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Les Aventures du roi Pausole/Livre IV/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 342-350).





CHAPITRE VI


DE LA PROMENADE QUE FIT PAUSOLE
À TRAVERS SA CAPITALE


Deux besoins qui réuniront toujours les hommes en sociétés, le besoin de l’ordre et celui de se perpétuer, déterminèrent ces nouveaux habitants à demander un chef et des femmes.
Bon De Wimpfen, Voyage à Saint-Domingue. — 1789.


La préfecture et l’Hôtel de Ville s’étant, par hasard, entendus pour se partager l’honneur de l’insigne présence royale, Pausole accepta le festin des conseillers municipaux et fit porter ses bagages dans les appartements préparés chez le préfet.

Il y avait bien quelque part un palais de la couronne, mais comme Pausole ne venait jamais dans sa capitale, il avait consenti à ce qu’on transformât la vieille résidence en un jeune musée populaire.

Aussitôt après le repas, Pausole ragaillardi et non pas fatigué par ses deux jours de promenade, déclara qu’il ferait sur le dos de sa mule le tour des bas quartiers de la ville.

Macarie, d’un air placide, le reprit sur son échine et abaissa les deux oreilles avec beaucoup de résignation.

Le Roi, Taxis et Giguelillot s’en allèrent sans autre escorte.

Autour d’eux, le peuple, toujours empressé, mais un peu moins bruyant que la veille, emplissait les rues et les fenêtres. On criait toujours : « Vive le Roi ! », et même certaines voix disaient « Bonjour Sire ! » à quoi Pausole répondait : « Bonjour ! Bonjour, mes amis ! »

Des camelots parcouraient les trottoirs en annonçant leurs feuilles encore fraîches :

— Demander la Paix ! l’Indépendant !

La Nudité ! son édition de cinq heures !

Un petit bonhomme, se méprenant, hurla aux oreilles de Taxis :

Le Moniteur général des jeunes filles à louer, vingt-cinq centimes avec sa prime !

— Qu’est-ce que c’est que la prime ? demanda Giguelillot.

— Bon pour un baiser d’une minute à toucher dimanche prochain !

Mais le gamin se rangea lestement pour laisser passer une voiture-réclame où deux Tryphémoises de vingt ans allongeaient les lignes pures de leurs corps veloutés sur une large bande d’annonce qui portait en lettres énormes une adresse de parfumeuse.

— Voilà de jolies personnes, dit Giguelillot fort éveillé.

— Erreur ! grommela Taxis.

— Quelle femme saurait vous plaire ?

— Il en fut une, monsieur.

— Oh ! racontez-nous cela, rien n’est plus singulier.

— Comment ? fit le Roi presque sérieux. Mais vous m’étonnez, monsieur le Grand-Eunuque. Vous avez aimé ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Aimé, non ! Je n’ai jamais aimé que l’Éternel, Votre Majesté ne l’ignore point ; mais j’ai un jour vivement senti la perfection de l’œuvre divine, devant une créature du sexe. En un mot, j’ai connu une dame qui réalisait parfaitement mon idéal de la beauté. Je précise en disant : mon idéal physique de la beauté morale. Vous me comprenez ?

— Pas du tout ; mais cela ne fait rien… Continuez.

— Soit. Cette femme était l’unique locataire de mon père. Elle dirigeait une petite maison toujours close et extérieurement décente, un de ces pavillons que M. Lebirbe combat, mais que j’estime, pour ma part, excellents en ce qu’ils concentrent sur un point les impuretés de la ville entière, et surtout en ce qu’ils sont ennemis du scandale. Sur cette question, les protestants, vous le savez, sont unanimes. La bonne et digne femme me recevait souvent ; mon père savait que mes principes et ma chasteté native permettaient que j’entrasse chez elle sans y courir aucun danger ; le dimanche, en sortant du prêche, j’allais jouer avec ses enfants… Un jour donc, comme je puisais là une salutaire horreur du vice par sa contemplation même, nous vîmes entrer cette digne personne que mon père estimait fort, car elle lui rapportait cinq mille francs par an. Elle n’avait aucune chemise, et je fus frappé intérieurement. Sa majestueuse obésité commandait avant tout le respect. On eût dit qu’elle était enceinte de six enfants et qu’elle aurait su les nourrir tant elle avait de vastes seins. On ne pouvait les voir sans comprendre que la maternité est la mission première et la suprême gloire de la femme, monsieur. Enfin, pour comble de beauté… (de beauté morale, veux-je dire), son ventre retombait devant elle avec une pudeur charmante jusque vers le milieu de ses jambes. Sa poitrine était un fichu ; son abdomen était une jupe : ses enfants pouvaient donc la regarder sans crime : même nue, elle avait des voiles.

Giguelillot lui serra les mains :

— Ah monsieur, j’ai le violent désir de vous prendre pour ami intime, car nous ne nous battrons jamais à propos d’une femme qui passe. Et les autres querelles ne comptent pas.



Pausole, qui n’écoutait plus, montra devant une boutique un écriteau orné d’une palme : « Société Lebirbe, Grand Prix d’honneur. »

— C’est ici, demanda-t-il, que demeure la lauréate ?

— Oui, Sire, dit un voisin.

— Où est cette enfant ? reprit le Roi. Je la veux féliciter. En effet, si M. Lebirbe exprime parfois des vœux dont la réalisation serait funeste pour les libertés publiques, il est plein de sens et il voit juste sur le chapitre des principes qu’il faut répandre autour de soi. Je suis sûr qu’il a fait un choix éclairé entre toutes les jouvencelles qui pouvaient aspirer à la couronne de roses. Où est l’heureuse rosière ? Dites-lui que je lui fais une visite.

La jeune fille descendit en hâte, et, dès qu’elle, aperçut le Roi, elle enleva prestement sa cotte et son fichu comme on retire un tablier pour s’endimancher à l’office.

— Elle était jolie de la tête aux pieds.

— On t’a couronnée ? dit le Roi.

— Oui, Sire, on a été bien bon.

— Tu le méritais ?

— Comme beaucoup d’autres. J’ai eu de la chance voilà tout.

— Mais qu’avais-tu fait pour être rosière ?

— Sire, mes parents sont pâtissiers. Les quatre marmitons ont demandé ma main et chacun d’eux a dit qu’il se tuerait si je ne la lui donnais pas.

— C’était un cas difficile. Comment l’as-tu résolu ?

— Oh ! je n’ai pas voulu de suicides dans ma petite vie. Je les ai épousés tous les quatre. Il faut être bonne fille, n’est-ce pas, Sire ? Les hommes sont si malheureux quand on les laisse à la porte ! Ils veulent bien peu de chose ! Pourquoi leur refuser ?

— Eh ! si un cinquième se présente, il faudra bien que tu dises non…

— Je n’ai jamais dit non à personne, Sire, ce n’est pas dans mon caractère. Mes maris ont compris tout de suite que j’étais gentille avec eux et que je n’avais pas de raisons pour être mauvaise avec les autres. Tout le monde me trouve jolie dans le quartier. Je ne dis pas que tout le monde me plaît, mais que voulez-vous ? chacun pratique la charité comme il l’entend. On n’est pas riche à la maison, je donne ce que j’ai, j’aime faire plaisir, et le soir je m’endors contente quand je me dis que j’ai eu bon cœur pour tous ceux qui me tendaient la main. C’est ma petite vertu, à moi.

Pausole demeurait rêveur.

— Je n’aurais rien à dire, fit-il, si tu ne t’étais pas mariée. Le mariage est une abdication volontaire de la liberté. On peut la révoquer, cette abdication mais alors il faut se séparer.

— Oh ! nous n’en voyons pas si long ! Je me suis mariée avec les marmitons de mes parents. Ils tiennent la maison. Moi, je fais le ménage. C’est notre intérêt de rester ensemble, et, comme nous nous aimons bien, tout s’arrange. Quand la nuit est passée, quand le ménage est fini, je reste seule et je n’ai rien à faire. Mes maris sont à leur travail. Alors, comme tant d’autres, je pourrais aller de porte en porte causer avec les commères et dire du mal des voisins. Moi, je trouve que quand on a vingt ans, on peut s’occuper mieux que cela. Aussitôt que j’ai posé ma jupe, je me laisse emmener par l’un ou l’autre : au moins, ce n’est pas du temps perdu.

— Allons, dit Pausole, je vieillis. Je vois que je suis réactionnaire et que les mœurs marchent en avant. Je ne te condamnerai pas, ma fille. Au fond, tu appliques mieux mes lois que je n’ai su le faire en personne. Jusqu’ici, j’avais pour jurisprudence de frapper toutes les femmes adultères qui ne fuyaient pas de chez elles. Un dieu s’est montré jadis plus indulgent que je ne fus. Il faut que la liberté ne puisse pas être abdiquée, même par consentement mutuel. Ton exemple me frappe, mon enfant, car tu te passes de mes principes et tu as, comme tu dis, ta petite vertu à toi, qui est peut-être bien la grande. Donne-moi la main, je te félicite.


Pausole continua ses visites, il entra dans les ateliers, dans les boutiques, dans les hangars ; il questionna les vagabonds qui dormaient le long des murs, il serra beaucoup de mains noires et vit beaucoup de visages souriants. Personne ne se plaignait de la vie au point d’attaquer le gouvernement.

Rentré à la préfecture, il subit un second festin, écouta de nouveaux discours et serra de nouvelles mains avec une croissante fatigue.

Comme les invités se formaient par groupes dans les salons préfectoraux ornés des portraits de Pausole et de ses Reines favorites, le chef de la Sûreté surgit au moment où le Roi venait d’emmener dans un coin écarté Giguelillot par le coude gauche, afin de lui parler poésie.

S’inclinant avec une déférence qu’altérait la fierté de la tâche réussie, le chef prononça lentement ces paroles :

— J’ai l’honneur d’annoncer à Votre Majesté que son auguste fille, la Princesse Aline, est retrouvée saine et sauve.

— Déjà ? s’écria Pausole.

— Oui, Sire. Vous êtes obéi.