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Les Auxiliaires/V

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Charles Delagrave (p. 26-31).

V

LES AILES DES CHAUVES-SOURIS

Paul. — Les ailes, des ailes véritables, parfaitement propres au vol, sont le trait le plus frappant des chauves-souris. Comment un mammifère, c’est-à-dire un animal dont la structure générale est celle du chien et du chat par exemple, peut-il posséder le vol de l’oiseau ; par quelle étrange disposition deux organes qui s’excluent l’un l’autre, l’aile et la mamelle, se trouvent-ils ici réunis ? Il y a dans l’aile de la chauve-souris, mes enfants, un admirable exemple des ressources infinies mises en œuvre par le Créateur, qui, sans rien retrancher au plan fondamental, sans rien ajouter, sans rien retrancher, a disposé les mêmes choses pour les fonctions les plus diverses. Les pattes de devant des mammifères, du chien et du chat si vous voulez, sont changées en ailes dans les chauves-souris sans qu’il y ait une pièce de plus ou de moins en cette incroyable transformation. Mieux que cela : les bras de l’homme, nos propres bras, mes amis, s’y trouvent pièce par pièce, os par os. Vous me regardez tous d’un air incrédule, ne pouvant comprendre qu’il y ait quelque chose de commun entre nos bras et les ailes de la chauve-souris.

Jules. — Le fait est qu’il me faut toute la confiance que j’ai en vos paroles pour admettre que le bras de l’homme et l’aile de la chauve-souris soient au fond même chose quant à la structure.

Paul. — Je ne me propose pas de le faire admettre de confiance, mais bien de le prouver. Suivez sur votre bras pour mieux saisir la démonstration.

De l’épaule au coude, le bras de l’homme se compose d’un os que l’on nomme humérus. Du coude au poignet, il comprend deux os inégaux rangés tout au long à côté l’un de l’autre. Le plus gros est le cubitus, le plus faible le radius. Après vient le poignet, composé de plusieurs osselets dont je supprimerai le détail. Par delà se trouve la pomme de la main, formée d’une rangée de cinq os à peu près pareils et servant chacun de support à un doigt. Enfin chaque doigt se compose d’une file d’osselets nommés phalanges ; le pouce en a deux, tous les autres en ont trois. J’ajouterai que deux os servent d’attache au bras et le relient au corps. L’un est l’omoplate, os large et triangulaire, situé sur le dos derrière chaque épaule ; l’autre est la clavicule, os mince et courbé qui, sur le devant, se dirige de l’épaule au milieu de la naissanceSquelette de chauve-souris.
Squelette de chauve-souris.
o, omoplate ; cl, clavicule ; h, humérus ; cu et r, cubitus et radius ; ca, carpe ou poignet ; po, pouce ; me, métacarpe ou paume de la main ; ph, phalange.
du cou. Le sont les clavicules que le doigt sent de droite et de gauche, tout au haut de la poitrine.

Tout en faisant ce dénombrement des pièces du bras de l’homme, l’oncle Paul conduisait la main de ses auditeurs, qui palpaient sur leur personne les os dénommés. Émile était bien quelque peu étonné de ces termes savants, humérus, cubitus, omoplate, qu’il entendait pour la première fois ; n’importe : l’attention aidant, il les retint sans peine. Quand chacun fut suffisamment familiarisé avec la position et le nom des os, l’oncle reprit :

Paul. — À présent examinez avec moi cette image qui représente le squelette d’une chauve-souris. Autour des os, figurés en blanc, le dessinateur a reproduit en noir les ailes de l’animal. L’os marqué o est l’omoplate. Comme chez nous, il forme l’arrière de l’épaule ; il est triangulaire, large et plat.

Émile. — Alors le point marqué cl est l’épaule, et l’os qui va de ce point à la base du cou est la clavicule ?

Paul. — Parfaitement.

Louis. — Je devine le reste. En h est l’humérus ; le coude est à l’angle que cet os forme avec le suivant.

Jules. — À mon tour. Les deux os rangés en long à côté l’un de l’autre et qui vont du coude au poignet sont marqués cu et r. Le premier est le cubitus, le second est le radius. Par conséquent ca est le poignet. Là je commence à me perdre.

Paul. — Le poignet, vous ai-je dit, se compose de plusieurs petits osselets. Cette structure se trouve fort bien en ca, poignet de la chauve-souris.

Jules. — Mais alors la main ?

Paul. — La paume de la main et les cinq doigts qu’elle supporte sont représentés par les rayons de l’aile, et par po, qui est le pouce. Des cinq doigts, celui-ci est le plus court, comme chez l’homme ; il n’entre pas dans la charpente de l’aile, mais reste libre et se trouve armé d’un ongle crochu dont l’animal se sert pour se cramponner et marcher. Au-dessous de cet ongle sont deux phalanges, comme pour le pouce de l’homme ; enfin ces deux phalanges ont pour base un petit os qui chez l’homme fait partie de la paume de la main. Laissons le pouce.

Vous voyez bien ces quatre os si longs qui partent du poignet ca comme des rayons et occupent la majeure partie de l’aile. L’un est marqué me. En leur adjoignant l’os analogue, mais beaucoup plus court, du pouce, ils représentent la rangée de cinq os dont se compose la paume de notre main. Par delà viennent les doigts, avec leurs phalanges ph. En somme, sauf de très légères différences, l’aile de la chauve-souris reproduit pièce par pièce la charpente du bras de l’homme.

Jules. — Oui, tout s’y trouve, tout jusqu’aux petits os du poignet et des doigts. Est-il possible qu’une misérable chauve-souris ait si fidèlement pris modèle sur nous ! L’affreuse hôte copie nos bras pour se faire des ailes.

Paul. — Il ne faut pas que votre amour-propre souffre de cette étroite ressemblance, que vous retrouveriez à des degrés divers chez une foule d’autres animaux, surtout chez les mammifères, nos plus proches voisins sous le rapport de l’organisation. Dans la structure de son corps, l’homme n’a rien qui lui appartienne en propre ; le chien, le chat, l’âne, le bœuf, tous tant qu’ils sont, partagent avec nous un fonds commun d’organes, modifiés dans les détails et appropriés au genre de vie de chaque espèce. Nous reconnaissons le plan fondamental de nos bras dans les ailes de la chauve-souris, nous le reconnaîtrions avec non moins d’évidence dans les membres antérieurs du chat, du chien et de tant d’autres ; nousChauve-souris au repos.
Chauve-souris au repos.
pourrions constater un informe essai de notre main jusque dans le sabot grossier de l’âne. Je vous dis ces choses, mes amis, non pour amoindrir â vos yeux l’incontestable supériorité de l’homme, mais pour vous inspirer la commisération due à l’animal, qui, bâti comme nous, souffre comme nous, trop souvent victime de nos stupides brutalités. Celui qui sans motif fait souffrir les bêtes commet une action barbare, volontiers je dirais inhumaine, car il torture une chair sœur de la nôtre, il brutalise un corps qui partage avec nous le même mécanisme de la vie et la même aptitude à la douleur. Quant à notre supériorité, elle s’affirme, avant tout, par un caractère exceptionnel qui nous met en dehors de toute comparaison même avec les êtres qui, par leur structure, se rapprochent le plus de nous. Ce caractère, c’est la raison, flambeau qui nous guide pour la recherche du vrai ; c’est l’âme humaine, qui seule se connaît elle-même, et seule, par un sublime privilège, a connaissance de son divin Auteur.

Chez les chauves-souris, quatre des cinq os composant notre paume de la main s’allongent outre mesure, ainsi que les doigts correspondants, et forment quatre rayons entre lesquels est tendue la membrane de l’aile comme est tendu le taffetas sur les baleines d’un parapluie. C’est donc surtout aux dépens de la main que l’aile est formée. Pour rappeler ce fait, les savants désignent l’ensemble des mammifères analogues à nos chauves-souris par le nom de chéiroptères[1], signifiant main-aile[2].

Des cinq doigts, un seul, le pouce, reste libre, avec des dimensions qui n’ont rien d’exagéré ; il est en outre armé d’un ongle, d’une griffe. Les quatre autres, dépourvus de griffe, s’allongent pour servir d’appui à la membrane de l’aile. Cette membrane est un repli de la peau, qui part de l’épaule, s’étale entre les quatre longs doigts de la main, et va rejoindre les pattes postérieures, dont les cinq doigts, tous armés d’ongles recourbés en crochet, ne s’écartent pas de la conformation ordinaire. À la faveur de leur pouce libre, les ailes font office de pattes pour marcher, une fois que leur membrane est ployée et serrée contre les flancs. L’animal se cramponne au sol en y enfonçant tour à tour la griffe de droite et la griffe de gauche, puis se pousse en avant avec les pattes postérieures par une suite de culbutes pénibles. La chauve-souris se traîne ainsi avec assez de prestesse pour qu’on puisse dire qu’elle court rapidement ; mais cet exercice l’a bientôt fatiguée ; aussi ne s’y livre-t-elle que lorsqu’elle jouit dans sa retraite d’une parfaite sécurité, ou bien lorsqu’elle s’y trouve contrainte par sa position sur une surface plane qui ne lui permet pas d’étaler les ailes et de prendre l’essor. Au plus vite alors elle gagne un point élevé, d’où elle se précipite. Pour déployer l’embarrassante membrane de leurs ailes et se lancer dans les airs, les chauves-souris ont, en effet, besoin d’un grand espace libre qu’elles ne peuvent obtenir qu’en se laissant tomber de haut. Aussi, dans les cavernes qu’elles habitent, ne manquent-elles jamais de se ménager une chute facile. Avec les griffes crochues d’une patte postérieure, elles se cramponnent à la voûte, la tête en bas. C’est ainsi qu’elles reposent ; c’est ainsi qu’elles dorment. À la moindre alerte, la patte lâche prise, les ailes s’étalent, et l’animal s’envole.

Émile. — Voilà une singulière façon de dormir que de s’accrocher au plafond par une patte, la tête en bas. Et elles restent longtemps comme cela sans se fatiguer ?

Paul. — Quand il le faut, une bonne moitié de l’année.

En se couchant, Émile pensait encore à la manière de dormir des chauves-souris ; lui, préférait la sienne.

  1. Prononcez : keiroptères.
  2. Du grec cheir, main ; pteron, aile.