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Les Bandits tragiques/15

La bibliothèque libre.
Simon Kra (p. 190-202).


XV

LA FIN DES BANDITS


Nous touchons au dénouement. L’échafaud se dressait funèbrement, pour ceux qui s’étaient jetés furieusement dans une lutte féroce et sans issue contre la Société.

La chevauchée infernale des anarchistes s’achevait dans l’ignominie des exécutions capitales.

Mais, tout d’abord, il se produisit un incident qui vint encore ajouter au pathétique de ce sombre drame.

On apprit que Carouy venait de se suicider.

Déjà, lors de son arrestation, le bandit tragique avait essayé d’en finir, sans réussir d’ailleurs. Mais, cette fois, à la veille de partir pour le bagne, il ne se rata pas.

Le matin du 27 février, un gardien entra dans la cellule qu’occupait Carouy à la Conciergerie. Le prisonnier était étendu sur sa couchette et le gardien crut d’abord qu’il dormait. Mais, s’approchant de plus près, il constata que sur les lèvres du dormeur, un peu de mousse verdâtre apparaissait. Il appela au secours. Le condamné avait, dans la bouche, un morceau d’étoffe, un doigt de gant, que les dents serraient convulsivement. Le docteur Paul examina Carouy qui agonisait. Il lui fit boire du lait. Vainement. Vers les neuf heures, le condamné expirait.

Sans qu’on ait jamais pu établir comment, Carouy avait pu se procurer du cyanure de potassium. Me Zévaès confia alors aux journalistes que, la veille, son client lui avait dit : « Plutôt que de finir au bagne, j’aime mieux mourir tout de suite. »

Il avait tenu parole.

Et pourtant… Au moment où l’on prononçait la sentence, le condamné s’était mis à rire, assurant son défenseur qu’il aimait autant le bagne que la mort. Alors ? Voulait-il donner le change ? Était-il sincère ? Et quel drame s’est joué dans l’âme farouche de cet homme ?

On essaya vainement d’établir par quels moyens Carouy, transféré par mesure de précaution, de sa cellule no 3 dans la cellule no 1, fouillé et refouillé par les gardiens, avait pu obtenir le poison. Le mystère n’a jamais été éclairci. M. Guichard, pourtant, affirma qu’il avait vu à l’audience, un individu jeter un papier dans la direction de Carouy. Ce papier fut ramassé par un garde républicain qui déclara : « Ce n’est rien… du papier blanc… »

Ce fut le seul indice et qui n’expliquait rien qu’on pût recueillir.

Mais, vraiment ce malheureux était-il aussi coupable qu’on a voulu le croire ?

En relisant, après des années la déclaration si nette qu’il fit aux Assises, on se sent envahi par le trouble.

Le président venait de l’interroger sur toute une série de cambriolages et à propos du crime Thiais. On lui réclamait également des détails sur son arrestation. Il répondit avec simplicité. Il conta son aventure avec un tel élan de sincérité et de résignation que ses paroles émurent profondément les auditeurs.

Son récit vaut la peine d’être reproduit.


« J’étais à Ivry, chez un ami, lorsque celui qui devait me vendre — oui, monsieur le président, me vendre, car on m’a vendu, comme un bétail — est venu me trouver et m’a dit :

« — Tu n’es plus en sûreté, ici. Je t’offre l’hospitalité chez moi, à Lozère. Je t’attendrai demain matin à la Croix-de-Berny.

« Le lendemain matin, je me mis en route. En passant à Fresnes, j’ai remarqué — parce que, n’est-ce pas, lorsqu’on est traqué, on remarque tout autour de soi — j’ai remarqué, sur la route, deux gendarmes en uniforme et quatre ouvriers coiffés de casquettes. Quelqu’un a passé près de moi et m’a dit :

« — Tu as bien manqué d’être « fait » !

« Moi je ne le connaissais pas et j’ai tout de même répondu :

« — Oui.

« Plus loin, j’ai trouvé l’« ami » qui m’a amené chez lui. Là, j’ai travaillé toute la journée. J’ai vraiment travaillé, monsieur le président.

« J’avais mis une blouse de peintre et j’avais retiré mes pistolets de mes poches.

« J’étais armé parce qu’on m’avait dit que Garnier voulait ma « peau ».

« Les camarades avaient cru, n’est-ce pas ? que j’étais un mouchard. Alors, ils voulaient ma « peau ». Et j’étais armé pour me défendre.

« À cinq heures, l’ami chez lequel j’étais est venu me trouver et m’a demandé de l’accompagner à la gare. Il m’a dit : j’ai commandé un lit pour toi, tu m’aideras à le rapporter ici ».

« J’ai dit : « Eh bien, allons ! »

« Alors il m’a demandé d’enlever ma blouse et puis m’a conseillé de prendre mes pistolets.

« Un homme comme toi doit toujours être armé, m’a-t-il dit.

« J’ai repris mes armes et j’ai enlevé ma blouse.

« Il a ajouté :

« — Tu comprends avec ta blouse on te remarquerait.

« Quand nous avons été sur la route, il m’a dit :

« — Je marcherai à dix mètres devant toi.

« Et moi, monsieur le président, je savais très bien que je devais être vendu, parce que je me suis dit : « Pourquoi veut-il marcher à dix mètres devant moi, puisque tout à l’heure nous irons ensemble à la gare et que nous reviendrons ensemble ? »

« Alors, je l’ai suivi sur la route. Il a marché tout le temps à dix mètres devant moi.

« Il faisait un beau soleil. Moi qui avais toujours envie de mourir, je me disais : « Que cela serait beau de mourir par un beau soleil comme celui-là ! »

« Vous comprenez, monsieur le président, je n’avais qu’une idée : c’était de me faire oublier, qu’on ne parle plus de moi et que je puisse me refaire une existence.

« Et toujours on me représentait comme un chef de bande ! On disait : « La bande à Carouy ».

« Si j’avais été un chef de bande, j’aurais eu de l’argent sur moi. Je n’avais que cent francs quand on m’a arrêté.

« Quand nous sommes arrivés devant la gare, j’ai vu d’abord une automobile qui stationnait dans le village. Puis celui qui me logeait s’est précipité et a traversé la gare.

« Alors, moi, je me suis arrêté à la porte…

« J’ai vu sur un banc quatre hommes qui étaient assis… Ils étaient habillés comme les « ouvriers » en casquette que j’avais aperçus à Fresnes. À côté de la porte, il y avait un homme avec un faux col.

« J’aurais pu revenir en arrière ; j’aurais pu tirer avec mes revolvers. Je ne l’ai pas fait parce que je respecte la vie humaine.

« Je suis entré dans la gare. Quand ils se sont précipités sur moi, je leur ai dit :

« — Ne me frappez pas ! Je suis armé !

« Un homme qui dit cela, monsieur le président, ce n’est pas un homme qui veut tuer !

« J’ai pensé :

« Ils ne me fouilleront pas trop minutieusement. J’ai du poison sur moi. À la première occasion, je l’avalerai et, comme cela, tout sera fini. Et voilà toute la vérité, monsieur le président. »


Le jour même où l’on apprenait le suicide de Carouy, le Temps publiait une lettre du disparu à son défenseur. Carouy y disait ceci :


« J’ai revu, cette nuit, toute ma pauvre petite vie. J’ai eu peu de joie, peu de bonheur ; je vous l’avoue du fond de ma conscience, j’ai peut-être commis des erreurs. Tous mes rêves de bonheur se sont effondrés au moment où je croyais qu’ils allaient devenir réalité. C’est pourquoi, n’ayant pas connu les joies de la vie, je quitterai le royaume des atomes sans regrets. »


Ainsi finit l’un des hommes dont le nom, pendant des mois, était devenu le symbole de l’horreur et de l’épouvante.

Et les autres ?

On se disait, dans le public : « Ils ont semé la mort. Ils ont méprisé la vie du prochain. Auront-ils le même mépris pour leur propre existence ? Sauront-ils mourir ? »

Ils moururent, simplement, sans forfanterie.

En attendant l’échafaud, les condamnés montraient une attitude toute de calme. Soudy plaisantait. Monnier jouait aux cartes avec lui. Callemin méditait et, de temps en temps, assurait aux gardiens l’innocence de Dieudonné. Il disculpait également de Boué.

Seul, Dieudonné demeurait accablé.

Des semaines coulèrent.

Enfin, le dimanche 20 avril, le bruit courut que l’exécution devait avoir lieu. Et l’on apprenait, en même temps, que M. Poincaré, président de la République, venait d’user de son droit de grâce en faveur de Dieudonné.

Il ne restait donc plus que trois hommes à mettre à mort : Callemin, Soudy, Monnier dit Simentoff.

La chose devait se faire le lundi matin.

De multiples comptes rendus, plus ou moins exacts, plus ou moins pittoresques, plus ou moins romantiques, ont été consacrés à cette triple fin.

Nous ne retiendrons que l’essentiel. Mais nous tenons à suivre plus particulièrement M. Michon, qui a vécu les dernières minutes des condamnés.

Le matin de ce sinistre lundi, 21 avril 1913, avant l’aube, des détachements des gardes de Paris, tenant leurs chevaux par la bride, se rangent sur le boulevard Arago, les uns adossés au mur de la prison, les autres devant leurs faisceaux. On semble craindre une alerte.

Sous les arbres, se dresse la guillotine, haute et maigre, qu’éclaire une lampe de veilleur. Autour, des ombres qui parlent à voix basse, des soldats silencieux.

Un homme, soudain, traverse le boulevard, une longue perche à la main ; il éteint, l’un après l’autre, les becs de gaz. Des perles de rosée tombent des arbres. La guillotine dans l’aube qui pointe paraît glaciale.

Pénétrons dans les cellules.

Tous les avocats sont déjà dans le vestibule de la prison. MM. Hennion, préfet de police, Guichard, chef de la Sûreté, une nuée d’inspecteurs de service, les magistrats, le docteur Paul, l’abbé Gespitz.

Les autres, les condamnés, se doutent-ils de quelque chose ?

Brusquement, un individu entre dans le bureau du directeur, l’air d’un paisible fonctionnaire. C’est le bourreau. L’homme qui tue. Il prévient que l’heure est venue de réveiller les condamnés.

Le cortège s’ébranle dans les couloirs et les galeries. On va, doucement, à petits pas, de crainte d’éveiller les autres prisonniers.

Arrêt à un carrefour. Chuchotements. Il s’agit de diviser la besogne. Le directeur préviendra l’un des condamnés, le juge d’instruction se chargera du deuxième, le substitut du procureur du troisième.

Une porte roule sur ses gonds. Les gardiens se précipitent dans la cellule en criant : « Allons, debout ! levez-vous ! » Le prisonnier ne bouge pas. On le secoue. Alors, il se lève, ahuri, les yeux mi-clos, empoussiérés de sommeil. C’est Monnier dit Simentoff.

Tout de suite, il se rend compte de la situation.

— Votre pourvoi est rejeté, lui dit-on.

Il commence à s’habiller.

— Je m’en doutais, fait-il.

Il se retourne vers son avocat, Me Bruno Dubron, et lui demande la permission de l’embrasser. On lui offre un petit verre de rhum. Il l’absorbe d’un trait. Puis, il tend la main à l’aumônier.

— Ce n’est pas au prêtre, explique-t-il, que je serre la main, c’est à l’ami.

Il a aussi quelques paroles de gratitude pour les inspecteurs et les gardiens. Tout cela avec bonne humeur, d’une voix qui ne tremble point.

Il s’en va d’un pas sûr, dans les couloirs, entraîné par deux gardiens.

Au greffe, il trouve le juge d’instruction Gilbert.

Il lui dit :

— Monsieur le juge, on ne vous a pas encore fait la barbe. Mais ça peut venir un jour. Adieu. Je ne vous en veux point.

Il subit l’opération de la toilette, sans un mot.

Quand tout est terminé, il déclare :

— Vous allez voir comment meurt un Méridional, avec le sourire.

Callemin, lui, observe :

— C’est curieux, je croyais qu’on nous couperait les cheveux.

Il ajoute :

— On nous les coupera tout de même, avec autre chose.

Soudy parle à peine.

Puis les trois hommes se font leurs adieux. Ils se plaignent du froid. Monnier tient à ce qu’on donne ses vêtements à des pauvres.

Mais, avant de rejoindre Monnier au greffe, Callemin, réveillé, avait dit en souriant à ses gardiens :

— Enfin, me voilà libre.

Soudy, simplement, murmura :

— Je suis prêt.

Puis, comme on se répandait en exhortations :

— Rassurez-vous, je serai courageux.

Après quoi il questionna son avocat, Me Doublet, après l’avoir embrassé :

— Et les autres ? Que disent-ils ? Si encore, j’étais le seul à mourir. Moi, ça n’a pas grande importance. J’étais déjà fichu. Ce n’est qu’une loque qui s’en va.

Et il demanda un verre de café.

— Je tremble, fit-il encore. Mais comme Bailly sous la Révolution. C’est de froid et non de peur.

Il eut aussi cette réflexion :

— Quelle boucherie ça va être !

Dans le couloir, alors qu’il se dirigeait vers le greffe, il se mit à chantonner : « Salut ! ô mon dernier matin ! »


Le jour blême. La guillotine, impassible, attend la proie promise.

C’est Soudy qui, le premier, descend du fourgon. Il constate :

— Il fait froid.

Pas la moindre bravade. Il va à l’échafaud, avec simplicité. Il crie seulement :

— Au revoir.

On le pousse ; le corps bascule… Du sang. La tête est tombée.

Au deuxième.

Callemin se penche, du fourgon, pour voir. Et il rit, d’un rire sardonique, méprisant. Il s’adresse à ceux qui l’entourent.

— C’est beau, demande-t-il, l’agonie d’un homme ?

Il s’avance, trapu, décidé, la tête un peu basse. L’exécution s’accomplit, rapidement.

Monnier est déjà au bord de la voiture. Sa voix forte s’élève :

— Adieu, à vous tous, messieurs, et à la société aussi.

Mais on l’a jeté brutalement sur la bascule. Pour la troisième fois, le couperet glisse. La dernière tête tombe. Cela a duré exactement quatre minutes et demie.

C’est fini. La société a fait justice.

Justice ? Cette opération odieuse, dans ce décor de deuil, sous ce ciel bas et impavide ? Justice, ce triple meurtre, préparé dans tous ses détails, réglé, ordonné avec précision, parmi tous ces soldats, ces pelotons de gendarmes et de gardes ? Justice, cette méthode sournoise de suppression ? Mais à quoi bon philosopher ? Les hommes n’ont encore découvert d’autres moyens que de punir le meurtre par le meurtre.

Cependant, on ne peut s’empêcher de penser — et cela ne paraîtra point si subversif — qu’un peu d’équité dans les rapports des hommes, un peu moins de sauvage inégalité, plus de certitude dans la vie précaire des humbles et des laborieux, et de telles tragédies deviendraient impossibles. Le spectacle lamentable qu’offre l’humanité de notre époque, le contraste dangereux qu’établissent, à tous les regards, l’arrogance fastueuse des uns et la misère sordide des autres, voilà qui détermine et explique les bandits tragiques.

Ces hommes, en d’autres temps, transportés dans d’autres milieux, auraient pu se réaliser en « beauté », pour emprunter à leur vocabulaire.

Ce n’étaient pas, encore une fois, des bandits dans le sens ordinaire du mot, dégénérés alcooliques, affligés de tares héréditaires, dévoyés. Leurs âmes étaient lucides, leur volonté aiguisée.

C’étaient des êtres farouches qui crurent devoir se ruer, l’arme au poing, contre une société dont ils se considéraient les bâtards. Ils se sont lancés dans une randonnée de folie et de sang. Ils ont prétendu piétiner, implacablement, les morales, les préjugés et les hommes. Sur la route de la révolte, ils ont roulé jusqu’aux fossés rouges du crime.

Ils ont tué.

Ils ont payé aussi.

Payé, Bonnot, luttant seul, toute une matinée, contre les forces policières, contre les soldats, contre la foule, contre la mitraille et la dynamite. Payé, Garnier et Valet, soutenant un siège homérique contre une véritable armée. Payé, Soudy, gringalet exsangue, chantant à deux pas de l’échafaud. Payé, Callemin ricanant jusqu’à la dernière seconde. Payé, Monnier avec son sourire de Méridional. Payé, Carouy préférant la porte de la mort à celle du bagne.

Maintenant, le rideau de fer est tombé sur le crime et sur l’expiation.

Les bandits tragiques ne sont plus que poussière.

Songeons aux survivants.