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Les Aventures du roi Pausole/Livre II/Chapitre 10

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 182-196).





CHAPITRE IX



COMMENT GIGUELILLOT PARVINT JUSQU’AU CHEVET
DE LA BLANCHE ALINE ET CE QUI S’ENSUIVIT



Mulier quænam pudibunda ?
— Quæ tegit faciem cum indusio suo.

Nugæ Venales. — 1741.


Avant d’exposer par qui se dénoua la scène précédente, il nous faut bien retrouver Gilles au point où nous l’avons laissé, selon les règles fondamentales de la tradition romantique.

Il se présentait alors sous le vêtement d’une paysanne à la porte de la blanche Aline, en invoquant une fallacieuse raison empruntée aux habitudes de la domesticité.

— Entrez ! Entrez ! dit une voix.

Il entra, fort posément, regarda autour de lui…


Ni dans le lit ni dans la chambre, il n’y avait plus personne.

Cependant, le long du mur, une robe verte, un pantalon d’homme et plusieurs dessous que nous ne détaillerons point, indiquaient au moins deux présences.

Très calme et haussant toutes ses voyelles jusqu’au médium des soprani :

— Monsieur n’est pas là ? fit-il.

— Pourquoi ? répondit la voix.

— J’ai deux mots à dire à monsieur.

Un fou rire partit du cabinet de toilette ; la petite porte s’entre-bâilla.

— Eh bien, dites ! qu’y a-t-il ?

— Monsieur ne peut pas venir une minute ?

Le fou rire redoubla.

Puis, il y eut un silence, une sorte d’inquiétude, et, après quelques chuchotements :

— Vous êtes seule ? reprit la voix.

— Oui, madame.

— Fermez la porte à clef. Je viens.

Giguelillot ferma la serrure et, pour plus de précautions, mit la clef dans sa poche.


Alors, tranquillement, ne se cachant pas d’une femme de chambre, la blanche Aline s’avança. Elle tenait une grappe de muscat entre la main et les dents, et c’était là tout son costume.

— Monsieur ne peut pas venir, sourit-elle. Parlez-moi.

Bien qu’il se fût dit comblé par les faveurs de Thierrette, le page sentit renaître en lui, devant cette apparition, tous les feux dont Pyrrhus se voyait allumé ; mais, faisant preuve ce soir-là d’une réserve exceptionnelle, il jugea dangereux de prolonger un examen qui eût nui à d’autres projets.

Il reprit sa voix masculine :

— Madame, je regrette profondément d’avoir aperçu Votre Altesse…

— Un homme ! Un homme ! cria Mirabelle en se jetant dans la pièce, de l’air le plus agressif.

— Ah nous sommes découvertes ! pleura la petite Line.

Et elle perdit le sentiment dans les bras de sa grande amie.


Gilles, très étonné sans doute, mais préparé néanmoins par son expérience de la vie intime à ces sortes de surprises, ouvrit la porte du cabinet de toilette, constata que dans la chambre et dans la petite pièce il ne voyait pas d’autre amant que cette jeune fille aux cheveux coupés : tout s’expliquait aussitôt.

Il fit deux gestes à part lui.

L’un disait :

— Voilà qui est clair.

Et le second :

— C’est assez gentil.

Puis, tandis que Mirabelle, à force de soins et de caresses, ranimait sa petite complice dont la pâleur était navrante, Giglio, dans le cabinet fermé, quitta la jupe et le fichu, ainsi que le foulard et le chapeau de paille. Il se coiffa, campa sa toque, brossa longuement son pourpoint bleu, tira les jambes du maillot jaune, mit en ordre son petit pont et se lava les mains à l’eau tiède.

Désormais présentable, il sortit et salua.


Line poussa un nouveau cri d’angoisse :

— Ah ! mon Dieu ! un page de papa !

Mirabelle s’était levée, un éclair dans l’œil. Visiblement elle se retenait de lancer à l’intrus tout le carquois d’injures (elle aurait même dit « pelletée ») que la langue somptueuse des coulisses fournit sans peine aux danseuses pendant les instants de bataille.

Mais elle se retenait très bien, car au lieu d’éclater elle saisit d’une main tressaillante Giguelillot par le poignet, et, l’attirant de force dans le cabinet de toilette, elle l’étreignit avec une passion dont il vit aussitôt le dessein étranger.

Elle le serra dans ses bras, elle moula son corps nu et chaud sur le maillot de mince étoffe et mit sur les lèvres du page un baiser du genre pénétrant. Puis elle lui représenta en termes concis qu’il pourrait disposer d’elle bien au delà des bornes honnêtes et toutes les fois qu’il le souhaiterait, s’il voulait, en revanche, se montrer charitable envers deux malheureuses amies, ne pas dénoncer leur asile, ne pas assister à leurs jeux et goûter l’exercice de l’une assez pour en oublier l’autre.

— Eh bien, fit Giguelillot, vous avez une jolie opinion de moi ! Il ne vous manque plus que de m’offrir vos bagues avec un objet d’art en bronze peinturluré. Allons, calmez-vous. Et maintenant, demandez-moi pardon. Mieux que cela. Les mains jointes. Les yeux baissés. Dites : « Pardon, monsieur, je ne le ferai plus. »

Mirabelle l’embrassa encore, mais cette fois sur les deux joues.

— Vous ne parlerez pas ?

— Je n’y ai jamais songé.

— Mais vous êtes page du Roi ? Vous venez de sa part ?

— On ne costume pas les pages en filles de ferme pour leur confier des missions officielles. Je vous assure que ce n’est pas dans le protocole. Non, vraiment.

— Alors, pourquoi venez-vous ici ?

— Parce que dans une demi-heure, si vous n’êtes pas en fuite, vous serez en prison.

— Ah ! je le disais bien ! on n’a pas voulu me croire… Mais pour qui faites-vous cela ? Qui de nous deux sauvez-vous ? Ce n’est pas moi, vous ne me connaissez pas… C’est elle ?…

— C’est évidemment vous deux. Sans cela, je me serais arrangé de façon à vous séparer. Ayez confiance en moi. Faites ce que je vais vous dire, et dépêchez-vous. Le temps presse pour nous tous : je vous préviens à la dernière minute et je risque à tout moment d’être surpris dans cette chambre. Ça nuirait à ma carrière.


Trois petits coups derrière la porte suspendirent la conversation.

— Qu’est-ce que vous pouvez faire là-dedans ? demandait Line avec inquiétude.

Mirabelle ouvrit et rentra.

— Il vient nous avertir, ma chérie, nous sauver. Penses-tu ? On nous poursuit déjà.

— Qui donc ?

— Le Roi, dit Giguelillot. Il est parti ce matin avec le maréchal du palais et moi-même. J’ai expédié le seigneur Taxis dans une direction fantastique et j’ai laissé le Roi dormant chez un métayer du village. Mais Taxis va revenir, le Roi va s’éveiller, et vous serez prise comme dans une cage, Altesse, dans moins d’un quart d’heure.

— Vite ! Mirabelle, habillons-nous ! Ma robe ! Mes bas ! Où sont mes bas ?

Le page l’arrêta du geste.

— Ah ! mais non ! vous êtes signalées : on connaît vos deux costumes ; il faut en changer, c’est élémentaire.

— C’est que nous n’en avons pas d’autre !

— Pardon ! j’en ai apporté un. Dans le pays où nous vivons, une robe suffit pour deux personnes.

Il pénétra vivement dans le cabinet de toilette, en sortit avec les vêtements de la laitière, et sans plus de façons, passa la longue jupe autour de Line ahurie.

— Nous sommes pressés, dit-il. C’est moi qui vous habille.

La jupe traînait sur le plancher ; il releva la ceinture jusqu’au-dessus des seins et croisa les cordons à la taille. Tout ceci fut bientôt caché par le petit châle rose espagnol qu’il serra d’un nœud brusque au milieu du dos.

Le chapeau de paille à larges bords compléta le déguisement.


— À votre tour, maintenant, mademoiselle…

— Mirabelle.

— Ah ! Vraiment !…

— Pourquoi souriez-vous ?

Mais Giglio n’avait pas le temps d’expliquer ses impertinences.

Il fit asseoir Mirabelle, releva les cheveux coupés, y mit quatre épingles, fixa au sommet de la tête une petite boîte ronde et vide qui portait une marque de parfumeur et traînait sur une table en désordre ; puis il enroula tout autour le foulard de soie orangée.

— Voilà ! dit-il. Je vous ai fait un chignon : vous êtes prête.

— C’est tout ?

Giguelillot prit une voix d’essayeuse batignollaise :

— Vous n’allez pas vous habiller pour sortir, madame, vous vous feriez remarquer.

— Ah ! pardon, protesta Mirabelle, je ne suis pas Tryphémoise, moi ! Je suis née à Montpellier, rue du Petit-Saint-Jean. Je mettrai mon veston ou une robe, si vous en avez à me donner, mais je ne sortirai pas comme ça, mon petit ami.

— Cela n’a pourtant pas l’air de vous gêner depuis un quart d’heure !

— Tiens un homme dans une chambre, c’est tout naturel… Quand vous seriez quinze, je n’irais pas me cacher… Mais dehors, sur la route, devant n’importe qui…

Elle s’adossa au mur et se cacha le visage dans les mains :

— Oh que j’ai honte.

Line s’approcha :

— Veux-tu mon costume ? Je sortirai bien toute nue, moi, qu’est-ce que cela me fait ?

— Non ! non ! dit Giglio. On peut reconnaître la Princesse. C’est elle qu’il faut cacher, et le chapeau de paysanne avec cette jupe courte ne sont pas de trop : qu’elle les garde. Vous, au contraire, personne ne sait qui vous êtes. Les gens de la police vous prennent pour un jeune homme. Déroutez-les encore s’ils recommencent leur chasse. Ils l’ont abandonnée par ordre, mais tout peut changer demain matin : je ne réponds de rien entre minuit et midi. Sauvez-vous, il n’est que temps ! Vous allez prendre à la main chacune un des deux seaux que je viens d’apporter. Vous sortirez sans faire de bruit, mais franchement et avec calme. Ceux qui vous rencontreront peuvent redire aux policiers qu’ils ont vu passer, à neuf heures, deux laitières portant leur lait : l’une dont ils n’ont pas distingué le visage l’autre qui était brune, grande et nue. Je défie qui que ce soit de deviner là-dessous la blonde petite Princesse Aline avec l’inconnue qu’on poursuit.

— Que c’est bien imaginé ! fit Line en battant des mains. Et comme vous êtes bon, monsieur ! Je vais vous embrasser, si mon amie le permet.

— Non ! dit vivement Mirabelle. Nous n’avons pas le temps. Partons vite, puisqu’il le faut.

— Un instant dit Giglio. Où irez-vous, à Tryphême ? Où coucherez-vous, ce soir ?

— À l’hôtel.

— C’est cela ! Pour que vous soyez signalées dans les six heures par le service des garnis.

— Nous ne pouvons pourtant pas entrer dans les maisons particulières ni coucher sur un banc du Jardin-Royal.

— Il n’en est pas question. Vous allez prendre dans l’avenue du Palais la deuxième rue à droite, puis la première à gauche, traverser une petite place… Vous retiendrez cela ?

— Oui, oui.

— Et… suivre toujours tout droit jusqu’à la rue des Amandines. Sonnez au numéro 22. C’est l’immeuble de l’Union tryphémoise pour le Sauvetage de l’Enfance, excellente institution qui recueille les mineurs des deux sexes lorsqu’ils déclarent être élevés avec trop de sévérité.

— Et nous serons tranquilles, là-bas ?

— Évidemment. C’est le but de la Société.

— Est-ce qu’il y a des garçons ? demanda Mirabelle.

— Trois sections : une pour les filles, une pour les garçons et une section mixte. Vous choisirez… On vous demandera encore si vous voulez le dortoir ou une chambre particulière. Ils sont très gentils dans cette maison-là.

— Mais s’ils veulent savoir nos noms, notre adresse ?

— Vous les refuserez. Ils sont habitués à ce que les enfants n’osent pas dire d’où ils viennent de peur d’être rendus à leur famille. Je connais ces bons vieillards : ils feront tout ce qu’ils pourront pour vous protéger, même s’ils découvrent qui vous êtes. Retenez bien le numéro : 22, rue des Amandines. Et maintenant, vite ! vite ! partez !


Elles sortirent en hâte, Mirabelle serrant la main du page, et Line lui jetant par derrière un long regard d’adieu, où il n’y avait pas que de la reconnaissance.



Giguelillot resta seul. La pendule de marbre carré sonnait huit heures et demie.

— Je suis en retard, se dit-il. Donc ce n’est plus la peine de me presser.

Et il examina la chambre.

Elle était en grand désordre.

Un large divan qui avait sans doute paru suspect était encore recouvert d’un drap propre mais chiffonné portant deux oreillers en pile vers le milieu. Bien qu’on eût desservi la table, une banane gisait à portée dans un compotier de faïence. En travers sur la glace de l’armoire, une petite phrase tracée à la pointe d’une bague témoignait d’un bonheur extrême et répété. Dans un coin, Giguelillot retrouva le sujet de la pendule, un groupe de « Paul et Virginie » éloigné probablement par Mirabelle comme étant de mauvais exemple.

En soulevant cet objet d’art, Il vit l’enveloppe blanche d’une lettre. « À Sa Majesté le Roi Pausole », disait l’adresse.

— Comment, murmura-t-il, elle lui écrivait.

L’enveloppe n’était pas fermée. Giglio, devenu confident et complice des fugitives, déplia la lettre sans hésitation, lut, cacheta et serra le papier dans son escarcelle.


Au moment où il cherchait le meilleur moyen de s’enfuir lui-même, ses yeux tombèrent sur les vêtements suspendus à trois patères.

On ne pouvait les abandonner.

En cas d’enquête, c’était indiquer trop clairement que la blanche Aline et l’inconnu avaient changé de costume.

D’autre part, les détruire ?

Comment ?

Les dissimuler ?

Où ?

Les faire porter par d’autres, voilà qui valait mieux. On était au samedi de la Pentecôte. Le lendemain, jour de grande fête, deux petits paysans seraient sans doute ravis de promener aux environs ce veston bleu et cette robe verte. De là une fausse piste, une précieuse fausse piste.

Giglio enleva le drap qui recouvrait le divan large, il y empaqueta les vêtements, sortit sur le balcon, et d’un poing vigoureux envoya tout le ballot par-dessus le mur de la cour voisine.

Puis il se laissa descendre le long d’un pilier dans le jardin, se glissa dans l’ombre jusqu’à la haie du fond, chercha une issue, n’en trouva pas, en fit une et fut dehors.


Assurément, Thierrette l’attendait déjà dans le petit bois d’oliviers, le même bois où Mirabelle avait conduit la blanche Aline quelques jours auparavant.

Giguelillot, assez distrait par le souvenir récent de ses deux protégées, ne se sentait aucun désir de retrouver la pauvre Thierrette, mais il se serait repenti de l’obliger à une attente vaine pendant les longues heures de la nuit, comme aussi de la priver des satisfactions dont elle manifestait si chaudement l’appétence.

Il méditait sur cette question, lorsqu’il se trouva revenu à la porte de la métairie. Et là, découvrant sous le porche les quarante gardes toujours debout :

— Ah ! Ah ! se dit-il. Taxis s’en fait garant ! « Ce ne sont pas là des soudards ni des coureurs de cotillons ! » Eh bien, c’est facile à prouver ! Holà !

Les gardes se massèrent devant lui.

— Holà ! répéta Giguelillot. Qui de vous veut passer la nuit avec la plus jolie fille du village ?

— Moi ! Moi ! Moi ! crièrent-ils en foule.

— Tout le monde accepte ?

— Oui ! Oui !

— Bon. Allez au bois d’oliviers qui est à droite de la route. Vous y trouverez une laitière qui a nom Thierrette, si je me rappelle bien. Dites-lui que mon service me réclame ce soir, mais que je lui envoie quarante lanciers avec un bouquet de tulipes. Allez ! et si elle résiste, faites-lui honneur malgré elle.

Comme ils galopaient déjà, Giguelillot cria dans la nuit !

— Mais, respectueusement, et l’un après l’autre.


FIN DU LIVRE DEUXIÈME