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Les Aventures du roi Pausole/Livre III/Chapitre 10

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 271-286).





CHAPITRE X



OÙ GIGUELILLOT REÇOIT DE Mlle LEBIRBE UNE
PROPOSITION QUI LUI SOURIT TOUT DE SUITE.



Έγὡ δἑ μόνα χαθεύδω.
ΣΑΠΦ.



— Vous me menacez ? dit Giguelillot.

— Je vous avertis.

— Et que s’est-il passé, selon vos renseignements, dans cette pièce de l’hôtel du Coq où l’on prétend que je suis entré ?

Galatée prit dans un tiroir une jumelle d’officier à long tube.

— Je m’ennuie, dit-elle. Je passe toutes mes journées dans ma chambre et, ne sachant à quoi penser, je rêve. En payant ma maîtresse d’anglais, j’ai réussi à me procurer quelques romans défendus ; je les aime beaucoup ; mais je les sais par cœur, je les ai vécus vingt fois toute seule. Je sais tout ce qu’André Sperelli dit sur la bouche d’Hélène, tout ce qu’Henri de Marsay répond à Mme de Maufrigneuse, et M. de Maupassant m’a tant de fois étreinte que j’ai envie de le renvoyer. Alors, je me mets à ma fenêtre et par la fente des jalousies je regarde avec cette jumelle ce qu’on fait à l’hôtel du Coq.

— Ah ! Ah !

— Oui. On y fait beaucoup de choses et personne ne croit être vu, mais cela aussi est monotone. J’avais quinze ans quand j’ai commencé à regarder chaque soir ce spectacle changeant. Aujourd’hui, j’en ai vingt-trois. Pendant les deux premières nuits, je me suis rapidement instruite. Pendant les huit années suivantes, je n’ai rien découvert que je n’eusse déjà vu, ou facilement imaginé. Pourtant, ces gens paraissent heureux ; plus heureux que je ne suis, croyez-moi.

— Ah ? dit Giguelillot sur un autre ton.

— Depuis des mois je n’avais rien vu d’aussi intéressant que ce qui s’est passé dans les trois derniers jours derrière les fenêtres de la grande chambre. Ces petites étaient délicieuses. J’ai prétexté une migraine et je suis restée sans cesse accoudée ici, à suivre leurs moindres mouvements. Je me relevais la nuit pour voir si elles n’avaient pas rallumé leurs flambeaux, et une fois ainsi, de trois à quatre heures du matin, j’ai surpris un de leurs réveils. Quand je me suis recouchée moi-même, je ne me suis pas rendormie…

Elle se passa la main sur le front.

— Je vous en ai beaucoup voulu de troubler leurs secrets et de les faire partir. Mais votre déguisement, le leur, et le soin que vous avez pris de jeter leurs vêtements par la fenêtre prouvent qu’elles étaient en faute et que vous êtes leur complice.

— C’est exact.

— Vous l’avouez ?

— Tout de suite ; je n’hésite pas.

— Vous ne me craignez donc guère ?

— En effet.

— Et pourquoi ?

— D’abord, parce que vous avez l’âme beaucoup moins vilaine que vous ne le croyez. Ensuite, parce que, moi aussi, je suis armé. Ah ! Ah ! Brrr !… J’ai la foudre à la main !

— Voulez-vous me la montrer ?

— Voici : M. Lebirbe, votre vénérable père, mademoiselle, avait étendu en travers de votre seuil une jeune esclave sans défense, afin, sans doute, que s’il se présentait un féroce séducteur, la pauvre fille lui servit de proie et s’offrît en sacrifice pour vous conserver l’Honneur.

— Ce n’était pas précisément son but, mais comment le savez-vous ?

— Mystère et roman-feuilleton.

— Continuez.

— Vous avez mis de l’or dans la main de cette enfant…

— Cela, c’est raide ! Elle vous l’a dit ?

— … Et vous l’avez priée d’aller retrouver dans les communs le valet de chambre ou l’aide-cuisinier qu’elle préfère, au lieu de passer une triste nuit sans autre raison que d’obéir à son maître.

— Et après ?

— Après ? Mais comme une jeune fille ne renvoie d’ordinaire son gardien qu’au moment où elle aurait le plus de motifs d’être sévèrement observée, comme ma présence chez vous, à la suite de cette manœuvre, prouve immédiatement notre entente, vous pouvez vous débattre, crier, m’accuser de tous les crimes, personne ne croira que je ne sois pas ici d’accord avec vous, mademoiselle, si ce n’est sur votre invitation.

— Et vous comptez en abuser ?

— De point en point.

— Vous n’êtes point galant.

— Quelle funeste erreur ! — Ah !… Expliquez-moi, je vous en prie. Vous m’avez donné, ce soir déjà, une définition de la pudeur qui n’est pas dans les dictionnaires. Continuez mon éducation. Dites-moi, maintenant, ce que c’est que la galanterie. Je vous écoute.

— Dans le sens où vous prenez le mot, mademoiselle, la galanterie est un jeu de scène très connu, mais assez fin, qui permet d’insulter impunément les dames en leur témoignant un respect qu’elles ont l’étourderie de demander elles-mêmes. C’est encore un excellent moyen de déguiser sous les dehors les plus aimables le repentir qui saisit la plupart des hommes au moment où ils se trouvent seuls avec l’objet de leurs longs désirs. Comme je suis fort loin d’éprouver ces sentiments indignes de vous, et comme votre beauté ne me laisse pas le loisir de modérer ceux qui m’agitent, je serai très « galant » tout à l’heure, mais dans le sens justement opposé à celui que vous regardez comme bon ; car ce mot-là, lui aussi, peut signifier le contraire de ce qu’il semble dire.

— Et si je vous criais que je vous déteste ?

— Alors, raison de plus.

— Vraiment !

— Oui. Vous obéir, ce serait m’en aller, c’est-à-dire renoncer à vous, et je perdrais ainsi tout espoir de vous faire changer d’avis. Si je vous force, peut-être me reste-t-il une chance…

— En attendant, vous n’en faites rien !

— Non. Non. Ce que je vous dis là, c’est de la littérature. Je n’ai pas le moindre désir de vous être désagréable.

Il s’assit, prit la jumelle noire et en fit jouer la vis avec une certaine application.


Galatée inquiète et un peu haletante le regardait de loin, cherchait à le pénétrer.

Ne pouvant y réussir, elle prit le volant de sa robe de chambre, l’examina, le tendit, le retourna, regarda la lumière à travers la dentelle…

Le froid aurait duré très longtemps encore si Giguelillot n’avait eu au milieu du silence un accès de gaieté affectueuse et très communicative :

— Nous jouons bien, dit-il.

— Nous ?

— Beaucoup de talent !

— Quel enfant vous êtes !

— Passons à la scène suivante, dites, elle est si jolie !

— Qu’en savez-vous ?

— Je soupçonne le dénouement.

— Ce n’est pas une comédie.

— C’est une charade ! J’ai trouvé ! Je vous ai remis un « poulet ». Il s’en est suivi un « froid ». Et mon tout est la strophe célèbre de Paul Robert :


Si tu veux, faisons un rêve :

Montons sur un poulet froid !

Tu m’emmènes, je t’enlève…


« Voulez-vous jouer le troisième vers ? Je suis précisément en costume.

Et il fit pirouetter sa toque à l’extrémité de son doigt.

Puis, se levant tout à coup :

— Au fait, pourquoi m’avez-vous laissé entrer ?

— Je n’ose plus vous le dire…

— C’était donc bien criminel ?

— Non.

— Alors… bien inconvenant ?

— Oui.

— Dites-moi cela tout bas ?

— Je n’ose.

— Faites-moi les gestes.

— C’est trop compliqué.

— Je vous aiderai.

— Jusqu’au bout ?

— Oui.

— Vous le promettez ?

— Je vous le promets.

— C’est bien. J’ai confiance en vous.

— Maintenant, laissez-moi deviner.

— Oh ! vous ne pourrez jamais. N’essayez même pas !

— C’est au-dessus de mon imagination ? vous en êtes sûre ?

— Oui.

— Miséricorde ! qu’est-ce que cela peut-être ?


Galatée ne répondit pas.

Pour adopter une contenance sous le regard curieux et souriant de Giguelillot, elle saisit la jumelle à son tour et en caressa les tubes familiers.

Puis, debout dans la fenêtre ouverte, elle mit au point l’instrument sur un petit pavillon qui dépendait de l’hôtel.

— Fi ! que c’est laid dit Giguelillot. Voulez-vous bien ne pas regarder ces choses-là, mademoiselle ?

— Serait-ce que… vous voulez ma place ? Je vous l’offre.

— Merci, non.

— Vous avez tort. Je m’amuse comme une folle. Pourquoi refusez-vous ?

— Ce n’est pas encore de mon âge.

— C’est cependant déjà du mien !

— Je ne dis pas non. Ce genre de distractions a été mis au monde pour la calvitie et la virginité qui ont chacune la même raison de le trouver intéressant. Quant à moi, je vous jure qu’il m’est profondément désagréable.

Galatée reprit son poste d’observation. Puis, avec des impatiences dans la main :

— Mais j’aurais besoin de vous ! Venez vite ! C’est de la fantasmagorie, ce qui se passe là-bas. Tout à l’heure il y avait un monsieur et deux dames ; maintenant je trouve une dame et deux messieurs… Personne n’est entré ni sorti… Expliquez-moi, je vous en conjure.

Au bout d’une demi-minute, Giglio donna cette consultation :

— Un monsieur… avec une dame très bien… qui est laide… suivie d’une seconde dame moins bien… qui est jolie…

— Ah ! par exemple !… mais enfin…

Elle allait discuter, quand une rougeur subite lui monta aux joues et elle dit simplement en secouant la tête :

— Oui. Je vois bien que je ne sais pas tout.

Et comme si cette constatation lui donnait l’ardeur nécessaire pour exprimer ce qu’elle voulait dire :

— Eh bien, cela ne peut pas durer ! fit-elle. Il faut que je vous parle, et vous allez apprendre pourquoi j’ai besoin de vous. C’est fort inconvenant : ne me regardez donc pas. Et ce sera long peut-être : ne soyez pas distrait.

— Je suis vivement intéressé, au contraire.

— J’ai vingt-trois ans, monsieur. Je ne suis pas mariée. Je mène une vie stupide, comme toutes les jeunes filles.

— Oui… Oui…

— Vous me comprenez. Je vois cela. Mon père a les idées les plus larges sur la vie intime et sur l’éducation…

— Mais, naturellement, il ne les applique pas à ses filles ?

— Naturellement ?

— C’est on ne peut plus humain.

— Vous trouvez, vous ? Pour moi, c’est de l’incohérence…

— C’est humain et incohérent ; deux fois humain. Nous sommes d’accord.

— Ne m’interrompez plus : sans cela j’oublierai tout ce que j’ai à vous dire avant de…

— Avant de parler franchement ?

— Vous êtes insupportable ! Je suis sûre que vous allez me condamner et vous ne saurez pas pourquoi j’ai raison.

— Je sais déjà très bien pourquoi vous avez tort…

— Quand je le disais ! Vous ne m’entendez pas !

— Je vous entends d’avance, et je veux vous épargner la peine d’achever une conversation qui vous embarrasse beaucoup… Un monsieur que je connais et qui passe pour un esprit fin ne dit jamais que la moitié des phrases parce qu’un interlocuteur avisé en devine le dessein dès les premiers mots et que pendant la conclusion, l’adversaire, n’ayant pas besoin d’écouter, préparerait trop à loisir ses arguments à brûle-pourpoint.

— Alors, terminez mon rôle vous-même. Il faut que je sache au moins si vous m’avez comprise.

— Si je vous ai… Mais à votre place je ne penserais pas autrement que vous. Et j’aurais tort. Et c’est ce que je voudrais vous dire en deux mots, qui, bien entendu, ne serviront à rien. Je, m’y attends.

— Dites.

— Voici. Vous avez vingt-trois ans, vous êtes belle, vous êtes jeune fille depuis une dizaine d’années, vous avez beaucoup pleuré quand vous avez eu quinze ans, seize, dix-sept et ainsi de suite ; vous lisiez des romans très chauds où des personnes de votre âge, parfois même un peu plus jeunes, passaient des nuits échevelées avec des amants plus que parfaits ; votre jumelle vous a prouvé que ces romans-là n’étaient pas des fables, et quand vous vous êtes comparée aux personnes qui vous font envie, vous avez reconnu à des signes certains que vous pourriez faire comme elles le bonheur de plusieurs messieurs qui pourraient aussi faire le vôtre.

— Ouf ! dit Galatée. J’aime mieux ne pas avoir dit tout cela. Ne me regardez pas ainsi. Vous me gênez beaucoup.

— En lisant ma lettre, continua Giglio, vous n’avez pas cru un instant que je vous aimais, ou plutôt vous avez espéré que je ne vous aimais pas…

— « Espéré » est très bien. C’est tout à fait cela.

— … Et comme vous m’aviez vu à l’œuvre dans mon rôle de costumier, vous avez compté sur moi pour vous aider à sortir, en travesti, avec toutes les ressources de mon beau talent. Car si aucun gendarme ne vous retient prisonnière, vous ne voudriez pas cependant vous en aller avec éclat. Vous aimez mieux disparaître, faire en sorte que personne ne puisse vous suivre à la piste…

— Et, sans savoir ce que je vous demanderais, vous m’avez promis tout à l’heure que vous m’aideriez jusqu’au bout. Ne l’oubliez pas, mon ami !


Giglio lui prit la main et lui dit très affectueusement :

— Vous avez tort.

— Non, non.

— Vous ne connaissez pas la vie où vous courez. Là tout se passe comme ailleurs et comme dans les familles : c’est-à-dire que le bonheur est divisé en deux parties : presque tout pour les hommes, presque rien pour les femmes. Cela tient, dit-on, à des événements qui se sont passés autrefois entre une pomme et un serpent. Les femmes sont sur la terre, pour être très malheureuses ; souvent sans raison aucune ; mais quand une cocotte se met à pleurer, je vous réponds qu’elle sait pourquoi.

— Voulez-vous me le dire ?

— Parce qu’elle joue avec un amour qui ne cesse de lui échapper. Parce qu’entre vingt hommes qu’elle déteste, elle en choisit un qu’elle chérit et que celui-là n’a qu’un désir, c’est de la quitter le plus vite possible. Parce qu’il n’y a pas de comédie plus triste ni plus laborieuse à jouer que celle des sentiments tendres. Parce que…

— Mais au moins elle connaît la vie, cette femme ! elle n’est pas une chose inutile, une solitaire malgré elle, une existence sans but, sans joies, sans liberté !

— Pouvez-vous obtenir de monsieur votre père qu’il vous serve une pension et vous permette de vivre sans contrainte aucune comme il le ferait tout de suite si le ciel avait voulu que vous fussiez un fils ?

— Il ne voudra jamais.

— La loi de l’homme ! toujours la loi de l’homme !

— Ce serait pourtant juste, en effet.

— Devenez un garçon, comme la dame que vous regardiez tout à l’heure, et M. Lebirbe trouvera tout simple que vous rentriez en habit vers dix ou onze heures du matin avec des yeux couleur d’orage et des jambes de convalescent. Même si vous étiez un peu grise, je crois qu’il aurait des indulgences.

— Ah ! vous n’êtes pas sérieux.

Et la jeune fille sourit tristement.

Giglio reprit :

— Rien de ce que je vous ai dit sur la vie de plaisir ne vous a convaincue, n’est-ce pas ?

— Rien.

— Je le pensais bien. À quel âge avez-vous désiré partir pour la première fois ?

— Je ne sais pas… Toujours…

— Alors ce n’est pas une boutade ? Vous avez réfléchi, vous savez ce que vous voulez et vous êtes sûre de le vouloir ?

— Ah ! Dieu, oui !

— Ces femmes que vous observiez dans le joli voisinage que votre père vous donne, vous les enviez ? Regardez-les encore.

Et pendant qu’elle prenait sa jumelle et la dirigeait vers le lointain, Giguelillot considérait combien il était heureux qu’il n’aimât point cette jeune fille pour avoir la liberté de lui parler comme il allait le faire.

— Je les envie, dit Galatée.

— Toutes les deux ?

— Toutes les deux également. Je voudrais être la bonne de l’hôtel. Je voudrais être la petite mendiante qui dort en ce moment dans les fossés de la route et qu’on étranglera tout à l’heure, mais pas avant de l’avoir saisie.

Giglio s’inclina.

— Je n’ai plus rien à dire, mademoiselle. Et si vous voulez que je vous aide à partir d’ici, je suis tout prêt.

— Comment ? Vous voulez bien ?

— C’est peut-être absurde ; je n’en sais rien. En tout cas, cela ne me regarde pas. Vous avez bien le droit d’exprimer une volonté après dix ans de réflexion. J’ai dit ce que j’avais à vous dire. Maintenant, si vous êtes déterminée, je n’insiste plus. D’ailleurs, je suis dans mon rôle de jeune homme en jetant le désordre au milieu des familles et en bouleversant les projets d’un père. Et puis je crois même que je vous avais promis de vous obéir ? Cela tombe admirablement bien.

Galatée lui serra les deux mains :

— Oh vous êtes bon ; et moi qui vous ai mal accueilli ! Pardonnez-moi si vous le pouvez. Je vous aime de tout mon cœur. Écoutez… Quelle heure est-il ?… Quatre heure dix… Les domestiques ne sont jamais levés avant six heures et demie. Nous avons plus de deux heures à nous… Je vous permets de ne pas m’habiller tout de suite.