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Les Aventures de Télémaque/Septième livre

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Didot (p. 126-150).
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LIVRE VII.


Mentor et Télémaque s’avancent vers le vaisseau phénicien arrêté auprès de l’île de Calypso : ils sont accueillis favorablement par Adoam, frère de Narbal, commandant de ce vaisseau. Adoam, reconnaissant Télémaque, lui promet aussitôt de le conduire à Ithaque. Il lui raconte la mort tragique de Pygmalion, roi de Tyr, et d’Astarbé, son épouse ; puis l’élévation de Baléazar, que le tyran son père avait disgracié, à la persuasion de cette femme. Télémaque, à son tour, fait le récit de ses aventures depuis son départ de Tyr. Pendant un repas qu’Adoam donne à Télémaque et à Mentor, Achitoas, par les doux accords de sa voix et de sa lyre, assemble autour du vaisseau les Tritons, les Néréides, toutes autres divinités de la mer, et les monstres marins eux-mêmes. Mentor, prenant une lyre, en joue avec tant d’art, qu’Achitoas, jaloux, laisse tomber la sienne de dépit. Adoam raconte ensuite les merveilles de la Bétique. Il décrit la douce température de l’air et toutes les richesses de ce pays, dont les peuples mènent la vie la plus heureuse dans une parfaite simplicité de mœurs.


Le vaisseau qui était arrêté, et vers lequel ils s’avançaient, était un vaisseau phénicien qui allait dans l’Épire. Ces Phéniciens avaient vu Télémaque au voyage d’Égypte ; mais ils n’avaient garde de le reconnaître au milieu des flots. Quand Mentor fut assez près du vaisseau pour faire entendre sa voix, il s’écria d’une voix forte, en élevant sa tête au-dessus de l’eau : Phéniciens, si secourables à toutes les nations, ne refusez pas la vie à deux hommes qui l’attendent de votre humanité. Si le respect des dieux vous touche, recevez-nous dans votre vaisseau ; nous irons partout où vous irez. Celui qui commandait répondit : Nous vous recevrons avec joie ; nous n’ignorons pas ce qu’on doit faire pour des inconnus qui paraissent si malheureux. Aussitôt on les reçoit dans le vaisseau.

À peine y furent-ils entrés, que, ne pouvant plus respirer, ils demeurèrent immobiles ; car ils avaient nagé longtemps et avec effort pour résister aux vagues. Peu à peu ils reprirent leurs forces : on leur donna d’autres habits, parce que les leurs étaient appesantis par l’eau qui les avait pénétrés, et qui coulait de tous côtés. Lorsqu’ils furent en état de parler, tous ces Phéniciens, empressés autour d’eux, voulaient savoir leurs aventures. Celui qui commandait leur dit : Comment avez-vous pu entrer dans cette île d’où vous sortez ? Elle est, dit-on, possédée par une déesse cruelle, qui ne souffre jamais qu’on y aborde. Elle est même bordée de rochers affreux, contre lesquels la mer va follement combattre, et on ne pourrait en approcher sans faire naufrage. Aussi est-ce par un naufrage, répondit Mentor, que nous y avons été jetés. Nous sommes Grecs ; notre patrie est l’île d’Ithaque, voisine de l’Épire, où vous allez. Quand même vous ne voudriez pas relâcher en Ithaque, qui est sur votre route, il nous suffirait que vous nous menassiez dans l’Épire ; nous y trouverons des amis qui auront soin de nous faire faire le court trajet qui nous restera, et nous vous devrons à jamais la joie de revoir ce que nous avons de plus cher au monde.

Ainsi c’était Mentor qui portait la parole ; et Télémaque, gardant le silence, le laissait parler : car les fautes qu’il avait faites dans l’île de Calypso augmentèrent beaucoup sa sagesse. Il se défiait de lui-même ; il sentait le besoin de suivre toujours les sages conseils de Mentor ; et quand il ne pouvait lui parler pour lui demander ses avis, du moins il consultait ses yeux et tâchait de deviner toutes ses pensées.

Le commandant phénicien, arrêtant ses yeux sur Télémaque, croyait se souvenir de l’avoir vu ; mais c’était un souvenir confus qu’il ne pouvait démêler : Souffrez, lui dit-il, que je vous demande si vous vous souvenez de m’avoir vu autrefois, comme il me semble que je me souviens de vous avoir vu. Votre visage ne m’est point inconnu ; il m’a d’abord frappe ; mais je ne sais où je vous ai vu : votre mémoire aidera peut-être la mienne.

Alors Télémaque lui répondit avec un étonnement mêlé de joie : Je suis, en vous voyant, comme vous êtes à mon égard : je vous ai vu, je vous reconnais ; mais je ne puis me rappeler si c’est en Égypte, ou à Tyr. Alors ce Phénicien, tel qu’un homme qui s’éveille le matin, et qui rappelle peu à peu de loin le songe fugitif qui a disparu à son réveil, s’écria tout à coup : Vous êtes Télémaque, que Narbal prit en amitié lorsque nous revînmes d’Égypte. Je suis son frère, dont il vous aura sans doute parlé souvent. Je vous laissai entre ses mains après l’expédition d’Égypte : il me fallut aller au delà de toutes les mers dans la fameuse Bétique, auprès des colonnes d’Hercule. Ainsi je ne fis que vous voir, et il ne faut pas s’étonner si j’ai eu tant de peine à vous reconnaître d’abord.

Je vois bien, répondit Télémaque, que vous êtes Adoam. Je ne fis presque alors que vous entrevoir ; mais je vous ai connu par les entretiens de Narbal. Oh ! quelle joie de pouvoir apprendre par vous des nouvelles d’un homme qui me sera toujours si cher ! Est-il toujours à Tyr ? ne souffre-t-il point quelque cruel traitement du soupçonneux et barbare Pygmalion ? Adoam répondit, en l’interrompant : Sachez, Télémaque, que la fortune favorable vous confie à un homme qui prendra toute sorte de soins de vous. Je vous ramènerai dans l’île d’Ithaque, avant que d’aller en Épire ; et le frère de Narbal n’aura pas moins d’amitié pour vous que Narbal même.

Ayant parlé ainsi, il remarqua que le vent qu’il attendait commençait à souffler, il fit lever les ancres, mettre les voiles, et fendre la mer à force de rames. Aussitôt il prit à part Télémaque et Mentor pour les entretenir.

Je vais, dit-il, regardant Télémaque, satisfaire votre curiosité. Pygmalion n’est plus : les justes dieux en ont délivré la terre. Comme il ne se fiait à personne, personne ne pouvait se fier à lui. Les bons se contentaient de gémir et de fuir ses cruautés, sans pouvoir se résoudre à lui faire aucun mal ; les méchants ne croyaient pouvoir assurer leurs vies qu’en finissant la sienne : il n’y avait point de Tyrien qui ne fût chaque jour en danger d’être l’objet de ses défiances. Ses gardes même étaient plus exposés que les autres : comme sa vie était entre leurs mains, il les craignait plus que tout le reste des hommes ; sur le moindre soupçon, il les sacrifiait à sa sûreté. Ainsi, à force de chercher sa sûreté, il ne pouvait plus la trouver. Ceux qui étaient les dépositaires de sa vie étaient dans un péril continuel par sa défiance, et ils ne pouvaient se tirer d’un état si horrible qu’en prévenant, par la mort du tyran, ses cruels soupçons.

L’impie Astarbé, dont vous avez ouï parler si souvent, fut la première à résoudre la perte du roi. Elle aima passionnément un jeune Tyrien fort riche, nommé Joazar ; elle espéra de le mettre sur le trône. Pour réussir dans ce dessein, elle persuada au roi que l’aîné de ses deux fils, nommé Phadaël, impatient de succéder à son père, avait conspiré contre lui : elle trouva de faux témoins pour prouver la conspiration. Le malheureux roi fit mourir son fils innocent. Le second, nommé Baléazar, fut envoyé à Samos, sous prétexte d’apprendre les mœurs et les sciences de la Grèce ; mais en effet parce qu’Astarbé fit entendre au roi qu’il fallait l’éloigner, de peur qu’il ne prît des liaisons avec les mécontents. À peine fut-il parti, que ceux qui conduisaient le vaisseau, ayant été corrompus par cette femme cruelle, prirent leurs mesures pour faire naufrage pendant la nuit ; ils se sauvèrent en nageant jusqu’à des barques étrangères qui les attendaient, et ils jetèrent le jeune prince au fond de la mer.

Cependant les amours d’Astarbé n’étaient ignorées que de Pygmalion, et il s’imaginait qu’elle n’aimerait jamais que lui seul. Ce prince si défiant était ainsi plein d’une aveugle confiance pour cette méchante femme : c’était l’amour qui l’aveuglait jusqu’à cet excès. En même temps l’avarice lui fit chercher des prétextes pour faire mourir Joazar, dont Astarbé était si passionnée ; il ne songeait qu’à ravir les richesses de ce jeune homme.

Mais pendant que Pygmalion était en proie à la défiance, à l’amour et à l’avarice, Astarbé se hâta de lui ôter la vie. Elle crut qu’il avait peut-être découvert quelque chose de ses infâmes amours avec ce jeune homme. D’ailleurs, elle savait que l’avarice seule suffirait pour porter le roi à une action cruelle contre Joazar ; elle conclut qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour le prévenir. Elle voyait les principaux officiers du palais prêts à tremper leurs mains dans le sang du roi ; elle entendait parler tous les jours de quelque nouvelle conjuration ; mais elle craignait de se confier à quelqu’un par qui elle serait trahie. Enfin, il lui parut plus assuré d’empoisonner Pygmalion.

Il mangeait le plus souvent tout seul avec elle, et apprêtait lui-même tout ce qu’il devait manger, ne pouvant se fier qu’à ses propres mains. Il se renfermait dans le lieu le plus reculé de son palais, pour mieux cacher sa défiance, et pour n’être jamais observé quand il préparerait ses repas : il n’osait plus chercher aucun des plaisirs de la table ; il ne pouvait se résoudre à manger d’aucune des choses qu’il ne savait pas apprêter lui-même. Ainsi, non-seulement toutes les viandes cuites avec des ragoûts par des cuisiniers, mais encore le vin, le pain, le sel, l’huile, le lait, et tous les autres aliments ordinaires, ne pouvaient être de son usage : il ne mangeait que des fruits qu’il avait cueillis lui-même dans son jardin, ou des légumes qu’il avait semés, et qu’il faisait cuire. Au reste, il ne buvait jamais d’autre eau que celle qu’il puisait lui-même dans une fontaine qui était renfermée dans un endroit de son palais, dont il gardait toujours la clef. Quoiqu’il parût si rempli de confiance pour Astarbé, il ne laissait pas de se précautionner contre elle ; il la faisait toujours manger et boire avant lui de tout ce qui devait servir à son repas, afin qu’il ne pût point être empoisonné sans elle, et qu’elle n’eût aucune espérance de vivre plus longtemps que lui. Mais elle prit du contre-poison, qu’une vieille femme, encore plus méchante qu’elle, et qui était la confidente de ses amours, lui avait fourni : après quoi elle ne craignit plus d’empoisonner le roi.

Voici comment elle y parvint. Dans le moment où ils allaient commencer leur repas, cette vieille dont j’ai parlé fit tout à coup du bruit à une porte. Le roi qui croyait toujours qu’on allait le tuer, se trouble, et court à cette porte pour voir si elle est assez bien fermée. La vieille se retire : le roi demeure interdit, et ne sachant ce qu’il doit croire de ce qu’il a entendu : il n’ose pourtant ouvrir la porte pour s’éclaircir. Astarbé le rassure, le flatte, et le presse de manger ; elle avait déjà jeté du poison dans sa coupe d’or pendant qu’il était allé à la porte. Pygmalion, selon sa coutume, la fit boire la première ; elle but sans crainte, se fiant au contre-poison, Pygmalion but aussi, et peu de temps après il tomba dans une défaillance.

Astarbé, qui le connaissait capable de la tuer sur le moindre soupçon, commença à déchirer ses habits, à arracher ses cheveux, et à pousser des cris lamentables ; elle embrassait le roi mourant ; elle le tenait serré entre ses bras ; elle l’arrosait d’un torrent de larmes ; car les larmes ne coûtaient rien à cette femme artificieuse. Enfin, quand elle vit que les forces du roi étaient épuisées, et qu’il était comme agonisant, dans la crainte qu’il ne revint, et qu’il ne voulût la faire mourir avec lui, elle passa des caresses et des plus tendres marques d’amitié à la plus horrible fureur ; elle se jeta sur lui, et l’étouffa. Ensuite elle arracha de son doigt l’anneau royal, lui ôta le diadème, et fit entrer Joazar, à qui elle donna l’un et l’autre. Elle crut que tous ceux qui avaient été attachés à elle ne manqueraient pas de suivre sa passion, et que son amant serait proclamé roi. Mais ceux qui avaient été les plus empressés à lui plaire étaient des esprits bas et mercenaires, qui étaient incapables d’une sincère affection : d’ailleurs, ils manquaient de courage, et craignaient les ennemis qu’Astarbé s’était attirés ; enfin ils craignaient encore plus la hauteur, la dissimulation et la cruauté de cette femme impie : chacun, pour sa propre sûreté, désirait qu’elle pérît.

Cependant tout le palais est plein d’un tumulte affreux ; on entend partout les cris de ceux qui disent : Le roi est mort. Les uns sont effrayés, les autres courent aux armes : tous paraissent en peine des suites, mais ravis de cette nouvelle. La renommée la fait voler de bouche en bouche dans toute la grande ville de Tyr, et il ne se trouve pas un seul homme qui regrette le roi ; sa mort est la délivrance et la consolation de tout le peuple.

Narbal, frappé d’un coup si terrible, déplora en homme de bien le malheur de Pygmalion, qui s’était trahi lui-même en se livrant à l’impie Astarbé, et qui avait mieux aimé être un tyran monstrueux, que d’être, selon le devoir d’un roi, le père de son peuple. Il songea au bien de l’État, et se hâta de rallier tous les gens de bien, pour s’opposer à Astarbé, sous laquelle on aurait vu un règne encore plus dur que celui qu’on voyait finir.

Narbal savait que Baléazar ne fut point noyé quand on le jeta dans la mer. Ceux qui assurèrent à Astarbé qu’il était mort, parlèrent ainsi croyant qu’il l’était : mais à la faveur de la nuit, il s’était sauvé en nageant, et des marchands de Crète, touchés de compassion, l’avaient reçu dans leurs barques. Il n’avait pas osé retourner dans le royaume de son père, soupçonnant qu’on avait voulu le faire périr, et craignant autant la cruelle jalousie de Pygmalion que les artifices d’Astarbé. Il demeura longtemps errant et travesti sur les bords de la mer, en Syrie, où les marchands crétois l’avaient laissé ; il fut même obligé de garder un troupeau pour gagner sa vie. Enfin, il trouva moyen de faire savoir à Narbal l’état où il était ; il crut pouvoir confier son secret et sa vie à un homme d’une vertu si prouvée. Narbal, maltraité par le père, ne laissa pas d’aimer le fils, et de veiller pour ses intérêts : mais il n’en prit soin que pour l’empêcher de manquer jamais à ce qu’il devait à son père, et il l’engagea à souffrir patiemment sa mauvaise fortune.

Baléazar avait mandé à Narbal : Si vous jugez que je puisse vous aller trouver, envoyez-moi un anneau d’or, et je comprendrai aussitôt qu’il sera temps de vous aller joindre. Narbal ne jugea point à propos, pendant la vie de Pygmalion, de faire venir Baléazar ; il aurait tout hasardé pour la vie du prince et pour la sienne propre : tant il était difficile de se garantir des recherches rigoureuses de Pygmalion. Mais aussitôt que ce malheureux roi eut fût une fin digne de ses crimes, Narbal se hâta d’envoyer l’anneau d’or à Baléazar. Baléazar partit aussitôt, et arriva aux portes de Tyr dans le temps que toute la ville était en trouble pour savoir qui succéderait à Pygmalion. Baléazar fut aisément reconnu par les principaux Tyriens et par tout le peuple. On l’aimait, non pour l’amour du feu roi son père, qui était haï universellement, mais à cause de sa douceur et de sa modération. Ses longs malheurs mêmes lui donnaient je ne sais quel éclat qui relevait toutes ses bonnes qualités, et qui attendrissaient tous les Tyriens en sa faveur.

Narbal assembla les chefs du peuple, les vieillards qui formaient le conseil, et les prêtres de la grande déesse de Phénicie. Ils saluèrent Baléazar comme leur roi, et le firent proclamer par des hérauts. Le peuple répondit par mille acclamations de joie, Astarbé les entendit du fond du palais, où elle était renfermée avec son lâche et infâme Joazar. Tous les méchants dont elle s’était servie pendant la vie de Pygmalion l’avaient abandonnée ; car les méchants craignent les méchants, s’en défient, et ne souhaitent point de les voir en crédit. Les hommes corrompus connaissent combien leurs semblables abuseraient de l’autorité, et quelle serait leur violence. Mais pour les bons, les méchants s’en accommodent mieux, parce qu’au moins ils espèrent de trouver en eux de la modération et de l’indulgence. Il ne restait plus autour d’Astarbé que certains complices de ses crimes les plus affreux, et qui ne pouvaient attendre que le supplice.

On força le palais : ces scélérats n’osèrent pas résister longtemps, et ne songèrent qu’à s’enfuir. Astarbé, déguisée en esclave, voulut se sauver dans la foule ; mais un soldat la reconnut : elle fut prise, et on eut bien de la peine à empêcher qu’elle ne fût déchirée par le peuple en fureur. Déjà on avait commencé à la traîner dans la boue ; mais Narbal la tira des mains de la populace. Alors elle demanda à parler à Baléazar, espérant de l’éblouir par ses charmes, et de lui faire espérer qu’elle lui découvrirait des secrets importants. Baléazar ne put refuser de l’écouter. D’abord elle montra, avec sa beauté, une douceur et une modestie capables de toucher les cœurs les plus irrités. Elle flatta Baléazar par les louanges les plus délicates et les plus insinuantes ; elle lui représenta combien Pygmalion l’avait aimée ; elle le conjura par ses cendres d’avoir pitié d’elle ; elle invoqua les dieux, comme si elle les eût sincèrement adorés, elle versa des torrents de larmes ; elle se jeta aux genoux du nouveau roi : mais ensuite elle n’oublia rien pour lui rendre suspects et odieux tous ses serviteurs les plus affectionnés. Elle accusa Narbal d’être entré dans une conjuration contre Pygmalion, et d’avoir essayé de suborner les peuples pour se faire roi au préjudice de Baléazar : elle ajouta qu’il voulait empoisonner ce jeune prince. Elle inventa de semblables calomnies contre tous les autres Tyriens qui aiment la vertu ; elle espérait de trouver dans le cœur de Baléazar la même défiance et les mêmes soupçons qu’elle avait vus dans celui du roi son père. Mais Baléazar, ne pouvant plus souffrir la noire malignité de cette femme, l’interrompit, et appela des gardes. On la mit en prison ; les plus sages vieillards furent commis pour examiner toutes ses actions.

On découvrit avec horreur qu’elle avait empoisonné et étouffé Pygmalion : toute la suite de sa vie parut un enchaînement continuel de crimes monstrueux. On allait la condamner au supplice qui est destiné à punir les grands crimes dans la Phénicie ; c’est d’être brûlé à petit feu : mais quand elle comprit qu’il ne lui restait plus aucune espérance, elle devint semblable à une Furie sortie de l’enfer ; elle avala du poison qu’elle portait toujours sur elle, pour se faire mourir, en cas qu’on voulut lui faire souffrir de longs tourments. Ceux qui la gardaient aperçurent qu’elle souffrait une violente douleur : ils voulurent la secourir ; mais elle ne voulut jamais leur répondre ; elle fit signe qu’elle ne voulait aucun soulagement. On lui parla des justes dieux, qu’elle avait irrita : au lieu de témoigner la confusion et le repentir que ses fautes méritaient, elle regarda le ciel avec mépris et arrogance, comme pour insulter aux dieux. La rage et l’impiété étaient peintes sur son visage mourant : on ne voyait plus aucun reste de cette beauté qui avait fait le malheur de tant d’hommes. Toutes ses grâces étaient effacées ; ses yeux éteints roulaient dans sa tête, et jetaient des regards farouches ; un mouvement convulsif agitait ses lèvres, et tenait sa bouche ouverte d’une horrible grandeur ; tout son visage, tiré et rétréci, faisait des grimaces hideuses ; une pâleur livide et une froideur mortelle avaient saisi tout son corps. Quelquefois elle semblait se ranimer, mais ce n’était que pour pousser des hurlements. Enfin elle expira, laissant remplis d’horreur et d’effroi tous ceux qui la virent. Ses mânes impies descendirent sans doute dans ces tristes lieux où les cruelles Danaïdes puisent éternellement de l’eau dans des vases percés ; où Ixion tourne à jamais sa roue ; où Tantale, brûlant de soif, ne peut avaler l’eau qui s’enfuit de ses lèvres ; où Sisyphe roule inutilement un rocher qui retombe sans cesse ; et où Titye sentira éternellement, dans ses entrailles toujours renaissantes, un vautour qui les ronge.

Baléazar, délivré de ce monstre, rendit grâces aux dieux par d’innombrables sacrifices. Il a commencé son règne par une conduite tout opposée à celle de Pygmalion. Il s’est appliqué à faire refleurir le commerce, qui languissait tous les jours de plus en plus : il a pris les conseils de Narbal pour les principales affaires, et n’est pourtant point gouverné par lui ; car il veut tout voir par lui-même : il écoute tous les différents avis qu’on veut lui donner, et décide ensuite sur ce qui lui paraît le meilleur. Il est aimé des peuples. En possédant les cœurs, il possède plus de trésors que son père n’en avait amassé par son avarice cruelle ; car il n’y a aucune famille qui ne lui donnât tout ce qu’elle a de bien, s’il se trouvait dans une pressante nécessité : ainsi, ce qu’il leur laisse est plus à lui que s’il le leur ôtait. Il n’a pas besoin de se précautionner pour la sûreté de sa vie ; car il a toujours autour de lui la plus sûre garde, qui est l’amour des peuples. Il n’y a aucun de ses sujets qui ne craigne de le perdre, et qui ne hasardât sa propre vie pour conserver celle d’un si bon roi. Il vit heureux ; et tout son peuple est heureux avec lui : il craint de chaîner trop ses peuples ; ses peuples craignent de ne lui offrir pas une assez grande partie de leurs biens : il les laisse dans l’abondance ; et cette abondance ne les rend ni indociles ni insolents ; car ils sont laborieux, adonnés au commerce, fermes à conserver la pureté des anciennes lois. La Phénicie est remontée au plus haut point de sa grandeur et de sa gloire. C’est à son jeune roi qu’elle doit tant de prospérités.

Narbal gouverne sous lui. Ô Télémaque, s’il vous voyait maintenant, avec quelle joie vous comblerait-il de présents ! Quel plaisir serait-ce pour lui de vous renvoyer magnifiquement dans votre patrie ! Ne suis-je pas heureux de faire ce qu’il voudrait pouvoir faire lui-même, et d’aller dans l’île d’Ithaque mettre sur le trône le fils d’Ulysse, afin qu’il y règne aussi sagement que Baléazar règne à Tyr ?

Après qu’Adoam eut parlé ainsi, Télémaque, charmé de l’histoire que ce Phénicien venait de raconter, et plus encore des marques d’amitié qu’il en recevait dans son malheur, l’embrassa tendrement. Ensuite Adoam lui demanda par quelle aventure il était entré dans l’île de Calypso. Télémaque lui fit à son tour l’histoire de son départ de Tyr ; de son passage dans l’île de Chypre ; de la manière dont il avait retrouvé Mentor ; de leur voyage en Crète ; des jeux publics pour l’élection d’un roi après la fuite d’Idoménée ; de la colère de Vénus ; de leur naufrage ; du plaisir avec lequel Calypso les avait reçus ; de la jalousie de cette déesse contre une de ses nymphes ; et de l’action de Mentor, qui avait jeté son ami dans la mer, dès qu’il vit le vaisseau phénicien.

Après ces entretiens, Adoam fit servir un magnifique repas ; et pour témoigner une plus grande joie, il rassembla tous les plaisirs dont on pouvait jouir. Pendant le repas, qui fut servi par de jeunes Phéniciens vêtus de blanc et couronnés de fleurs, on brûla les plus exquis parfums de l’Orient. Tous les bancs de rameurs étaient pleins de joueurs de flûte. Achitoas les interrompait de temps en temps par les doux accords de sa voix et de sa lyre, dignes d’être entendus à la table des dieux, et de ravir les oreilles d’Apollon même. Les Tritons, les Néréides, toutes les divinités qui obéissent à Neptune, les monstres marins même, sortaient de leurs grottes humides et profondes pour venir en foule autour du vaisseau, charmés par cette mélodie. Une troupe de jeunes Phéniciens d’une rare beauté, et vêtus de fin lin plus blanc que la neige, dansèrent longtemps les danses de leur pays, puis celles d’Égypte, et enfin celles de la Grèce. De temps en temps des trompettes faisaient retentir l’onde jusqu’aux rivages éloignés. Le silence de la nuit, le calme de la mer, la lumière tremblante de la lune répandue sur la face des ondes, le sombre azur du ciel semé de brillantes étoiles, servaient à rendre ce spectacle encore plus beau.

Télémaque, d’un naturel vif et sensible, goûtait tous ces plaisirs ; mais il n’osait y livrer son cœur. Depuis qu’il avait éprouvé avec tant de honte, dans l’île de Calypso, combien la jeunesse est prompte à s’enflammer, tous les plaisirs, même les plus innocents, lui faisaient peur ; tout lui était suspect. Il regardait Mentor ; il cherchait sur son visage et dans ses yeux ce qu’il devait penser de tous ces plaisirs.

Mentor était bien aise de le voir dans cet embarras, et ne faisait pas semblant de le remarquer. Enfin, touché de la modération de Télémaque, il lui dit en souriant : Je comprends ce que vous craignez : vous êtes louable de cette crainte ; mais il ne faut pas la pousser trop loin. Personne ne souhaitera jamais plus que moi que vous goûtiez des plaisirs, mais des plaisirs qui ne vous passionnent ni ne vous amollissent point. Il vous faut des plaisirs qui vous délassent, et que vous goûtiez en vous possédant, mais non pas des plaisirs qui vous entraînent. Je vous souhaite des plaisirs doux et modérés, qui ne vous ôtent point la raison, et qui ne vous rendent jamais semblable à une bête en fureur. Maintenant il est à propos de vous délasser de toutes vos peines. Goûtez avec complaisance pour Adoam les plaisirs qu’il vous offre ; réjouissez-vous, Télémaque, réjouissez-vous. La sagesse n’a rien d’austère ni d’affecté : c’est elle qui donne les vrais plaisirs ; elle seule les sait assaisonner pour les rendre purs et durables, elle sait mêler les jeux et les ris avec les occupations graves et sérieuses ; elle prépare le plaisir par le travail, et elle délasse du travail par le plaisir. La sagesse n’a point de bonté de paraître enjouée quand il le faut.

En disant ces paroles, Mentor prit une lyre, et en joua avec tant d’art, qu’Achitoas, jaloux, laissa tomber la sienne de dépit ; ses yeux s’allumèrent, son visage troublé changea de couleur : tout le monde eût aperçu sa peine et sa honte, si la lyre de Mentor n’eût enlevé l’âme de tous les assistants. À peine osait-on respirer, de peur de troubler le silence, et de perdre quelque chose de ce chant divin : on craignait toujours qu’il finirait trop tôt. La voix de Mentor n’avait aucune douceur efféminée ; mais elle était flexible, forte, et elle passionnait jusqu’aux moindres choses.

Il chanta d’abord les louanges de Jupiter, père et roi des dieux et des hommes, qui d’un signe de sa tête ébranle l’univers. Puis il représenta Minerve qui sort de sa tête, c’est-à-dire la sagesse, que ce dieu forme au dedans de lui-même, et qui sort de lui pour instruire les hommes dociles. Mentor chanta ces vérités d’une voix si touchante, et avec tant de religion, que toute l’assemblée crut être transportée au plus haut de l’Olympe, à la face de Jupiter, dont les regards sont plus perçants que son tonnerre. Ensuite il chanta le malheur du jeune Narcisse, qui devenant follement amoureux de sa propre beauté, qu’il regardait sans cesse au bord d’une fontaine, se consuma lui-même de douleur, et fut changé en une fleur qui porte son nom. Enfin, il chanta aussi la funeste mort du bel Adonis, qu’un sanglier déchira, et que Vénus, passionnée pour lui, ne put ranimer en faisant au ciel des plaintes amères.

Tous ceux qui l’écoutèrent ne purent retenir leurs larmes, et chacun sentait je ne sais quel plaisir en pleurant. Quand il eut cessé de chanter, les Phéniciens étonnés se regardaient les uns les autres. L’un disait : C’est Orphée ; c’est ainsi qu’avec une lyre il apprivoisait les bêtes farouches et enlevait les bois et les rochers ; c’est ainsi qu’il enchanta Cerbère, qu’il suspendit les tourments d’Ixion et des Danaïdes, et qu’il toucha l’inexorable Pluton, pour tirer des enfers la belle Eurydice. Un autre s’écriait : Non, c’est Linus, fils d’Apollon. Un autre répondait : Vous vous trompez, c’est Apollon lui-même. Télémaque n’était guère moins surpris que les autres ; car il n’avait jamais cru que Mentor sût, avec tant de perfection, chanter et jouer de la lyre.

Achitoas, qui avait eu le loisir de cacher sa jalousie, commença à donner des louanges à Mentor ; mais il rougit en le louant, et il ne put achever son discours. Mentor qui voyait son trouble, prit la parole, comme s’il eût voulu l’interrompre, et tâcha de le consoler, en lui donnant toutes les louanges qu’il méritait. Achitoas ne fut point consolé ; car il sentît que Mentor le surpassait encore plus par sa modestie que par les charmes de sa voix.

Cependant Télémaque dit à Adoam : Je me souviens que vous m’avez parlé d’un voyage que vous fîtes dans la Bétique depuis que nous fûmes partis d’Égypte. La Bétique est un pays dont on raconte tant de merveilles qu’à peine peut-on les croire. Daignez m’apprendre si tout ce qu’on en dit est vrai. Je serai fort aise, répondit Adoam, de vous dépeindre ce fameux pays, digne de votre curiosité, et qui surpasse tout ce que la renommée en publie. Aussitôt il commença ainsi :

Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile, et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des colonnes d’Hercule, et de cet endroit où la mer furieuse rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tharsis d’avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l’âge d’or. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons n’y soufflent jamais. L’ardeur de l’été y est toujours tempérée par des zéphirs rafraîchissants, qui viennent adoucir l’air vers le milieu du jour. Ainsi toute l’année n’est qu’un heureux hymen du printemps et de l’automne, qui semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de grenadiers, de jasmins, et d’autres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines d’or et d’argent dans ce beau pays ; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas seulement compter l’or et l’argent parmi leurs richesses ; ils n’estiment que ce qui sert véritablement aux besoins de l’homme.

Quand nous avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé l’or et l’argent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer ; par exemple, pour des socs de charrue. Comme ils ne faisaient aucun commerce au dehors, ils n’avaient besoin d’aucune monnaie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu d’artisans : car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux véritables nécessités des hommes ; encore même la plupart des hommes en ce pays, étant adonnés à l’agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas d’exercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale.

Les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes fines d’une merveilleuse blancheur : elles font le pain, apprêtent à manger ; et ce travail leur est facile ; car on vit en ce pays de fruits ou de lait, et rarement de viande. Elles emploient le cuir de leurs moutons à faire une légère chaussure pour elles, pour leurs maris, et pour leurs enfants ; elles font des tentes, dont les unes sont de peaux cirées et les autres d’écorces d’arbres ; elles font et lavent tous les habits de la famille, et tiennent les maisons dans un ordre et une propreté admirables. Leurs habits sont aisés à faire ; car, en ce doux climat, on ne porte qu’une pièce d’étoffe fine et légère, qui n’est point taillée, et que chacun met à longs plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant la forme qu’il veut.

Les hommes n’ont d’autres arts à exercer, outre la culture des terres et la conduite des troupeaux, que l’art de mettre le bois et le fer en œuvre ; encore même ne se servent-ils guère du fer, excepté pour les instruments nécessaires au labourage. Tous les arts qui regardent l’architecture leur sont inutiles, car ils ne bâtissent jamais de maison. C’est, disent-ils, s’attacher trop à la terre, que de s’y foire une demeure qui dure beaucoup plus que nous ; il suffit de se défendre des injures de l’air. Pour tous les autres arts estimés chez les Grecs, chez les Égyptiens, et chez tous les autres peuples bien policés, ils les détestent, comme des inventions de la vanité et de la mollesse.

Quand on leur parle des peuples qui ont l’art de faire des bâtiments superbes, des meubles d’or et d’argent, des étoffes ornées de broderies et de pierres précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont l’harmonie charme, ils répondent en ces termes : Ces peuples sont bien malheureux d’avoir employé tant de travail et d’industrie à se corrompre eux-mêmes ! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent : il tente ceux qui en sont privés, de vouloir l’acquérir par l’injustice et par la violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert qu’à rendre les hommes mauvais ? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous ? vivent-ils plus longtemps ? sont-ils plus unis entre eux ? mènent-ils une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie ? Au contraire, ils doivent être jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par l’ambition, par la crainte, par l’avarice, incapables des plaisirs purs et simples, puisqu’ils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font dépendre tout leur bonheur.

C’est ainsi, continuait Adoam, que parlent ces hommes sages, qui n’ont appris la sagesse qu’en étudiant la simple nature. Ils ont horreur de notre politesse, et il faut avouer que la leur est grande dans leur aimable simplicité. Ils vivent tous ensemble sans partager les terres ; chaque famille est gouvernée par son chef, qui en est le véritable roi. Le père de famille est en droit de punir chacun de ses enfants ou petits-enfants qui fait une mauvaise action ; mais, avant que de le punir, il prend les avis du reste de la famille. Ces punitions n’arrivent presque jamais ; car l’innocence des mœurs, la bonne foi, l’obéissance, et l’horreur du vice, habitent dans cette heureuse terre. Il semble qu’Astrée, qu’on dit qui est retirée dans le ciel, est encore ici-bas cachée parmi ces hommes. Il ne faut point de juges parmi eux, car leur propre conscience les juge. Tous les biens sont communs : les fruits des arbres, les légumes de la terre, le lait des troupeaux, sont des richesses si abondantes, que des peuples si sobres et si modérés n’ont pas besoin de les partager. Chaque famille, errante dans ce beau pays, transporte ses tentes d’un lieu en un autre, quand elle a consumé les fruits et épuisé les pâturages de l’endroit où elle s’était mise. Ainsi, ils n’ont point d’intérêts à soutenir les uns contre les autres, et ils s’aiment tous d’un amour fraternel que rien ne trouble. C’est le retranchement des vaines richesses et des plaisirs trompeurs, qui leur conserve cette paix, cette union et cette liberté. Ils sont tous libres et tous égaux. On ne voit parmi eux aucune distinction, que celle qui vient de l’expérience des sages vieillards, ou de la sagesse extraordinaire de quelques jeunes hommes qui égalent les vieillards consommés en vertu. La fraude, la violence, le parjure, les procès, les guerres ne font jamais entendre leur voix cruelle et empestée, dans ce pays chéri des dieux. Jamais le sang humain n’a rougi cette terre ; à peine y voit-on couler celui des agneaux. Quand on parle à ces peuples des batailles sanglantes, des rapides conquêtes, des renversements d’États qu’on voit dans les autres nations, ils ne peuvent assez s’étonner. Quoi ! disent-ils, les hommes ne sont-ils pas assez mortels, sans se donner encore les uns aux autres une mort précipitée ? La vie est si courte ! et il semble qu’elle leur paraisse trop longue ! Sont-ils sur la terre pour se déchirer les uns les autres, et pour se rendre mutuellement malheureux ?

Au reste, ces peuples de la Bétique ne peuvent comprendre qu’on admire tant les conquérants qui subjuguent les grands empires. Quelle folie, disent-ils, de mettre son bonheur à gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne tant de peine, si on veut les gouverner avec raison, et suivant la justice ! Mais pourquoi prendre plaisir à les gouverner malgré eux ? C’est tout ce qu’un homme sage peut faire, que de vouloir s’assujettir à gouverner un peuple docile dont les dieux l’ont chargé, ou un peuple qui le prie d’être comme son père et son pasteur. Mais gouverner les peuples contre leur volonté, c’est se rendre très-misérable, pour avoir le faux honneur de les tenir dans l’esclavage. Un conquérant est un homme que les dieux, irrités contre le genre humain, ont donné à la terre dans leur colère, pour ravager les royaumes, pour répandre partout l’effroi, la misère, le désespoir, et pour faire autant d’esclaves qu’il y a d’hommes libres. Un homme qui cherche la gloire ne la trouve-t-il pas assez en conduisant avec sagesse ce que les dieux ont mis dans ses mains ? Croit-il ne pouvoir mériter des louanges, qu’en devenant violent, injuste, hautain, usurpateur, et tyrannique sur tous ses voisins ? Il ne faut jamais songer à la guerre, que pour défendre sa liberté. Heureux celui qui n’étant point esclave d’autrui, n’a point la folle ambition de faire d’autrui son esclave ! Ces grands conquérants, qu’on nous dépeint avec tant de gloire, ressemblent à ces fleuves débordés qui paraissent majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes qu’ils devraient seulement arroser.

Après qu’Adoam eut fait cette peinture de la Bétique, Télémaque, charmé, lui fit diverses questions curieuses. Ces peuples, lui dit-il, boivent-ils du vin ? Ils n’ont garde d’en boire, reprit Adoam, car ils n’ont jamais voulu en faire. Ce n’est pas qu’ils manquent de raisins, aucune terre n’en porte de plus délicieux ; mais ils se contentent de manger le raisin comme les autres fruits, et ils craignent le vin comme le corrupteur des hommes. C’est une espèce de poison, disent-ils, qui met en fureur ; il ne fait pas mourir l’homme, mais il le rend bête. Les hommes peuvent conserver leur santé et leur force sans vin ; avec le vin, ils courent risque de ruiner leur santé, et de perdre les bonnes mœurs.

Télémaque disait ensuite : Je voudrais bien savoir quelles lois règlent les mariages dans cette nation. Chaque homme, répondait Adoam, ne peut avoir qu’une femme, et il faut qu’il la garde tant qu’elle vit. L’honneur des hommes, en ce pays, dépend autant de leur fidélité à l’égard de leurs femmes, que l’honneur des femmes dépend, chez les autres peuples, de leur fidélité pour leurs maris. Jamais peuple ne fut si honnête, ni si jaloux de la pureté. Les femmes y sont belles et agréables, mais simples, modestes et laborieuses. Les mariages y sont paisibles, féconds, sans tache. Le mari et la femme semblent n’être plus qu’une seule personne en deux corps différents. Le mari et la femme partagent ensemble tous les soins domestiques ; le mari règle toutes les affaires du dehors : la femme se renferme dans son ménage ; elle soulage son mari ; elle paraît n’être faite que pour lui plaire ; elle gagne sa confiance, et le charme moins par sa beauté que par sa vertu. Ce vrai charme de leur société dure autant que leur vie. La sobriété, la modération et les mœurs pures de ce peuple lui donnent une vie longue et exempte de maladies. On y voit des vieillards de cent et de six vingt ans, qui ont encore de la gaîté et de la vigueur.

Il me reste, ajoutait Télémaque, à savoir comment ils font pour éviter la guerre avec les autres peuples voisins. La nature, dit Adoam, les a séparés des autres peuples d’un côté par la mer, et de l’autre par des hautes montagnes du côté du nord. D’ailleurs, les peuples voisins les respectent à cause de leur vertu. Souvent les autres peuples, ne pouvant s’accorder entre eux, les ont pris pour juges de leurs différends, et leur ont confié les terres et les villes qu’ils disputaient entre eux. Comme cette sage nation n’a jamais fait aucune violence, personne ne se défie d’elle. Ils rient quand on leur parle des rois qui ne peuvent régler entre eux les frontières de leurs États. Peut-on craindre, disent-ils, que la terre manque aux hommes ! il y en aura toujours plus qu’ils n’en pourront cultiver. Tandis qu’il restera des terres libres et incultes, nous ne voudrions pas même défendre les nôtres contre des voisins qui viendraient s’en saisir. On ne trouve, dans tous les habitants de la Bétique, ni orgueil, ni hauteur, ni mauvaise foi, ni envie d’étendre leur domination. Ainsi leurs voisins n’ont jamais rien à craindre d’un tel peuple, et ils ne peuvent espérer de s’en faire craindre ; c’est pourquoi ils les laissent en repos. Ce peuple abandonnerait son pays, ou se livrerait à la mort, plutôt que d’accepter la servitude : ainsi il est autant difficile à subjuguer, qu’il est incapable de vouloir subjuguer les autres. C’est ce qui fait une paix profonde entre eux et leurs voisins.

Adoam finit ce discours en racontant de quelle manière les Phéniciens faisaient leur commerce dans la Bétique. Ces peuples, disait-il, furent étonnés quand ils virent venir, au travers des ondes de la mer, des hommes étrangers qui venaient de si loin. Ils nous laissèrent fonder une ville dans l’île de Gadès ; ils nous reçurent même chez eux avec bonté et nous firent part de tout ce qu’ils avaient, sans vouloir de nous aucun payement. De plus, il nous offrirent de nous donner libéralement tout ce qu’il leur resterait de leurs laines, après qu’ils en auraient fait leur provision pour leur usage : et en effet, ils nous en envoyèrent un riche présent. C’est un plaisir pour eux, que de donner aux étrangers leur superflu.

Pour leurs mines, ils n’eurent aucune peine à nous les abandonner ; elles leur étaient inutiles. Il leur paraissait que les hommes n’étaient guère sages d’aller chercher par tant de travaux, dans les entrailles de la terre, ce qui ne peut les rendre heureux, ni satisfaire à aucun vrai besoin. Ne creusez point, nous disaient-ils, si avant dans la terre : contentez-vous de la labourer ; elle vous donnera de véritables biens qui vous nourriront ; vous en tirerez des fruits qui valent mieux que l’or et que l’argent, puisque les hommes ne veulent de l’or et de l’argent, que pour en acheter les aliments qui soutiennent leur vie.

Nous avons souvent voulu leur apprendre la navigation, et mener les jeunes hommes de leur pays dans la Phénicie ; mais ils n’ont jamais voulu que leurs enfants apprissent à vivre comme nous. Ils apprendraient, nous disaient-ils, à avoir besoin de toutes les choses qui vous sont devenues nécessaires : ils voudraient les avoir ; ils abandonneraient la vertu pour les obtenir par de mauvaises industries. Ils deviendraient comme un homme qui a de bonnes jambes, et qui perdant l’habitude de marcher s’accoutume enfin au besoin d’être toujours porté comme un malade. Pour la navigation, ils l’admirent à cause de l’industrie de cet art ; mais ils croient que c’est un art pernicieux. Si ces gens-là, disent-ils, ont suffisamment en leur pays ce qui est nécessaire à la vie, que vont-ils chercher en un autre ? Ce qui suffit aux besoins de la nature ne leur suffit-il pas ? Ils mériteraient de faire naufrage, puisqu’ils cherchent la mort au milieu des tempêtes, pour assouvir l’avarice des marchands, et pour flatter les passions des autres hommes.

Télémaque était ravi d’entendre ces discours d’Adoam, et il se réjouissait qu’il y eût encore au monde un peuple, qui, suivant la droite nature, fût si sage et si heureux tout ensemble. Oh ! combien ces mœurs, disait-il, sont-elles éloignées des mœurs vaines et ambitieuses des peuples qu’on croit les plus sages ! nous sommes tellement gâtés, qu’à peine pouvons-nous croire que cette simplicité si naturelle puisse être véritable. Nous regardons les mœurs de ce peuple comme une belle fable, et il doit regarder les nôtres comme un songe monstrueux.

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