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Les Auxiliaires/XXXVI

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Charles Delagrave (p. 225-234).
XXXVI. — Le Crapaud

XXXVI

LE CRAPAUD

Paul. — Que dirai-je pour la défense de l’abjecte créature, le crapaud, dont le nom seul soulève le dégoût ? Voilà bien le maudit entre les maudits, le réprouvé que chacun tient en abomination. C’est pour nous la laideur vivante, la bête en laquelle toutes les horreurs se sont incarnées. Qu’a-t-il fait, le misérable, pour s’attirer l’universelle réprobation ?

Il est laid. Son corps mollasse est un amas informe et comme pétri au hasard ; son dos aplati, de couleur sale, est parsemé de pustules livides. Il est laid. Ses pattes trop courtes ne peuvent soulever au-dessus de la vase son ventre boursouflé, qui traîne ignoblement. Il est laid. Sa large tête se fend en une gueule hideuse ; des paupières gonflées surmontent de gros yeux saillants, qui révoltent par leur bestiale fixité. Il est laid. Si quelque danger le menace, il se gonfle et se fait sous la peau un matelas d’air qui résiste aux coups par sa flasque élasticité.

Il est venimeux. Accroupi dans la fange au fond de quelque trou obscur, il se pénètre des humeurs malsaines du limon pour élaborer dans les pustules de son dos un venin laiteux qui suinte et lui humecte le corps au moment du péril. Il est venimeux. Il lance aux yeux des assaillants un liquide corrosif, son urine, qui brûle la vue par son âcreté ; il souille l’air par la fétidité de son haleine. Il est venimeux. De sa gueule découle une bave qui empoisonne les herbes et les fruits sur lesquels il passe ; sa trace est aussi funeste que son aspect est dégoûtant. Il est laid et venimeux. Guerre donc sans merci à la hideuse bête, qui souille la terre, l’air, les eaux et même le regard ! — Voilà ce que disent les accusateurs du crapaud.

Que dirai-je, à mon tour, pour la défense du misérable ? Je dirai la vérité, la simple vérité ; et les accusations dont on l’accable se réduiront à néant.

Que le crapaud soit laid, je ne le discuterai pas ; permis à chacun d’avoir son opinion à ce sujet. Rappelez-vous seulement notre conversation sur les chauves-souris.

Jules. — Je ne trouve pas le crapaud affreusement laid. Son œil doré est plein de feu ; sa voix est douce, presque flûtée, tandis que celle de la grenouille est un détestable coassement ; son corps replet n’est certes pas un modèle de grâce, mais enfin il n’est pas sans mérite.

Émile. — Les petits crapauds qui sautillent parmi les joncs, au bord des mares, me paraissent grotesquement gentils quand ils font la culbute à chaque bond. J’en ai pris un dans la main : mais je ne prendrais pas les gros crapauds ; ils me font peur.

Jules. — Je ne les prendrais pas davantage, crainte de leur venin.

Paul. — Le venin, voilà vraiment le côté sérieux de la question, et non la laideur, très discutable. Le crapaud a la beauté qui lui convient, la beauté du crapaud ; et il ne peut en avoir d’autre sans cesser d’être ce qu’il est.

Quand on les irrite, les crapauds transpirent, par les verrues dont leur peau est couverte, une humeur épaisse, visqueuse, ayant l’apparence du lait. Ce liquide est de saveur nauséabonde et brûlante, d’une amertume insupportable.

Jules. — On a donc goûté la sueur laiteuse qui découle des pustules du crapaud ?

Paul. — Des savants l’ont goûtée pour nous renseigner sur ses propriétés, comme d’autres ont goûté le venin de la vipère. Ayez en haute estime ces audacieux chercheurs, que rien ne rebute pour accroître nos connaissances et soulager nos misères.

Jules. — Le crapaud qui sue, quand on le tracasse, son liquide laiteux, cherche sans doute à se défendre par ce moyen ?

Paul. — Il espère rebuter les assaillants par son odeur nauséabonde et son goût affreusement amer ; mais l’animal ne fait pas d’autre usage de son humeur, qui deviendrait redoutable si le crapaud pouvait l’infiltrer dans le sang de ses ennemis comme la vipère le fait de son venin, versé dans la plaie par les crochets. Voici quelques expériences faites par les savants dont je vous parlais tantôt.

Une goutte de l’humeur laiteuse des crapauds est introduite avec une pointe d’acier dans les chairs d’un petit oiseau. En quelques minutes, l’oiseau chancelle comme pris d’ivresse, ferme les yeux, bâille et tombe mort.

Émile. — Mort pour tout de bon ?

Paul. — Pour tout de bon. — Un chien est traité de la même manière, mais avec une dose plus forte. En moins d’une heure la bête expire, en proie à une ivresse effrayante.

Jules. — C’est donc un horrible venin que cette sueur blanche des crapauds ?

Paul. — Des voyageurs assurent que certains Indiens de l’Amérique du Sud empoisonnent la pointe de leurs flèches avec l’humeur laiteuse des crapauds. Ils embrochent à un long bâton une file de ces animaux vivants, qu’ils approchent ensuite du feu pour exciter la transpiration de leurs pustules. Le lait qui suinte est recueilli sur une large feuille. C’est dans ce liquide qu’on trempe la pointe des flèches, dont la piqûre est désormais mortelle.

Jules. — On a donc raison de dire que les crapauds sont venimeux ?

Paul. — Oui et non tout à la fois. À l’extérieur, l’humeur des crapauds est sans effet ; pour agir comme venin, il faut qu’elle se mélange avec le sang par la voie d’une blessure. Je n’aurais à répéter ici que les détails déjà donnés au sujet du venin de la vipère[1]. Mais le crapaud est dépourvu de toute espèce d’arme qui puisse entamer même très légèrement les chairs ; il est donc dans l’impossibilité absolue de nous nuire. Il possède une humeur venimeuse, sans avoir la faculté d’en faire usage autrement que pour s’infecter le corps en la transpirant, et rebuter ses ennemis par une odeur et une saveur repoussantes. Sans aucune espèce de danger vous pouvez manier un crapaud, s’il vous on prend fantaisie ; lavez-vous ensuite les mains si l’animal les a infectées de son liquide, et tout sera fini. À moins que la folle idée ne vous vienne de recueillir vous-mêmes l’humeur venimeuse sur la pointe d’un canif, pour vous piquer après jusqu’au sang avec la lame empoisonnée, je peux hautement affirmer que le crapaud est inoffensif.

Jules. — C’est tout clair, puisqu’il n’a aucun moyen de faire une blessure, où l’humeur de ses pustules devrait être introduite pour agir. Mais on parle d’autres venins, de l’urine lancée à distance, de la bave découlant de la gueule.

Paul. — Il ne découle aucune bave de la bouche du crapaud ; il n’est nullement vrai que l’animal empoisonne les fruits et les herbes en salivant dessus. C’est pure calomnie pour noircir la bête détestée.

Jules. — Et l’urine ?

Paul. — Le crapaud harcelé lance son urine comme moyen de défense, mais pas bien loin ; il faudrait avoir la figure presque sur la bête pour recevoir le jet dans les yeux. Si cela arrivait à quelque étourdi, une rougeur passagère des yeux en serait tout au plus le résultat. Du reste, personne n’irait s’aviser d’approcher sa figure de la bête répugnante. Il n’y a rien à craindre non plus de ce côté.

Jules. — Et l’haleine empestée ?

Paul. — Encore une calomnie comme celle de la bave. Son haleine n’est pas plus nuisible que celle de tout autre animal. Des accusations qui pèsent sur le crapaud, il ne reste donc rien, ce qui s’appelle rien. L’humeur qu’il transpire au moment du péril pour rebuter ses ennemis ne peut nuire comme venin, puisque l’animal n’a aucun moyen de l’introduire dans une blessure et de la mélanger avec le sang, condition sans laquelle n’agit pas une substance venimeuse. Le jet de son urine a trop peu de portée, et des conséquences si peu graves qu’il est inutile de s’en préoccuper. Se préoccupe-t-on de l’urine du hérisson qui s’arrose de ce liquide infect quand on le harcèle ? Celle du crapaud, moyen de défense analogue, n’est guère plus à redouter. Les autres griefs, comme l’enflure des mains qui auraient touché la bête, l’air empoisonné par l’haleine, les fruits et les légumes dangereusement infectés par la bave et les traces de l’animal, sont des Le crapaud.
Le crapaud.
préjugés de l’imagination populaire, qui s’est complu de tout temps à faire au misérable batracien une réputation détestable.

Le crapaud est inoffensif, mais ce n’est pas assez pour le recommander à notre attention. C’est encore un auxiliaire de grand mérite, un glouton avaleur de cloportes, de limaces, de scarabées, de larves et de toute vermine. Discrètement retiré le jour sous la fraîcheur d’une pierre, dans quelque trou obscur, il quitte sa retraite à la tombée de la nuit pour s’en aller faire sa ronde en se traînant, cahin-caha, sur son gros ventre. Voici une limace qui se hâte vers les laitues, voici une courtilière qui bruit sur le seuil de son terrier, voici un hanneton qui met ses œufs en terre. Le crapaud vient tout doucement, il ouvre sa gueule semblable à l’entrée d’un four, et en trois bouchées les engloutit tous les trois avec un claquement de gosier, signe de satisfaction. Ah ! que c’est bon, que c’est donc bon ! À d’autres, s’il y en a !

La ronde continue. Quand elle est finie, au petit jour, je vous laisse à penser ce que doit contenir en vermine de toute sorte le spacieux ventre du glouton. Et l’on détruit la précieuse bête, on la tue à coups de pierres sous prétexte de laideur ! Enfants, vous ne commettrez jamais pareille cruauté, sottement nuisible ; vous ne lapiderez pas le crapaud, car vous priveriez les champs d’un vigilant gardien. Laissez-le faire en paix son métier ; il détruira tant d’insectes et de vers, que vous finirez par le trouver moins laid.

Le crapaud est d’une utilité si bien reconnue qu’en Angleterre on en fait commerce. On l’achète au marché, tant par tête ; on l’emporte chez soi avec précaution pour ne pas lui faire du mal ; on lui donne la liberté dans le jardin, ou bien on l’installe dans une serre, palais de cristal où fleurissent les plus merveilleuses plantes. Sa charge est de veiller sur les cloportes, les limaces et autres destructeurs qui pourraient porter la dent sur les précieux végétaux. Il s’en acquitte avec un zèle scrupuleux. Quel changement de fortune pour le maudit lorsque, au sein d’une tiède atmosphère embaumée de suaves senteurs, il vit parmi les fleurs les plus somptueuses, réunies à grands frais de toutes les parties du monde ! Pour achever la réhabilitation du misérable, avec les honneurs de la serre fleurie lui sont venus les honneurs de la poésie, cette fleur de la pensée humaine. Écoutez ce récit. — Un crapaud, la tête fendue, un œil crevé par les passants, traîne ses plaies dans la boue d’un chemin. Quatre petits garçons surviennent.

… Les enfants l’aperçurent
Et crièrent : « Tuons ce vilain animal.
Et, puisqu’il est si laid, faisons-lui bien du mal ! »
Et chacun d’eux, riant, — l’enfant rit quand il tue, —
Se mit à le piquer d’une branche pointue,
Élargissant le trou de l’œil crevé, blessant
Les blessures, ravis, applaudis du passant ;
Car les passants riaient ; et l’ombre sépulcrale
Couvrait ce noir martyr qui n’a pas même un râle,
Et le sang, sang affreux, de toutes parts coulait
Sur ce pauvre être ayant pour crime d’être laid.
Il fuyait ; il avait une patte arrachée ;
Un enfant le frappait d’une pelle ébréchée ;
Et chaque coup faisait écumer ce proscrit
Qui, même quand le jour sur sa tête sourit,
Même sous le grand ciel, rampe au fond d’une cave.
Et les enfants disaient : « Est-il méchant ! il bave ! »
Son front saignait, son œil pendait ; dans le genêt
Et la ronce, effroyable à voir, il cheminait ;
On eût dit qu’il sortait de quelque affreuse serre ;
Oh ! la sombre action ! empirer la misère !
Ajouter de l’horreur à la difformité !
Disloqué, de cailloux en cailloux cahoté,
Il respirait toujours ; sans abri, sans asile,
Il rampait ; on eût dit que la mort, difficile,
Le trouvait si hideux qu’elle le refusait.
Les enfants le voulaient saisir dans un lacet,
Mais il leur échappa, glissant le long des haies ;
L’ornière était béante, il y traîna ses plaies
Et s’y plongea, sanglant, brisé, le crâne ouvert,
Sentant quelque fraîcheur dans ce cloaque vert,
Lavant la cruauté de l’homme en cette boue ;
Et les enfants, avec le printemps sur la joue,
Blonds, charmants, ne s’étaient jamais tant divertis.
Tous parlaient à la fois, et les grands aux petits
Criaient : « Viens voir ! dis donc, Adolphe ; dis donc, Pierre,
Allons pour l’achever prendre une grosse pierre. »
Un des enfants revint, apportant un pavé
Pesant, mais pour le mal aisément soulevé,
Et dit : « Nous allons voir comment cela va faire. »
Or, en ce même instant, juste à ce point de terre,
Le hasard amenait un chariot très lourd

Traîné par un vieux âne éclopé, maigre et sourd.
Cet âne, harassé, boiteux et lamentable,
Après un jour de marche approchait de l’étable ;
Il roulait la charrette et portait un panier ;
Chaque pas qu’il faisait semblait l’avant-dernier ;
Cette bête marchait, battue, exténuée ;
Les coups l’enveloppaient ainsi qu’une nuée ;
Il avait dans ses yeux, voilés d’une vapeur,
Cette stupidité qui peut-être est stupeur.
Et l’ornière était creuse, et si pleine de boue,
Et d’un versant si dur, que chaque tour de roue
Était comme un lugubre et rauque arrachement ;
Et l’âne allait geignant, et l’ânier blasphémant ;
La route descendait et poussait la bourrique.
L’âne songeait, passif, sous le fouet, sous la trique,
Dans une profondeur où l’homme ne va pas.
Les enfants, entendant cette roue et ce pas,
Se tournèrent bruyants et virent la charrette.
« Ne mets pas le pavé sur le crapaud. Arrête !
Crièrent-ils. Vois-tu, la voiture descend
Et va passer dessus ; c’est bien plus amusant. »
Tous regardaient.
Tous regardaient. Soudain, avançant dans l’ornière
Où le monstre attendait sa torture dernière,
L’âne vit le crapaud, et triste, — hélas ! penché
Sur un plus triste, — lourd, rompu, morne, écorché,
Il sembla le flairer avec sa tête basse ;
Ce forçat, ce damné, ce patient, fit grâce ;
Il rassembla sa force éteinte, et, raidissant
Sa chaîne et son licou sur ses muscles en sang,
Résistant à l’ânier qui lui criait : « Avance ! »
Maîtrisant du fardeau l’affreuse connivence,
Avec sa lassitude acceptant le combat,
Tirant le chariot et soulevant le bât,
Hagard, il détourna la roue inexorable,
Laissant derrière lui vivre ce misérable.
Puis, sous un coup de fouet, il reprit son chemin.
Alors, lâchant la pierre échappée de sa main,
Un des enfants, — celui qui conte cette histoire, —
Sous la voûte infinie à la fois bleue et noire,
Entendit une voix qui lui disait : « Sois bon ! »

(Victor Hugo.)

Je finis ici l’histoire des auxiliaires, en répétant avec le grand poète : « Enfants, soyez bons ! » Soyez bons, si vous voulez que Dieu vous aime ; soyez bons, pour devenir hommes de noble cœur ; soyez bons les uns envers les autres, prêtez-vous mutuellement appui ; soyez bons envers les animaux qui nous donnent leur toison, leur force, leur vie ; qui défendent les biens de la terre, les surveillent assidûment pour nous, et dont le plus misérable, le crapaud, demande pour toute récompense un regard compatissant.

FIN
  1. Voyez les Ravageurs.