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Les Aventures du roi Pausole/Livre II/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 98-105).





CHAPITRE II



OÙ PAUSOLE, NON CONTENT D’AVOIR PRIS UNE
RÉSOLUTION, VA JUSQU’À L’EXÉCUTER.



 Vous aurez des envieuses et des
ennemies et votre beauté ne don-
nera pas plus tôt de l’amour à Soliman
qu’elle donnera de la haine à toutes
les sultanes.

Scudéry. Ibrahim ou l’illustre
Bassa. — 1641.


Laissant Taxis et Giglio en présence, le Roi Pausole se rendit dans ses appartements privés où l’attendait la Reine Denyse, la même qui lui avait conseillé d’écrire une lettre à saint Antoine pour retrouver la blanche Aline.

La pauvre Reine, malgré tous ses soins, n’avait pu dissimuler que bien mal sous la crème et la poudre de riz quatre estafilades parallèles qui lui déchiraient le sein gauche.

Elle fit le récit de ses infortunes.

Diane à la Houppe, ramenée au harem après son réveil solitaire, avait été prise d’un accès de désespoir et de sanglots sur un divan. Entourée de mauvaises amies, exaspérée par les ricanements, plaisantée à la fois sur son curieux physique et sa passion de mauvais ton, elle s’était redressée toute pleurante encore, la bouche amère, les mains en griffes. Et au lieu de s’en prendre à celles qui dansaient une farandole autour de ses larmoyades, elle avait cherché par toute la grande salle la douce et innocente Denyse pour lui balafrer la poitrine et se venger de lui céder sa place.

Pausole écouta cette histoire d’une oreille souvent distraite. Il avait pris la Reine Denyse dans un lot de douze adolescentes offertes par une cité loyale, et s’il ne l’avait pas renvoyée à sa mère, c’était qu’un sentiment de pitié l’avait retenu de faire affront à une jeune fille devant ses concitoyennes ; mais il ne l’aimait point ; il la trouvait insignifiante et prude, avec quelque gaucherie. Pour concilier sur sa personne les règlements du harem et les principes de la bienséance, Denyse avait accoutumé de porter devant elle un petit pagne de dentelles qui la faisait ressembler à une sauvagesse élégante et qui, d’ailleurs, instable, voletant et mal fixé, produisait le résultat justement opposé à sa destination réelle. Pausole, qui avait, lui aussi, des principes, favorisait le nu, mais blâmait le transparent. Le costume de la Reine Denyse le choquait jusqu’à l’offusquer.

Il dîna fort tard, s’en alla sur la terrasse méditer l’événement grave auquel il s’était résolu ; puis, quand minuit sonna, il fit observer à sa pieuse compagne qu’on était arrivé au samedi de la Pentecôte et qu’il croyait lui être agréable en ne l’égarant point au sein des voluptés un jour de vigile et de jeûne.

Ceci dit, il l’envoya coucher au harem afin que Diane à la Houppe en fût consolée.



Le lendemain se leva l’aurore d’une journée trois fois solennelle. Pausole regarda les murs de sa chambre, ses tapis, ses bibelots, ses cadres familiers ; il songea en frissonnant qu’il ne les reverrait pas le soir… Sous l’émotion du premier réveil, qui est voisin du cauchemar, il eut le pressentiment de toutes les calamités qui attendent au coin des routes les chercheurs d’aventures.

Sa demeure était celle de la paix, du repos, du bonheur tranquille et de l’égalité des heures. Quelle aberration le poussait à quitter de si douces richesses ? — Dans un souvenir pastoral, les vers d’une triste idylle écrite par La Fontaine flottèrent devant sa mémoire rêveuse, et, sous la forme symbolique d’un petit pigeon déplumé, le Roi Pausole se vit périr dans un lamentable destin.

Cette impression ne dura guère.

Un matin radieux emplissait la chambre. La nouvelle camérière, devenue plus hardie, parlait d’une voix fraîche et zélée, donnait des renseignements qu’on ne lui demandait point, osait même poser des questions. Sa Majesté aurait beau temps. Le vent venait du nord. Il avait plu un peu. L’autre camérière était bien souffrante ; les médecins parlaient d’une métrite. Il y avait eu dans la soirée une retentissante dispute entre M. le Grand-Eunuque et le jeune page Giglio. Sa Majesté le savait-elle ?

Pausole, excédé, faillit la menacer de lui faire subir par toute la compagnie des pages le même traitement qu’à son amie, mais ne sachant s’il la frapperait de terreur ou de convoitise, il la pria tout uniment d’aller chercher M. le Grand-Eunuque, en suivant la voie hiérarchique.

Sur ce, il mit pied à terre et endossa une robe de chambre.

Eh bien, Giguelillot avait eu raison, Pausole n’en doutait plus. La paix touchait à l’ennui, le repos à l’accablement, l’égalité des heures à la mélancolie. Cette chambre, à la bien examiner, était simplement, fastidieuse. Cet horizon, dont il croyait suivre avec intérêt les métamorphoses nuancées, avait épuisé pour lui, depuis longtemps, la gamme restreinte de ses lumières. Un petit esprit pouvait seul borner ses curiosités aux quinze figures de la terrasse, aux trente aloès de la haie. Il y avait d’autres figuiers, d’autres hampes jaunes en Tryphême. L’excursion serait féconde en agréments inattendus.

Ainsi Pausole connaissait l’art d’échapper à tous les regrets en changeant la définition du bonheur sous la dictée des circonstances.


L’entrée dramatique de Taxis interrompit ses réflexions.

Le huguenot se plaça devant la porte comme s’il était prêt à sortir au cas où sa requête eue reçu échec, et il réunit par le bout l’index et le pouce de sa main droite, non point avec la signification que donnaient à ce petit geste les courtisanes athéniennes, mais pour marquer qu’il s’exprimait en termes d’ultimatum :

— Sire, déclara-t-il, une question, une seule : Suis-je encore Maréchal du Palais ?

— Je ne comprends pas, répondit Pausole.

— Je précise d’un mot. Suis-je le chef, le collègue ou le subordonné du page nommé Giglio ?

Pausole haussa les épaules.

— Quelle diantre de mouche vous pique à toute heure, Taxis ! La question ne se pose point. Nous allons partir dans quelques instants. Je n’emmène que lui et vous. Je ne vois pas dans quel but j’établirais la suprématie d’un de mes conseillers sur l’autre, alors que tous deux sont à mes côtés et ne relèvent chacun que de mon commandement.

— Sire, nous allons partir, mais nous ne sommes point partis. Quelle que soit l’aversion de Votre Majesté pour la pompe et le cérémonial, son départ exige des préparatifs, et son absence des précautions. Or, le jeune page dont il s’agit, animé d’un zèle inutile, prétend s’inspirer de vos secrètes préférences pour blâmer toutes mes mesures et en proposer d’autres. Je demande s’il est autorisé à prendre cette attitude qui paralyse mes actes et blesse ma dignité ?

— Allons ! encore un conflit ! s’écria Pausole. Je ne m’en mêlerai pas ! Ce jeune homme m’a parlé. Il est plein de sens. C’est un esprit juste et sagace. Je ne me priverai point de ses conseils. Vous, Taxis, vous avez aussi vos qualités dont personne ne songe à faire fi. Vous êtes déplaisant ; mais indispensable, et je n’entends pas qu’on vous paralyse. Réglez donc à l’amiable votre différend et tâchez de vous mettre d’accord sans que j’aie à prendre parti.

— C’est impossible.

— Et pourquoi donc ?

— Entre les principes de ce jouvenceau et les miens propres, que Votre Majesté semble estimer à titre égal, il y a incompatibilité absolue. Il faut que l’un de nous deux cède, ou casse. J’attends de votre bouche, Sire, le nom du sacrifié.


Le Roi frotta d’un geste impatient une allumette qui éclata comme l’expression même de sa mauvaise humeur. Il fuma en silence pendant quelques minutes. Puis :

— Alors, c’est fort simple, dit-il. Vous commanderez à tour de rôle.

— Ah ! fit sèchement Taxis.

— Vous vous partagerez la journée. De minuit à midi, vous, Taxis, vous aurez la haute main. Ce sont précisément les heures où je ne vous verrai pas, mon ami. Vous veillerez sur mon sommeil et au besoin sur mes plaisirs. Plus tard, de midi à minuit, votre successeur dirigera ma route et inspirera mes volontés. Je crois avoir trouvé ainsi une solution qui éloigne toute chance de froissements.

L’œil amer, Taxis conclut en ces mots :

— Il est écrit « J’aurai le même sort que l’insensé ; pourquoi donc ai-je été plus sage ? » Et s’inclinant, il sortit.

Trois heures après, le Roi Pausole, entre son page et son huguenot, précédé par quarante lances et suivi de nombreux bagages, chevauchait pour la première fois sur la route de sa capitale.