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Les Aventures du roi Pausole/Livre III/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 216-223).





CHAPITRE IV



COMMENT GIGUELILLOT SE PRÉSENTA CHEZ LE ROI,
ET QUELLES PAROLES FURENT PRONONCÉES POUR
ET CONTRE SA BONNE CAUSE.



Ipsa tulit camisia ;
Die Beyn die waren weiss.
Fecerunt mirabilia
Da niemand nicht umb weiss ;
Und da das Spiel gespielet war
Ambo surrexerunt :
Dit ging ein jeglichs seinen Weg
Et nunquam revenerunt.

Chanson populaire allemande.
— XVIe siècle.


Giguelillot ne se rendit pas directement chez le Roi.

Il se glissa dans les écuries par une fenêtre, de peur que son entrée ne fût guettée à la grand’porte, et en passant il vint flatter de la main les naseaux du petit zèbre Himère, qui s’en ébroua de satisfaction.

Comme le pauvre animal s’agitait devant une mangeoire vide, Giguelillot retira toute la paille fraîche et bonne dont on venait d’emplir le râtelier de Kosmon et il la fit passer très simplement de gauche à droite.

Ce Kosmon l’exaspérait ; il paya cher ce soir-là l’honneur d’appartenir à un cavalier huguenot. Le petit page ne se contenta pas de lui enlever sa nourriture ; il prit sous une cheville les grands ciseaux à tondre et coupa tous les poils de la queue, qui dressa un misérable moignon priapique et mal rasé ; il tondit presque toute la crinière en laissant pendre çà et là quelques misérables crins, puis, avec les ustensiles dont on se servait à la ferme pour marquer le dos des bestiaux, il composa et imprima sur la robe terne du vieux cheval le chiffre 1572, où il pensait que le parpaillot verrait à la fois nargue, affront et menace.

Satisfait par les stigmates dont il avait orné le piédestal vivant du seigneur Taxis, Giglio suivit le long couloir qui menait à la chambre à pain.

Comme le lui avait dit Rosine, l’infortunée Diane à la Houppe, dans cette prison farineuse, gémissait presque sur la pâte humide. Il ne la connaissait point, car les pages, pour des raisons qu’il est inutile d’exposer, n’étaient pas admis d’ordinaire à prendre le thé chez les Reines. Mais sitôt qu’il l’aperçut à la lueur de la bougie posée sur une petite table, il déplora de ne lui avoir pas été présenté avant qu’elle entrât au harem. Diane, ignorant qu’elle fût épiée par deux yeux fixes derrière les vitres, avait adopté une attitude d’intérieur qui déployait nonchalamment ses beautés si particulières. Elle reposait à l’orientale, les mains mêlées derrière la nuque, le dos couché sur des coussins et, sans doute pour prendre, le frais après une journée torride, elle avait disposé ses jambes en losange, les plantes des pieds l’une contre l’autre. C’était son habitude de dormir ainsi. Giglio, bien que toujours comblé par des souvenirs encore récents, éprouva tout à coup que son esprit s’égarait vers des présomptions nouvelles, et il se retira, moins pour les abaisser momentanément que pour en méditer au contraire les chances de réussite immédiate et secrète.

Gracieux et le front aussi calme que si toutes les bombardes de la puissance royale ne l’eussent point visé depuis une heure, il entra sans frapper dans la salle du trône où Pausole encore frémissant achevait un mauvais dîner.

— Comment, te voilà ? fit le Roi. Tu oses revenir ?

Taxis, qui grignotait au bas bout de la table, se précipita vers la porte pour en barricader l’issue ; mais Giguelillot vit l’intention ; il ferma lui-même la serrure et remit la clef au ministre en lui disant :

— Voici, monsieur.

Pausole, debout, s’appuyait du poing sur la nappe et levait une main accusatrice :

— Te voilà répéta-t-il. Vraiment, ton aplomb passe encore tes crimes ! Ah tu me fais entreprendre un voyage insensé, tu m’arraches à mon palais pour me jeter dans cette cour de ferme et tu m’abandonnes six heures durant, sans gardes, sans appuis, sans conseils, au milieu d’une révolution !… Tu postes une folle à mon chevet, tu égorges une paysanne, tu saccages la métairie et tu licencies mes soldats pour me laisser en butte à la fureur de la foule, aux démences de je ne sais quelle femme échappée du harem par ta faute encore !… Et à la fin de cette journée abominable, de pillage, de meurtre et de lèse-majesté, tu te présentes la toque en main avec un sinistre sourire !… Tu ne croyais donc pas me rencontrer vivant ?

— Sire, répondit Giguelillot, je ne veux pas d’abord me hâter de prouver mon innocence, car ce n’est pas de moi qu’il s’agit, mais de vous et de votre bien-être, plus sacré cent fois à moi-même que ne l’est mon propre salut.

Pausole retomba sur sa chaise.

D’une voix respectueuse et tranquille, le page continua par ces paroles ailées :

— Le désir le plus vif de Votre Majesté est en ce moment le repos du lit. Monsieur que voici ne paraît pas s’être occupé de cette question capitale. J’ai eu, à sa place, l’honneur de faire préparer aujourd’hui, dans le château voisin, de vastes appartements pourvus d’épais rideaux et de lits spacieux qui sont dignes en tous points de recevoir le Roi.

Pausole simplifia d’une ride, puis de deux, le froncement de ses sourcils.

— Secondement, Votre Majesté ne peut oublier qu’Elle a entrepris cette promenade dans le but de retrouver et de ramener au palais S. A. la Princesse Aline. Nous ne possédions sur cette auguste affaire que deux renseignements assez vagues. Son Altesse « venant d’un petit bois d’oliviers » avait été reconnue à l’« hôtel du Coq ». J’ai envoyé les quarante gardes au petit bois d’oliviers pour y recueillir, s’il se peut, d’autres preuves. Et j’ai mené moi-même l’enquête, dans un secret absolu, à l’intérieur de l’hôtel. La Princesse l’a déjà quitté, mais je rapporte de là les renseignements les plus précieux : jusqu’à une lettre autographe. La voici.

Ouvrant son escarcelle, il en tira une lettre et la déposa devant le Roi, dont l’attitude se transformait de plus en plus.


— J’avais cru pouvoir éloigner les gardes, poursuivit-il. Votre Majesté n’en demande jamais et elle n’en eut jamais besoin, tant Elle est aimée de son peuple. S’il y a eu scandale et trouble aujourd’hui, c’est que Monsieur le Grand-Eunuque, dont le seul devoir était d’assurer le bon ordre au harem, avait sans doute mal pris ses dispositions puisqu’une des Reines a pu s’enfuir dans l’appareil le moins dissimulé, pour venir soulever ici non seulement la foule, mais les commentaires.

— Monsieur ! cria Taxis, je vous somme de prouver…

— Allons ! Allons ! Laissez parler, dit Pausole. Ce petit page se défend d’une accusation grave. Il ne s’explique pas mal du tout. Je veux l’entendre. Vous répliquerez : c’est le droit du ministère public ; mais notre devoir est d’écouter les arguments de la défense, surtout quand elle s’exprime avec modération et avec franchise comme c’est le cas.

— Je n’ai plus rien à dire, reprit Giguelillot, à moins que Votre Majesté ne m’interroge sur le détail de mon enquête.

— Non, dit Pausole ; nous verrons cela demain.

— Et le meurtre insista violemment Taxis. Il se garde bien d’en parler. Une laitière nommée Thierrette a été égorgée dans son lit, au coucher du soleil, et de la main de ce page !

— C’est peu probable, dit Giguelillot, car elle se portait fort bien à neuf heures du soir. Elle est en ce moment dans le bois d’oliviers, et les gardes (vos gardes, Taxis) font calmer par elle leurs concupiscences pendant les intervalles de recherches.

— Mes gardes ! Quelle imposture !

— Allez-y : vous serez édifié.

— Cela ne peut être !

— Cela est.

— Mes gardes sont mariés.

— Doublement ce soir.

— Ils surmontent la chair.

— Je n’osais pas le dire.

— Cette plaisanterie est basse.

— Comme leur attitude.

— Mais le sang ? le sang répandu ? le sang qui souille encore la couche de la victime ?

— Le Roi vous a dit ce matin, monsieur, que sur la terre de Tryphême on ne répandait pas d’autre sang que le sang voluptueux des vierges ou celui des petits poulets.

Et comme le Roi se désarmait par un rire brusque et sonore, Giguelillot, les yeux baissés, articula cette conclusion :

— Ne sommes-nous pas à la ferme ? Ce doit être un petit poulet.