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Les Aventures du roi Pausole/Livre III/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 228-240).





CHAPITRE VI



OÙ M. LEBIRBE ET LE ROI PAUSOLE S’APERÇOIVENT
AVEC SURPRISE QU’ILS NE S’ENTENDENT PAS SUR
TOUS LES POINTS.



La conjonction de Vénus
Sera cause, comme il me semble,
Que aux estuves yront tous nudz
Femmes et hommes tous ensemble.

Prognostication de
Maistre Albert
. — 1527.


Pausole fut reçu à la grille par le courtois M. Lebirbe.

Au même instant, à la fenêtre, Philis en colère se retournait :

— Tu vois bien, maman, c’est une gaffe ! Tu nous as fait mettre des robes et le Roi vient avec une dame qui n’en a pas ; Nous allons être ridicules !

— Je l’avais demandé à ton père, mon enfant ! c’est lui qui m’a dit de vous habiller.

— Tu es jeune, Philis, que tu es donc jeune ! dit simplement Galatée.

— Qu’est-ce que j’ai encore dit de si enfantin ?

— Il vaut mieux d’abord avoir une robe, expliqua la sœur aînée.

Mais Philis ne comprenait point, et, comme le Roi s’introduisait, toutes trois, la jupe entre les doigts, glissèrent leurs révérences devant la porte.

Après les premières paroles, qui furent empreintes de respect, la maîtresse de la maison se laissa entraîner par Diane à la Houppe. Elles avaient des relations communes, et d’un fauteuil à l’autre elles renouèrent des souvenirs.

Giguelillot, dans un autre coin, sur un canapé, à l’écart, causait avec les deux jeunes filles. Sa voix haute d’abord, devint plus discrète, puis baissa jusqu’au chuchotement, et bientôt personne n’entendit plus rien, sinon, par instants, un rire étouffé.

Dans le cadre d’une fenêtre, M. Lebirbe pérorait :

— Sire, la Ligue contre la licence des intérieurs, ligue récente dont j’ai l’honneur d’être président, est une œuvre de moralisation et de salubrité publique. Je sais qu’elle a votre agrément…

— Oui certes, dit Pausole. Oui certes ; cependant, rappelez-moi son but. Je ne l’ai pas présent à l’esprit.

— Son but, son ambition unique est de mériter sa haute devise, laquelle s’exprime en trois mots « Exemple — Franchise — Solidarité ».

— Ce sont de beaux mots, dit Pausole. Mais comment les entendez-vous ?

— Votre Majesté n’ignore point qu’à Tryphême le parti de l’opposition affecte de s’en tenir aux anciens principes, spécialement en ce qui touche la vie intime et le costume. Dans cette société, toutes les femmes, même les plus jolies, s’habillent jusqu’au menton pour sortir dans la rue et ne consentent à justifier une admiration masculine que dans le secret d’une chambre close et devant l’amant de leur choix. C’est là le fait d’une âme égoïste, avaricieuse et dépravée.

— D’accord, dit Pausole.

— Les hommes de cette même société luttent avec acharnement contre la propagation de notre influence et pour ce qu’ils appellent la décence des rues ; mais comme l’instinct de la chair ne se tait pas plus en eux qu’en leurs adversaires, ils s’en vont cacher leur vie dans des demeures infâmes où l’amour se flétrit, se métamorphose et devient une forme de l’ordure.

— Ils ont tort, dit Pausole. Mais qu’est-ce que cela vous fait ?

— Sire, nous estimons qu’en agissant de la sorte, ils ne sont pas seulement hypocrites et faux ; mais, si je puis dire, accapareurs. En notre siècle on n’admet plus qu’un amateur puisse acquérir une galerie de tableaux et en garder la jouissance pour lui seul ; tout homme qui possède trois Rembrandt doit faire entrer la rue chez lui ou subir des attaques dont le bien fondé ne fait de doute pour personne. Eh bien, le même raisonnement d’où cette coutume a pris naissance devrait engendrer chez les hommes de sens droit une conscience supérieure et bienfaisante qui les retienne d’enfermer derrière les murs de leurs maisons tout ce que l’oisiveté ancestrale ajoute à la beauté de la femme et tout ce dont l’art, le luxe, l’espace, ornent l’amour entre ses bras.

— C’est assez mon sentiment.

— Cette société, qui se nomme elle-même la bonne et qui parvient à se faire passer pour telle dans beaucoup d’autres milieux, donne là un néfaste exemple dont je voudrais que Votre Majesté pénétrât le libertinage. Mettre une robe sur le corps d’une jeune fille, c’est proprement éveiller, chez les jeunes gens qui l’approchent, des curiosités malsaines qu’on leur défend par ailleurs de satisfaire : c’est de l’excitation au vice. Je reconnais que ce genre de perversité devient, à Tryphême, de plus en plus rare. Dans presque toutes les familles, les femmes commandent leur première robe au début de leur première grossesse. Mais il est, je le répète, de certaines maisons où l’on habille même les petites filles, ce qui est vraiment le comble de la malice. L’exemple donné porte ses fruits ; souvent il est discuté ; parfois il est suivi ; une hésitation déplorable laisse flotter les mœurs nationales entre deux extrémités ; on ne sait plus ce que la mode exige, et moi-même, l’avouerais-je ici ? je n’ose pas toujours présenter mes enfants dans la tenue rigoureusement pure que j’ai mission de préconiser. Le but de notre société est de mettre un terme à cette incertitude en unifiant les mœurs en même temps que les consciences.

— Et comment en viendrez-vous là ?

— Par deux moyens. D’abord par la propagande. Les ressources de la Ligue sont considérables. Nous avons obtenu pour vingt années la location d’un vaste terrain qui fait partie du Jardin Royal à Tryphême ; nous y avons édifié en plein air une scène théâtrale sous les arbres et nous donnons là des ballets ainsi que des pièces inédites qui attirent une foule énorme et sont faites selon nos doctrines.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire conformes à la vie elle-même, à sa réalité comme à sa beauté. Quand la scène représente une discussion d’intérêt dans le cabinet d’un notaire, les acteurs y sont vêtus de noir selon les modes de l’endroit ; mais quand, au milieu d’un duo d’amour, la chanteuse crie : « Ô Voluptés ! Extase ! Ivresse ! » elle est nue, selon la logique des choses, car le contraire serait inepte. Et lorsque le ballet présente aux spectateurs une Vénus, trois Grâces, douze Captives ou soixante Bacchantes, c’est évidemment sans plus de mystère que n’en chercheraient les mêmes personnages dans le cadre d’un tableau, car il est incohérent d’avoir deux esthétiques sur un même sujet l’une pour la peinture et l’autre pour le théâtre.

— Jusqu’ici nous nous entendons.

— En outre, par le livre à bon marché, par le journal et par l’image, nous répandons sans relâche dans le peuple le goût de la nudité humaine avec le double sentiment qu’elle inspire, à l’esprit, d’une part, à la chair de l’autre, si tant est qu’on puisse séparer en deux éléments libres et distincts l’être unique soulevé par l’amour. Ces livres s’abstiennent d’enseigner ce que décrivent la plupart des romans populaires, c’est-à-dire le meilleur moyen de fracturer une serrure ou d’assommer une blanche aïeule, et s’il faut aller jusqu’aux détails, nous aimons mieux suggérer à l’ouvrière une volupté peu connue que de lui apprendre en six colonnes comment on fait la fausse monnaie.

— Et si cette volupté est stérile ? dit Pausole.

— Si une joie passagère est stérile, qu’importe ? Le corps de la femme renferme quatre-vingt mille ovules et ne peut guère concevoir plus de dix-huit fois sans danger. Donc (en prenant ce chiffre de quatre-vingt mille dans sa précision rigoureuse), il appert que l’ordre de la nature elle-même et le dessein du créateur confèrent à la jeune fille vers le milieu de sa douzième année une réserve de soixante-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-deux plaisirs à la fois stériles et licites dont ils ne seront frustrés en rien, puisqu’ils ne pourraient pas leur faire porter fruit. L’important est de maintenir la femme dans l’inclination naturelle qui la penche vers la volupté. Qu’elle ait le désir simple ou multiple, elle concevra un jour ou l’autre et léguera des existences qui justifieront la sienne. Mais il est clair qu’il en sera tout autrement si l’on propose aux vierges qui ne trouvent point de mari je ne sais quel idéal de vie solitaire et de négation qui, lui, est fatalement stérile, exécrable et contre nature.

— Continuez, dit Pausole, je suis curieux de savoir où vous vous arrêterez !

— Je me hâte d’ajouter que si nous proposons la recherche habituelle mais sagement pondérée de toutes les délectations qui récompensent les amants, celles qui ont la conception pour résultat sinon pour but sont de beaucoup les plus fréquemment décrites dans nos brochures populaires. Ce sont aussi, quoi qu’en disent les médecins, celles qui conservent encore la faveur générale. La preuve en est aisée à fournir : à la fondation de notre Ligue, l’excédent des naissances sur les décès à Tryphême-Ville ne dépassait pas 4 pour 100. Il est aujourd’hui de 9 pour 100, à la troisième année de notre apostolat. Afin d’exciter et de subventionner, si l’on peut s’exprimer ainsi, une émulation féconde dans les basses classes de la société, nous avons institué des concours d’où les courtisanes sont exclues comme professionnelles, et où chaque année au printemps nous couronnons les jeunes filles qui, par leurs soins particuliers, ont porté leur beauté physique au plus haut point de perfection et qui par leurs talents intimes ainsi que par la chaleur de leurs embrassements sont désignées à l’acclamation du suffrage universel comme ayant donné chaque nuit dans leur quartier le plus recommandable exemple.

— Tout cela, dit Pausole, c’est de la propagande. Mais vous disposez de deux moyens différents, si j’ai bien compris vos paroles. Quel est le second des deux ?

— J’y arrive, répondit M. Lebirbe. Notre propagande par les représentations publiques, par le livre, le journal, l’image et les prix du concours annuel, s’adresse principalement, ai-je besoin de le dire ? à la jeune fille. Elle joue gros jeu à nous suivre ; les peines de la grossesse et de l’enfantement l’épouvantent et il ne faut pas chercher ailleurs la cause de sa réserve à l’égard de l’autre sexe. À quinze ans, une fille du peuple est apprentie et fait les courses ; enceinte, elle perd sa place, elle perd même son amant dans la plupart des cas, et, si elle est attachée à l’un ou à l’autre, il ne lui reste au septième mois que misère, désespoir et douleur physique. Eh bien, nous voulons qu’elle affronte tout cela, s’y expose et en triomphe ! Le pays l’exige ; il lui faut des fils. Bien entendu, ce n’est pas ainsi que nous parlons à notre élève ; elle aurait le droit de nous répondre que le pays n’en sera pas plus riche si elle lui donne un enfant, mais qu’elle en sera beaucoup plus pauvre ; et nous ne pourrons jamais lui faire comprendre ce qu’il y a de faux dans son raisonnement. Aussi la flattons-nous d’une espérance tout autre. Ce que nous lui disons et ce qu’elle comprend tout de suite, c’est que le plaisir suprême des riches appartient aux plus misérables : l’amour pour lequel on entasse les fortunes et qui les fait écrouler ne se perfectionne pas en montant. Dès qu’une ouvrière sait être une amante, elle peut se dire qu’elle ignore toutes les joies de la vie, excepté la plus intense — car celle-là, elle l’embrasse, et la tient !

— Certes oui.

— C’est pourquoi notre ambition est satisfaite quand nous savons qu’après avoir lu telle de nos brochures, le soir, en quittant l’atelier, la modiste ou la ravaudeuse passe dans la chambre voisine et entre dans la vie grâce à nous. Car désormais nous savons que ses heures de travail seront pleines d’un souvenir et allégées par un espoir. Nous savons que sa journée ne sera pas tout entière sous le poids d’une tâche sans récompense ; que son lit paraîtra moins rude et sa chambre moins froide en hiver si elle referme ses jambes nues sur un être qu’elle chérit. Puisse-t-elle en venir à ce dernier point dès que la nature l’y invite ; mais quelle que soit la volupté qui la tente et qu’elle choisisse, nous nous estimons heureux si elle l’apprend à notre école, car il faut que les classes aisées partagent avec les plus pauvres non seulement leur trop grande fortune, mais le secret trop bien gardé de leurs mystérieux plaisirs où la foule réclame sa part.

— Je voudrais bien savoir, répéta Pausole, quel est votre second moyen…

— Je me résume, dit M. Lebirbe. En combattant la licence des intérieurs, en répandant le discrédit sur les pavillons clandestins et sur les vieillards abjects qui ne dénigrent la nudité que pour la retrouver moins fade entre le corset et les bas noirs, nous faisons effort passionnément dans le sens du nu antique et pur, nous favorisons la vie au grand jour, la franchise des mœurs, l’exemple et l’enseignement direct de l’étreinte, en un mot l’expansion de la volupté publique sur le territoire de Tryphême.

— Rien ne saurait m’être plus agréable, dit Pausole, mais vos moyens ?

— Nos moyens ? Nous en connaissons deux. Le premier, je vous l’ai dit, Sire, c’est la propagande. Le second, ce serait une sanction.

— Une sanction ! s’exclama Pausole.

— Une sanction pénale. Notre énergie se heurte contre des opposants irréductibles. Nous avons pour nous la jeunesse et le peuple ; mais nous ne pouvons rien, ou presque rien, contre une certaine caste qui exerce une autorité morale incontestable et nous résiste pied à pied. C’est contre elle que je vous demande des armes, Sire, contre elle et pour vous, pour la victoire immédiate de vos plus chères idées. Et d’abord, laissez-moi vous parler d’une loi que nous attendons avec fièvre et que vous pourriez signer ce soir : la loi de la nudité obligatoire pour la jeunesse.

— Ah ! mais non ! déclara Pausole. Mon cher monsieur, Tryphême n’est pas le monde renversé ; c’est un monde meilleur, je l’espère du moins, mais je n’ai pas épargné tant de liens à mon peuple pour le faire souffrir avec d’autres chaînes. Imposer le nu sur la voie publique ! Mais voyons, monsieur Lebirbe, ce serait aussi ridicule que de l’interdire !

Puis, scandant ses premiers mots avec des coups de poing abaissés dans le vide, Pausole articula lentement :

— Monsieur, l’homme demande qu’on lui fiche la paix ! Chacun est maître de soi-même, de ses opinions, de sa tenue et de ses actes, dans la limite de l’inoffensif. Les citoyens de l’Europe sont las de sentir à toute heure sur leur épaule la main d’une autorité qui se rend insupportable à force d’être toujours présente. Ils tolèrent encore que la loi leur parle au nom de l’intérêt public, mais lorsqu’elle entend prendre la défense de l’individu malgré lui et contre lui, lorsqu’elle régente sa vie intime, son mariage, son divorce, ses volontés dernières, ses lectures, ses spectacles, ses jeux et son costume, l’individu a le droit de demander à la loi pourquoi elle entre chez lui sans que personne l’ait invitée.

— Sire…

— Jamais je ne mettrai mes sujets dans le cas de me faire un tel reproche. Je leur donne des conseils, c’est mon devoir. Certains ne les suivent pas, c’est leur, droit. Et tant que l’un d’eux n’avance pas la main pour dérober une bourse ou donner une nasarde, je n’ai pas à intervenir dans la vie d’un citoyen libre. Votre œuvre est bonne, monsieur Lebirbe faites qu’elle se répande et s’impose, mais n’attendez pas de moi que je vous prête des gendarmes pour jeter dans les fers ceux qui ne pensent pas comme nous.