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Les Aventures du roi Pausole/Livre I/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 16-22).





CHAPITRE II



OÙ L’ON PRÉSENTE LE ROI PAUSOLE, SON HAREM,
SON GRAND-EUNUQUE ET LE PALAIS DU GOUVER-
NEMENT.



… Mais dans mon inconstance extresme
Qui va comme flus et reflus,
Je n’ay pas si tost dit que j’ayme
Que je sens que je n’ayme plus.

Saint-Amant.


Le jour où Pausole se connut (ce fut longtemps avant l’année où naquit la blanche Aline), il constata qu’il possédait trois habitudes et un défaut de caractère.

Ses habitudes étaient, par ordre décroissant, la paresse, le plaisir et la bienfaisance.

Il recherchait, en premier lieu, l’inactivité.

Puis, la satisfaction.

Enfin la philanthropie.

Son défaut de caractère, qui jouera dans ce conte un rôle prépondérant, était une irrésolution exemplaire et générale dont il ne se plaignait jamais, car elle seule donnait par contraste une sensualité supérieure à la paix de ses fainéantises.

Il avait le sentiment de l’irréparable quand il fermait une fenêtre. Choisir un fruit, une femme ou une cravate le frappait d’une perplexité qui ressemblait à une angoisse. Jamais il ne déchirait un papier, même une enveloppe, de peur de regretter plus tard une détermination si inconsidérée. À peine avait-il exprimé un désir ou dicté un ordre, il arrêtait aussitôt ceux qui se pressaient d’obéir et il avait des « Attendez. Ce n’est pas le moment », des « Nous verrons plus tard » et des « Laissons cela » qui maintenaient son existence dans le circonspect et le provisoire, tant il redoutait le définitif.

Il le redoutait ; mais pour lui seul. Par une sorte de revanche sur son hésitation intime, il discernait le devoir des autres dans une clairvoyance tout à coup péremptoire et rendait ses arrêts publics avec une décision remarquable. Un singulier résultat de cette assurance devant la chicane était la réputation d’infaillibilité qui exaltait sa justice. — La confiance personnelle se fait aisément partager ; et rien n’est plus dangereux pour un supérieur que de méditer avant de répondre. — Pausole ne méditait jamais sous l’arbre de ses audiences, sinon avant d’y faire choix entre deux cerises rouges comme des vierges.

Dès que Pausole se fut renseigné de la sorte sur ses habitudes et sur son défaut, il s’occupa non de se corriger par l’irréalisable, mais de satisfaire à ses faiblesses, d’en tirer le meilleur parti possible pour ses commodités personnelles et celles de ses familiers.

C’est ainsi qu’averti par une longue expérience, il trouva plus sage de renoncer à choisir chaque soir une compagne parmi celles qu’il avait réunies dans le harem du palais. Il apportait des lenteurs pitoyables à cette élection quotidienne et se laissait presque toujours circonvenir par la plus hardie, au lieu de suivre tranquillement ses mystérieuses préférences. Et aussitôt il regrettait d’avoir oublié la plus belle.

Un jour, établissant une règle permanente qui lui épargnait le souci des décisions particulières, il réduisit le nombre de ses femmes à trois cent soixante-cinq, exactement. L’une de celles que cet arrêté renvoyait dans leurs foyers laissa éclater sa douleur avec tant d’amour que le Roi, toujours paternel, consentit à la garder à titre supplémentaire, pour les années bissextiles.

Par ce moyen, l’emploi de ses nuits était réglé d’une façon qu’il ne lui appartenait plus d’intervertir. Chaque soir, un visage nouveau, et pourtant connu, approuvé, peut-être même regretté depuis un an, venait poser sur les coussins des joues qu’un long désir faisait très précieuses. Et Pausole, délivré du soin de préparer la nuit suivante, goûtait plus volontiers encore une joie sans élaboration.

Les appartements des Reines occupaient, cela va sans dire, le palais royal presque entier. Ils étaient répartis selon les quatre saisons, dans un long bâtiment polychrome, où les mille stores de la façade flattaient au soleil comme un pavois de fête.

Deux pavillons, plus élevés d’un étage, flanquaient l’énorme édifice.

Dans l’un habitait le Roi lui-même. Dans l’autre délibérait le conseil de ses ministres. Pausole était obligé de passer par le harem pour présider le gouvernement.

Mieux vaut avouer sans détours que, parti du pavillon sud, il n’arrivait jamais jusqu’au pavillon nord.

Lui-même avait conçu cette architecture et prévu ce résultat. Puisque, disait-il, les meilleurs monarques ont été des reines luxurieuses qui laissaient les bureaux tranquilles, j’écarterai de mon esprit par un artifice salutaire toute inspiration éventuelle de gérer les affaires publiques.

Et, de fait, tout allait pour le mieux du monde. Personne ne se plaignait, ni le peuple, ni le souverain ; — ou du moins, les rares mécontents accusaient « les ministères » qui, narquois derrière leur collectivité anonyme, et d’ailleurs très satisfaits de travailler sans direction, rendaient grâces à la destinée.


Pausole avait poussé si loin le génie abdicateur qu’il ne gouvernait même pas ses femmes.

À la tête du harem, et cumulant la fonction de Grand-Eunuque avec celle de Maréchal du palais, un personnage singulier administrait au nom du Roi.

C’était le huguenot Taxis.

Étriqué, méticuleux, de profil concave et d’œil fourbe, âme intraitable et présomptueuse, Taxis jouera dans la suite du récit (disons-le pour plus de clarté) le rôle toujours nécessaire du Personnage antipathique. Pausole l’avait cependant choisi, et personne ne pouvait douter que le Roi n’accordât à son fonctionnaire une part d’estime, de confiance et presque d’admiration.

Cet ancien répétiteur d’algèbre, ancien professeur de théologie protestante, employé depuis avec succès à diverses missions policières, et enfin promu Grand-Eunuque, possédait un sens de l’ordre et un respect du principe qui dépassaient de beaucoup la simple manie. On avait vu là des aptitudes universelles aux charges que distribue l’État, et Taxis avait su se montrer indispensable, sinon à ses administrés, au moins à ses supérieurs. Un seul exemple s’imposera : le harem était pacifié huit jours après la nomination de son chef, sans que jusque-là, Pausole eût jamais, dans les prestiges de ses rêves bleus, compté cette chimère lointaine.

Il serait délicat d’insister sur les titres que Taxis avait fait valoir pour peser sa candidature à l’eunuchat général : délicat, et d’ailleurs peu intéressant. — Taxis bénéficiait d’une vocation toute naturelle pour ce poste de privilège. Le Ciel lui avait épargné les concupiscences de la chair et les épargnait également, par un surcroît de miséricorde, à toutes les femmes qui l’approchaient. La Providence ne voulait point qu’inaccessible au désir il eut néanmoins la douleur de l’inspirer autour de lui. Il n’était ni la victime, ni l’occasion du péché.

Toutefois, il devait se résigner à ne pas faire de prosélytes parmi ses jeunes pensionnaires. C’eût été excéder les devoirs de sa charge. Il se limitait avec rigueur. Le Roi, ennemi de toutes les guerres, détestait les guerres de religion ; ami de toutes les libertés, il laissait les consciences libres, fussent-elles jésuites ou francs-maçonnes. Dans l’intérieur du harem, comme sur tout le territoire, Pausole tolérait mille cultes et en pratiquait lui-même plusieurs, afin de connaître tour à tour les consolations de divers paradis.

L’autel préféré du Roi était, sur un terrain du parc, un petit temple dédié à Dêmêtêr et Perséphone. Les deux déesses n’ayant plus d’adorateurs sur la terre écoutaient avec bienveillance celui-ci, qui se souvenait d’elles. À l’une il demandait surtout de bonnes moissons pour son peuple ; à l’autre la faveur de ne lui être présenté que le plus tard qu’il se pourrait.

Tels étaient donc Pausole, ses femmes, son Grand-Eunuque et son palais. Quand nous aurons expliqué, plus loin, qui était la blanche Aline, nous pourrons interrompre ici les chapitres descriptifs, c’est-à-dire permettre aux lectrices de ne plus sauter tant de pages à la fois.