Aller au contenu

Les Beaux-Arts réduits à un même principe/Partie 2/chapitre 3

La bibliothèque libre.

sentiment que lui, si ce n’est au même dégré, du moins sera-t’il de la même espece : & quels que soient le préjugé & le mauvais goût, ils se soumettent, & rendent sécrétement hommage à la nature. PARTIE 2 CHAPITRE 3 preuves tirées de l’histoire même du goût. le goût des arts a eu ses commencemens, ses progrès, ses révolutions dans l’univers ; & son histoire d’un bout à l’autre, nous montre ce qu’il est, & de quoi il dépend. Il y eut un tems, où les hommes, occupés du seul soin de soutenir ou de défendre leur vie, n’étoient que laboureurs ou soldats : sans loix, sans paix, sans mœurs, leurs sociétés n’étoient que des conjurations. Ce ne fut point dans ces tems de trouble & de ténébres qu’on vit éclore les beaux arts. On sent bien par leur caractere, qu’ils sont les enfans de l’abondance & de la paix. Quand on fut las de s’entrenuire ; et, qu’ayant appris par une funeste expérience, qu’il n’y avoit que la vertu & la justice qui pussent rendre heureux le genre humain, on eut commencé à jouir de la protection des loix ; le premier mouvement du cœur fut pour la joie. On se livra aux plaisirs qui vont à la suite de l’innocence. Le chant & la danse furent les premieres expressions du sentiment : et ensuite le loisir, le besoin, l’occasion, le hasard, donnerent l’idée des autres arts, & en ouvrirent le chemin. Lorsque les hommes furent un peu dégrossis par la société, & qu’ils eurent commencé à sentir qu’ils valoient mieux par l’esprit que par le corps ; il se trouva sans doute quelque homme merveilleux, qui, inspiré par un génie extraordinaire, jetta les yeux sur la nature. Il admira cet ordre magnifique joint à une variété infinie, ces rapports si justes des moyens avec la fin, des parties avec le tout, des causes avec les effets. Il sentit que la nature étoit simple dans ses voies, mais sans monotonie ; riche dans ses parures, mais sans affectation ; réguliere dans ses plans, féconde en ressorts, mais sans s’embarrasser elle-même dans ses apprêts & dans ses régles. Il le sentit peut-être sans en avoir une idée bien claire ; mais ce sentiment suffisoit pour le guider jusqu’à un certain point, & le préparer à d’autres connoissances. Après avoir contemplé la nature, il se considéra lui-même. Il reconnut qu’il avoit un goût-né pour les rapports qu’il avoit observés ; qu’il en étoit touché agréablement. Il comprit que l’ordre, la variété, la proportion tracées avec tant d’éclat dans les ouvrages de la nature, ne devoient point seulement nous élever à la connoissance d’une intelligence suprême ; mais qu’elles pouvoient encore être regardées comme des leçons de conduite, & tournées au profit de la société humaine. Ce fut alors, à proprement parler, que les arts sortirent de la nature. Jusques-là, tous leurs élémens y avoient été confondus & dispersés comme dans une sorte de cahos. On ne les avoit gueres connus que par soupçon, ou même par une sorte d’instinct. On commença alors à en démêler quelques principes. On fit quelques tentatives qui aboutirent à des ébauches. C’étoit beaucoup : il n’étoit pas aisé de trouver ce dont on n’avoit pas une idée certaine, même en le cherchant. Qui auroit cru que l’ombre d’un corps, environné d’un simple trait, pût devenir un tableau d’Apelle, que quelques accens inarticulés pussent donner naissance à la musique telle que nous la connoissons aujourd’hui ? Le trajet est immense. Combien nos peres ne firent-ils point de courses inutiles, ou même opposées à leur terme ? Combien d’efforts malheureux, de recherches vaines, d’épreuves sans succès ? Nous jouissons de leurs travaux ; & pour toute reconnoissance, ils ont nos mépris. Les arts en naissant étoient comme sont les hommes. Ils avoient besoin d’être formés de nouveau par une sorte d’éducation. Ils sortoient de la barbarie : c’étoit une imitation, il est vrai, mais une imitation grossiere, & de la nature grossiere elle-même. Tout l’art consistoit à peindre ce qu’on voyoit, & ce qu’on sentoit. On ne savoit pas choisir. La confusion régnoit dans le dessein, la disproportion ou l’uniformité dans les parties, l’excès, la bizarrerie, la grossiereté dans les ornemens. C’étoit des matériaux plutôt qu’un édifice. Cependant on imitoit. Les grecs doués d’un génie heureux saisirent enfin avec netteté les traits essentiels & capitaux de la belle nature ; & comprirent clairement qu’il ne suffisoit pas d’imiter les choses, qu’il falloit encore les choisir. Jusqu’à eux les ouvrages de l’art n’avoient gueres été remarquables, que par l’énormité de la masse ou de l’entreprise. C’étoient les ouvrages des titans. Mais les grecs plus éclairés sentirent qu’il étoit plus beau de charmer l’esprit, que d’étonner ou d’éblouir les yeux. Ils jugerent que l’unité, la variété, la proportion, devoient être le fondement de tous les arts ; & sur ce fonds si beau, si juste, si conforme aux loix du goût & du sentiment, on vit chez eux la toile prendre le relief & les couleurs de la nature, le bronze et le marbre s’animer sous le ciseau. La musique, la poësie, l’éloquence, l’architecture, enfanterent aussitôt des miracles. & comme l’idée de la perfection, commune à tous les arts, se fixa dans ce beau siécle ; on eut presque à la fois dans tous les genres des chefs-d’œuvre qui depuis servirent de modéles à toutes les nations polies. Ce fut le premier triomphe des arts. Rome devint disciple d’Athenes. Elle connut toutes les merveilles de la Grece. Elle les imita : & se fit bientôt autant estimer par ses ouvrages de goût, qu’elle s’étoit fait craindre par ses armes. Tous les peuples lui applaudirent : & cette approbation fit voir que les grecs qui avoient été imités par les romains étoient d’excellens modéles, & que leurs régles n’étoient prises que dans la nature. Il arriva des révolutions dans l’univers. L’Europe fut inondée de barbares, les arts & les sciences furent enveloppés dans le malheur des tems. Il n’en resta qu’un foible crepuscule, qui néanmoins jettoit de tems en tems assez de feu, pour faire comprendre qu’il ne lui manquoit qu’une occasion pour se rallumer. Elle se présenta. Les arts exilés de Constantinople vinrent se réfugier en Italie : on y réveilla les manes d’Horace, de Virgile, de Ciceron. On alla fouiller jusques dans les tombeaux qui avoient servi d’azile à la sculpture & à la peinture. Bientôt, on vit reparoître l’antiquité avec toutes les graces de la jeunesse : elle saisit tous les coeurs. On reconnoissoit la nature. On feuilleta donc les anciens : on y trouva des régles établies, des principes exposés, des exemples tracés. L’antique fut pour nous, ce que la nature avoit été pour les anciens. On vit les artistes italiens & françois, qui n’avoient point laissé que de travailler, quoique dans les ténébres, on les vit réformer leurs ouvrages sur ces grands modéles. Ils retranchent le superflu, ils remplissent les vuides, ils transposent, ils dessinent, ils posent les couleurs, ils peignent avec intelligence. Le goût se rétablit peu à peu : on découvre chaque jour de nouveaux dégrés de perfection (car il étoit aisé d’être nouveau sans cesser d’être naturel). Bientôt l’admiration publique multiplia les talens : l’émulation les anima : les beaux ouvrages s’annoncerent de toutes parts en France & en italie. Enfin le goût est arrivé au point où ces nations pouvoient le porter. Sera-ce une fatalité de descendre, & de se rapprocher du point d’où l’on est parti ? Si cela est, on prendra une autre route : les arts se sont formés et perfectionnés en s’approchant de la nature ; ils vont se corrompre & se perdre en voulant la surpasser. Les ouvrages ayant eu pendant un certain tems le même dégré d’assaisonnement et de perfection, & le goût des meilleures choses s’émoussant par l’habitude, on a recours à un nouvel art pour le réveiller. On charge la nature : on l’ajuste : on la pare au gré d’une fausse délicatesse : on y met de l’entortillé, du mystère, de la pointe : en un mot de l’affectation, qui est l’extrême opposé à la grossiereté : mais extrême, dont il est plus difficile de revenir que de la grossiereté même. & c’est ainsi que le goût & les beaux arts périssent en s’éloignant de la nature. Ce fut toujours par ceux qu’on appelle beaux esprits que la décadence commença. Ils furent plus funestes aux arts que les goths, qui ne firent qu’achever ce qui avoit été commencé par les Plines & les Seneques, et tous ceux qui voulurent les imiter. Les françois sont arrivés au plus haut point : auront-ils des préservatifs assez puissants pour les empêcher de descendre ? L’exemple du bel-esprit est brillant, & contagieux d’autant plus, qu’il est peut-être moins difficile à suivre. PARTIE 2 CHAPITRE 4 les loix du goût n’ont pour objet que l’imitation de la belle nature. le goût est donc comme le génie, une faculté naturelle qui ne peut avoir pour objet légitime que la nature