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Les Bandits tragiques/3

La bibliothèque libre.
Simon Kra (p. 30-39).


III

PREMIERS DÉTAILS


Une semaine s’écoula à la suite du double crime de Thiais, au cours de laquelle ce fut le silence à peu près complet.

Il faut dire que de graves événements politiques sollicitaient l’attention. M. Caillaux, président du Conseil, venait de démissionner, et la crise gouvernementale paraissait difficile à conjurer. Mais le 14 janvier, M. Poincaré formait le ministère. Les journaux, alors, se reprirent à songer aux bandits en auto et se hérissèrent de détails nouveaux.

L’enquête sur l’affaire de la rue Ordener marchait à pas lents. Un témoin, l’aide en pharmacie Colmant, qui avait assisté au drame, faisait le récit suivant :


« J’allais chercher des timbres au bureau de poste voisin quand j’assistai à cette invraisemblable agression. Je vis le malheureux garçon de recettes tomber à terre, je le vis dépouillé par son agresseur. Celui-ci, plutôt petit, les cheveux crépus, les moustaches minces et noires, le teint mat et bronzé — en somme un type de méridional — ne doit pas avoir plus de vingt-deux ans. »

Le même témoin, doué d’un admirable sang-froid, avait crié à un charretier qui passait par là de barrer la route à la voiture. « Mais, ajouta-t-il, le charretier ne comprit pas. »

Quel pouvait être cet homme au type méridional dont parlait le témoin ? Nul ne s’en doutait à l’exception de ses camarades anarchistes qui, à son signalement, ne manquèrent point de reconnaître un certain Garnier, le légendaire Garnier, dont le nom bientôt était sur toutes les lèvres.

Mais, à l’heure où l’enquête débutait, la police ne savait rien encore de Garnier, ni de son existence. Il n’y avait pas de raisons pour qu’elle le soupçonnât. Elle se contentait, d’ailleurs de procéder à des arrestations plus que surprenantes, au hasard, quitte à relâcher les malheureux suspects. Et dans l’obscurité qui enveloppait le drame, pas la moindre lueur.

Mais le 23 janvier, sensationnelle révélation. Les journaux portent en manchette le nom de l’assassin de Caby. Et ce nom surgit, l’on ne sait où, miraculeusement : Garnier. Garnier ! Le Matin, toujours bien informé, assure :


« On connaît maintenant, et sans doute possible l’un des principaux coupables, celui qui tira sur M. Caby et le dépouilla du sac de valeurs. On vient d’arrêter sa maîtresse la femme Vouillemin. »


Suivent, en guise d’accompagnement au texte flamboyant et péremptoire, les photographies de Garnier et de Marie Vouillemin. Comment le Matin se les était-il procurées ? Comment le nom de Garnier était-il sorti aussi soudainement ? De même que pour Carouy, on peut répondre : Mystère et mouchardage.

Le lendemain 24 janvier, M. Gilbert, juge d’instruction, se rendit à l’hôpital Bichat, en compagnie de MM. Guichart et Jouin.

Le garçon Caby commençait à se remettre de ses blessures. On lui fit passer sous les yeux plusieurs photographies d’individus soupçonnés d’avoir participé à l’attentat. Caby les examina attentivement, les scruta, et, tout à coup, se dressa sur sa couche, le doigt tendu :

— C’est celui-là ! C’est celui-là !

Il retomba avec un soupir.

— Vous êtes certain ? demanda le magistrat.

— Oui, haleta Caby. Oui, je le reconnais. C’est celui qui a tiré sur moi. Je reconnais surtout son regard. Oh ! ses yeux, ses yeux, je les vois encore. C’est lui, j’en suis sûr. Il paraît plus jeune que cette photo, mais c’est bien lui qui m’a attaqué. Je le reconnaîtrais entre cent.

Tous les reporters, empressés autour du blessé recueillirent ses déclarations qui devaient, comme l’on pense, faire sensation. Le Matin s’empressa de publier, en première page, sous ce titre : Mon assassin ! en lettres grasses, les lignes que voici placées bien en évidence, raccrocheuses à souhait :


« C’est bien lui ! C’est bien lui ! dit, devant la photographie de GARNIER, CABY, le garçon de banque, dévalisé rue Ordener. »


Car l’assassin reconnu par la victime, l’homme dont les yeux paraissaient inoubliables au garçon de recettes et qu’il affirmait reconnaître entre cent c’était Garnier, l’anarchiste Garnier dont on avait prononcé le nom les jours précédents, Garnier et pas un autre que Garnier (que le lecteur veuille bien ne pas l’oublier ; il verra pourquoi par la suite).

Et le Matin expliquait :


« Il semble bien aujourd’hui que la justice se trouve sur une bonne piste. L’arrestation du chenapan qui s’est rendu coupable du sanglant attentat de la rue Ordener, n’est plus maintenant qu’une question d’heures. Nous avons pu d’ailleurs nous entretenir longuement avec M. Caby et recueillir de sa bouche pour nos lecteurs les moindres détails du drame où il faillit perdre la vie.

« À l’hospice Bichat où on le soigne, il est debout et se promène dans la salle. Un rayon de joie éclaire ses yeux. Il s’avance vers nous, d’un pas hésitant encore, il nous tend la main en souriant.

« M. Caby est aujourd’hui sauvé. On a pu extraire une balle qui s’était logée dans la clavicule gauche. Depuis trois jours ses forces reviennent. Il peut enfin parler. Il va, tout au long, nous raconter comment fut perpétrée la sauvage agression.

« Nous lui montrons d’abord la photographie d’Octave Garnier. Et, tout de suite, il nous déclare : « C’est bien lui ! C’est bien lui ! Je l’ai reconnu quand M. Guichart, le chef de la Sûreté, m’a montré le portrait, je n’ai pas hésité. J’ai désigné le misérable ».

Ainsi, pour le Matin, pour ses confrères, pour le public, pour la justice, pour la victime, l’agresseur était bien GARNIER.

Garnier, et pas un autre que Garnier.


Le Matin achevait ainsi son récit :


« M. Caby nous dit alors comment il a pu en d’inoubliables secondes fixer dans sa mémoire les traits de son assassin[1].

« Il se jeta sur moi, la casquette sur les yeux — des yeux mauvais dont je me rappellerai toujours le regard — et avant de me saisir, la main tendue il tira un premier coup de feu.

« Il fit feu, à deux ou trois pas, presque à bout portant. Atteint à l’épaule, je tombai sur les genoux. J’ai alors saisi quelque-chose ; l’arbre qui se tenait devant moi, ou bien encore les jambes de mon agresseur. Le bandit, de haut en bas, tira un second coup de feu. Alors, il arracha violemment la lourde sacoche que je serrais dans mes mains crispées.

« Le garçon de recettes ajoute :

— Enfin, je crois qu’on va maintenant l’arrêter.

« D’autre part, disait encore le Matin, notre correspondant de Fontainebleau a pu recueillir quelques renseignements sur le principal auteur de l’agression contre M. Caby.

« Octave-Albert Garnier est né à Fontainebleau, le 2 décembre 1889. Son père était cantonnier de la ville. Le jeune Octave aurait été élevé à la campagne chez une de ses parentes. »



En même temps qu’on montrait les photographies de Garnier à la victime qui n’hésitait pas une minute à désigner l’assassin, et que le journal le Matin recueillait les propos du garçon de recettes, on soumettait les mêmes documents aux témoins du drame.

C’est ainsi que M. Peemans, le collègue de Caby, qui l’accompagnait le jour de l’attentat, reconnut parfaitement le meurtrier. De même pour M. Tabac, autre témoin, demeurant 56, rue du Poteau. Ainsi, nulle erreur possible. C’était bien de Garnier, du seul Garnier qu’il s’agissait.

Comment plus tard, les mêmes témoins : Caby, Peemans, Tabac et quelques autres purent-ils affirmer qu’ils reconnaissaient Dieudonné comme l’agresseur ? Il y a là quelque chose d’inexplicable mais que nous expliquerons parfaitement.

Notons encore que, quelques mois après l’attentat, le 20 mars 1912, la Sûreté, l’Instruction et la Presse reçurent une lettre qui fit sensation. Nous la reproduisons telle que nous l’avons retrouvée, dans un journal du temps, en respectant scrupuleusement texte et orthographe :


Paris, le 19 mars 1912.
4 h. 25 de l’après-midi.
À MM. Gilbert, Guichard et Cie,

Depuis que, par votre entremise, la presse a mis ma modeste personne en vedette, à la grande joie de tous les concierges de la capitale, vous annoncez ma capture comme imminente ; mais, croyez-le bien, tout ce bruit ne m’empêche pas de goûter en paix toutes les joies de l’existence.

Comme vous l’avez fort bien avoué, à différentes reprises, ce n’est pas à votre sagacité que vous avez pu me retrouvez, mais bien grâce à un mouchard qui s’était introduit parmi nous. Soyez persuader que moi et mes amis, nous saurons lui donner la récompense qu’il mérite, ainsi d’ailleurs qu’à quelques témoins par trop loquaces.

Et votre prime de 10.000 fr. offerte à ma compagne pour me vendre, quelle misère pour vous, si prodigue des deniers de l’État ; décuplez la somme, Messieurs, et je me livre, pieds et poings liés, à votre mercie, avec armes et bagages.

Vous l’avouerai-je ? Votre incapacité pour le noble métier que vous exercez est si évidente qu’il me prit l’envie, il y a quelques jours, de me présenter dans vos bureaux pour vous donnez quelques renseignements complémentaires et redressez quelques erreurs, voulues ou non.

Je vous déclare que Dieudonné est innocent du crime que vous savez bien que j’ai commis. Je déments les allégations de Rodriguez. Moi seul suis coupable.

Et ne croyez pas que je fuis vos agents ; je crois même, ma parole, que ce sont eux qui ont peur.

Je sais que cela aura une fin, dans la lutte qui c’est engagée entre le formidable arsenal dont dispose la Société et moi. Je sais que je serai vaincu, je suis le plus faible. Mais j’espère bien faire payer cher votre victoire.

En attendant le plaisir de vous rencontrer.


Cette extraordinaire missive dont, aux premières lignes, on reconnut la source, était signée d’un nom fulgurant : Garnier. Et pas le moindre doute au sujet de son authenticité. Car l’anarchiste avait fait suivre sa signature du fac-similé de la fiche portant ses empreintes digitales de la main droite, et avait, de même, posé ses empreintes sur le papier, en priant les gens compétents de vérifier.

M. Bertillon se livra aux comparaisons nécessaires. Il analysa les empreintes des lettres adressées à MM. Gilbert, Boucard, Guichard, et celles de la fiche anthropométrique, concernant Garnier, qu’il trouva au service de l’identité judiciaire. C’étaient bien les mêmes. Les empreintes étaient celles d’Octave Garnier.

Enfin, l’écriture de ces lettres fut comparée avec celle d’autres papiers émanant de l’anarchiste. Et là encore, il fallut se rendre à l’évidence. Les lettres étaient bien d’Octave Garnier.



Cependant, les recherches policières se poursuivaient.

Un filet de plus en plus serré était tendu autour des anarchistes et un bataillon d’agents en bourgeois rôdait, nuit et jour, autour du local du journal : L’Anarchie.

On visitait les hôtels meublés du voisinage ; on se maquillait en garçon de café, en marchand de journaux, en colporteur. Rien n’était épargné. La surveillance se faisait rigoureuse.

Un beau jour, la police prit une grande décision. C’était exactement le 31 janvier, deux mois avant que Garnier eût expédié ses fameuses lettres. Soixante policiers, armés des pieds à la tête, firent irruption, rue Fessart, dans l’appartement qu’occupait le journal L’Anarchie. Le siège de cette citadelle fut aisé. La clef, en effet, était sur la porte, et, dans la première pièce qui servait de salle à manger, la police tomba sur quelques « camarades » qui, paisiblement, dégustaient leur chocolat.

La maison fut bouleversée de fond en comble.

On chercha dans tous les coins, on remua tous les meubles. Cela, depuis six heures du matin jusqu’à midi. Beautés des perquisitions ! Mais nulle trace des bandits. Furieux, les policiers, plutôt que de rentrer bredouilles, emmenèrent tous ceux qui se trouvaient là.

Le lendemain, onze des personnes arrêtées étaient relâchées. On ne conserva que Mme Rirette Maîtrejean, une petite femme souriante et espiègle, Claudine anarchiste, et son ami Kibaltchiche, dit le Rétif, le même qui, plus tard, devait jouer un rôle important dans la Russie soviétique, à laquelle il se rallia. Seulement, à ce moment-là, la police se demandait encore de quoi elle pourrait bien les accuser.

Cette arrestation qu’on fit mousser dans les journaux n’arrangea pas beaucoup les choses. Les bandits, les fameux bandits couraient toujours.

En même temps, les attentats se succédaient : cambriolages chez les commerçants, dans les bureaux de poste, dans les usines, dans les armureries parisiennes. Plus, des crimes à Gand, des vols d’automobiles à Béziers, à Saint-Mandé, etc… Pas le plus petit larcin, pas le plus vulgaire cambriolage qu’on ne mît sur le compte de la bande redoutable et insaisissable.

Ceux qui ont vécu cette période se souviennent parfaitement que le ridicule montait autour de la police et que l’on commençait à chansonner le chef de la Sûreté.



  1. Nous soulignons volontairement ce passage de la déclaration de Caby, qui, plus tard, prétendra reconnaître Dieudonné.