de son auditoire les deux dents figurées ci-après.


Émile. — La première dent est aplatie et très large en dessus ; elle doit écraser et broyer en frottant contre la dent pareille et opposée de l’autre mâchoire. C’est alors la dent d’un animal qui se nourrit de fourrage.

Paul. — C’est, en effet, la dent d’un herbivore, d’un cheval.

Émile. — La seconde est faite de plusieurs larges pointes dont les bords sont presque aussi tranchants que la lame d’un couteau. Elle doit être destinée à découper de la chair.

Paul. — Je le crois bien, c’est la dent d’un loup. Émile a parfaitement compris la distinction fondamentale entre les dents propres à manger du fourrage et les dents propres à manger de la chair.

Jules. — Ces replis sinueux qu’on voit sur la dent du cheval, à quoi servent-ils ? On ne voit rien de pareil sur la dent du loup.

Paul. — J’allais vous en parler. — Si les dents du cheval étaient parfaitement unies en dessus, sans aucune rugosité faisant office de râpe, n’est-il pas vrai qu’en appuyant et frottant l’une contre l’autre, elles pourraient bien écraser le foin comme vous le feriez entre deux pierres lisses, mais sans parvenir à le réduire en menus débris. Les meules d’un moulin,Dent de cheval.
Dent de cheval.
si elles étaient polies comme des tables de marbre, aplatiraient le grain sans en faire de la farine ; elles doivent présenter de nombreuses inégalités, qui saisissent entre elles le blé pendant la rotation de la meule supérieure sur la meule inférieure immobile, et le déchirent violemment. Lorsque, par un travail longtemps continué, ces inégalités sont effacées, les meules ne peuvent plus servir, et il faut les repiquer au marteau. Eh bien, les replis sinueux des dents du cheval sont comparables aux inégalités des meules de moulin ; ils s’élèvent un peu au-dessus de la surface de la dent, ils font légèrement saillie, de manière il constituer une sorte de grossière lime qui fractionne les brins de fourrage quand frotte la dent opposée.

Jules. — Il me semble entrevoir un péril pour l’animal herbivore. Ces replis saillants doivent bientôt s’effacer en frottant l’un contre l’autre, comme s’effacent les inégalités rugueuses des meules de moulin. Si les meules alors ne font plus de farine à moins d’être repiquées, les dents usées de l’herbivore ne doivent pas davantage pouvoir triturer.

Paul. — C’est prévu, mon petit ami, admirablement prévu. Chaque chose en ce monde est disposée avec un art étonnant pour atteindre le but proposé ; une science à qui rien n’échappe préside au moindre détail ; tout, jusqu’à la mâchoire d’un âne, nous l’affirme hautement. Écoutez et jugez vous-mêmes.

On reconnaît dans la composition d’une dent deux substances différentes : l’une très dure, ayant quelque chose de la nature du verre et nommée émail ; l’autre plus facile à user, mais très résistante aux efforts qui tendent à la casser, c’est l’ivoire. Ces deux substances sont associées de manières différentes suivant le régime de l’animal. Pour le cheval, le mouton, le bœuf, l’âne et beaucoup d’autres herbivores, la matière moins dure, l’ivoire, constitue la masse principale de la dent, tandis que la matière plus dure, l’émail, plonge en lames sinueuses dans l’épaisseur de la première et fait un peu saillie au dehors sous forme de replis qui varient de configuration d’une espèce animale à l’autre. C’est donc l’émail, matière aussi dure que le caillou, qui compose les replis sinueux des dents de l’herbivore. Par l’effet du frottement d’une mâchoire contre l’autre, l’ivoire s’use plus vite que l’émail, de sorte que les lames de celui-ci, engagées dans toute l’épaisseur de la dent, sont peu à peu mises à découvert et remettent en l’état primitif les replis usés de la surface. Vous le voyez : dans le moulin à manger de l’âne, la meule se repique d’elle-même à mesure qu’il en est besoin ; la machine se répare tout en travaillant.

Jules. — Ce que vous nous dites là est admirable, mon oncle ; je n’aurais jamais soupçonné une telle structure nécessaire pour brouter un chardon.

Louis. — Et moi qui, l’autre jour, ai dédaigneusement repoussé du pied une mâchoire qui s’est trouvée sur mon chemin. Comme je l’aurais volontiers regardée de près si j’avais su ces choses.

Paul. — L’ignorance est toujours ainsi, mon enfant ; elle repousse, elle dédaigne toute chose ; la science s’intéresse à tout, certaine d’y trouver un enseignement. Mais revenons à la mâchoire du carnivore, du loup.

Ici sont inutiles les rugosités de la râpe, les arêtes de la lime, les inégalités de la meule, puisque l’aliment doit être découpé en lambeaux et non broyé en pâte. À cet effet, il faut des lames tranchantes, des ciseaux dont la condition première soit d’être bien aiguisés et d’avoir une dureté qui les empêche de s’émousser. La surface des dents n’est donc plus aplatie en manière de meule, mais façonnée en larges crêtes coupantes. De plus, pour assurer l’efficacité de ces espèces de couteaux, la substance plus tendre, mais aussi plus résistante aux efforts qui pourraient la casser, l’ivoire enfin, constitue la masse centrale de la dent, tandis que l’émail, plusDent de loup.
Dent de loup.
dur, mais aussi plus fragile, forme à l’extérieur un enduit continu et compose à lui seul les bords tranchants. Pareillement un coutelier habile, s’il veut fabriquer un instrument qui coupe bien tout en étant capable de résister à de violents efforts, compose la masse centrale de l’outil avec du fer, substance tenace, qui supporte bien le choc, mais n’est pas assez dure pour tailler, et met par-dessus, pour constituer le tranchant, le fin acier, qui joint une dureté excessive à la fragilité du verre. Ce que l’industrie humaine a imaginé de mieux pour l’art du taillandier se retrouve, avec une haute perfection, dans les dents d’un carnivore.

Jules. — Si j’ai bien compris, l’ivoire, plus tendre et plus difficile à casser, forme l’intérieur de la dent du carnivore ; l’émail, plus dur et fragile, en forme l’intérieur ; l’ivoire donne à la dent la puissance de résister aux efforts, l’émail lui donne la propriété de couper.

Paul. — C’est cela même.

Jules. — Maintenant je ne sais à laquelle des deux, la mâchoire de l’âne ou la mâchoire du loup, j’accorderais mon admiration de préférence.

Paul. — Toutes les deux la méritent, puisqu’elles sont l’une et l’autre merveilleusement appropriées au genre de travail qu’elles doivent faire.

Émile. — Ce qui m’étonne le plus, c’est qu’une foule de choses auxquelles nous n’aurions jamais fait attention, finissent par nous intéresser quand l’oncle nous les explique. Je ne me serais jamais avisé que j’écouterais un jour avec plaisir l’histoire d’une dent.

Paul. — Puisque cela vous intéresse, je vais continuer encore un peu. Je vous parlerai des dents de l’homme, des vôtres, mon petit ami, si blanches, si bien rangées et qui mordent si bien dans la tartine de beurre.