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Les Bijoux indiscrets/33

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Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 259-263).
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CHAPITRE XXXIII.

quatorzième essai de l’anneau.

le bijou muet.

De toutes les femmes qui brillaient à la cour du sultan, aucune n’avait plus de grâces et d’esprit que la jeune Églé, femme du grand échanson de Sa Hautesse. Elle était de toutes les parties de Mangogul, qui aimait la légèreté de sa conversation ; et comme s’il ne dût point y avoir de plaisirs et d’amusements partout où Églé ne se trouvait point, Églé était encore de toutes les parties des grands de sa cour. Bals, spectacles, cercles, festins, petits soupers, chasse, jeux ; partout on voulait Églé ; on la rencontrait partout ; il semblait que le goût des amusements la multipliât au gré de ceux qui la désiraient. Il n’est donc pas besoin que je dise que, s’il n’y avait aucune femme autant souhaitée qu’Églé, n’y en avait point d’aussi répandue.

Elle avait toujours été poursuivie d’une foule de soupirants, et l’on s’était persuadé qu’elle ne les avait pas tous maltraités. Soit inadvertance, soit facilité de caractère, ces simples politesses ressemblaient souvent à des attentions marquées, et ceux qui cherchaient à lui plaire supposaient quelquefois de la tendresse dans des regards où elle n’avait jamais prétendu mettre plus que de l’affabilité. Ni caustique, ni médisante, elle n’ouvrait la bouche que pour dire des choses flatteuses, et c’était avec tant d’âme et de vivacité, qu’en plusieurs occasions ses éloges avaient fait naître le soupçon qu’elle avait un choix à justifier ; c’est-à-dire que ce monde dont Églé faisait l’ornement et les délices n’était pas digne d’elle.

On croirait aisément qu’une femme en qui l’on n’avait peut-être à reprendre qu’un excès de bonté, ne devait point avoir d’ennemis. Cependant elle en eut, et de cruels. Les dévotes de Banza lui trouvèrent un air trop libre, je ne sais quoi de dissipé dans le maintien ; ne virent dans sa conduite que la fureur des plaisirs du siècle ; en conclurent que ses mœurs étaient au moins équivoques et le suggérèrent charitablement à qui voulut les entendre.

Les femmes de la cour ne la traitèrent pas plus favorablement. Elles suspectèrent les liaisons d’Églé, lui donnèrent des amants, l’honorèrent même de quelques grandes aventures, la mirent pour quelque chose dans d’autres ; on savait des détails, on citait des témoins. « Eh ! bon, se disait-on à l’oreille, on l’a surprise tête à tête avec Melraïm dans un des bosquets du grand parc. Églé ne manque pas d’esprit, ajouta-t-on ; mais Melraïm en a trop pour s’amuser de ses discours, à dix heures du soir, dans un bosquet…

— Vous vous trompez, répondait un petit-maître ; je me suis promené cent fois sur la brune avec elle, et je m’en suis assez bien trouvé. Mais à propos, savez-vous que Zulémar est assidu à sa toilette ?…

— Sans doute, nous le savons, et qu’elle ne fait de toilette que quand son mari est de service chez le sultan…

— Le pauvre Célébi, continuait une autre, sa femme l’affiche, en vérité avec cette aigrette et ces boucles qu’elle a reçues du pacha Ismael…

— Est-il bien vrai, madame ?…

— C’est la vérité pure : je le tiens d’elle-même ; mais, au nom de Brama, que ceci ne nous passe point ; Églé est mon amie, et je serais bien fâchée…

— Hélas ! s’écriait douloureusement une troisième : la pauvre petite créature se perd de gaieté de cœur. C’est dommage pourtant. Mais aussi vingt intrigues à la fois ; cela me paraît fort. »

Les petits-maîtres ne la ménageaient pas davantage. L’un racontait une partie de chasse où ils s’étaient égarés ensemble. Un autre dissimulait, par respect pour le sexe, les suites d’une conversation fort vive qu’il avait eue sous le masque avec elle, dans un bal où il l’avait accrochée. Celui-ci faisait l’éloge de son esprit et de ses charmes, et le terminait en montrant son portrait, qu’à l’en croire il tenait de la meilleure main. « Ce portrait, disait celui-là, est plus ressemblant que celui dont elle a fait présent à Jénaki. »

Ces discours passèrent jusqu’à son époux. Célébi aimait sa femme, mais décemment toutefois, et sans que personne en eût le moindre soupçon ; il se refusa d’abord aux premiers rapports ; mais on revint à la charge, et de tant de côtés, qu’il crut ses amis plus clairvoyants que lui : plus il avait accordé de liberté à Églé, plus il eut de soupçon qu’elle en avait abusé. La jalousie s’empara de son âme. Il commença par gêner sa femme. Églé souffrit d’autant plus impatiemment ce changement de procédé qu’elle se sentait innocente. Sa vivacité et les conseils de ses bonnes amies la précipitèrent dans des démarches inconsidérées qui mirent toutes les apparences contre elle et qui pensèrent lui coûter la vie. Le violent Célébi roula quelque temps dans sa tête mille projets de vengeance, et le fer, et le poison, et le lacet fatal, et se détermina pour un supplice plus lent et plus cruel, une retraite dans ses terres. C’est une mort véritable pour une femme de cour. En un mot, les ordres sont donnés ; un soir Églé apprend son sort : on est insensible à ses larmes ; on n’écoute plus ses raisons ; et la voilà reléguée à quatre-vingts lieues de Banza, dans un vieux château, où on ne lui laisse pour toute compagnie que deux femmes et quatre eunuques noirs qui la gardent à vue.

À peine fut-elle partie, qu’elle fut innocente. Les petits-maîtres oublièrent ses aventures, les femmes lui pardonnèrent son esprit et ses charmes, et tout le monde la plaignit. Mangogul apprit, de la bouche même de Célébi, les motifs de la terrible résolution qu’il avait prise contre sa femme, et parut seul l’approuver.

Il y avait près de six mois que la malheureuse Églé gémissait dans son exil, lorsque l’aventure de Kersael arriva. Mirzoza souhaitait qu’elle fût innocente, mais elle n’osait s’en flatter. Cependant elle dit un jour au sultan : « Votre anneau, qui vient de conserver la vie à Kersael, ne pourrait-il pas finir l’exil d’Églé ? Mais je n’y pense pas ; il faudrait pour cela consulter son bijou ; et la pauvre recluse périt d’ennui à quatre-vingts lieues d’ici…

— Vous intéressez-vous beaucoup, lui répondit Mangogul, au sort d’Églé ?

— Oui, prince ; surtout si elle est innocente, dit Mirzoza…

— Vous en aurez des nouvelles avant une heure d’ici, répliqua Mangogul, Ne vous souvient-il plus des propriétés de ma bague ?… »

À ces mots, il passa dans ses jardins, tourna son anneau et se trouva en moins de quinze minutes dans le parc du château qu’habitait Églé.

Il y découvrit Églé seule et accablée de douleur ; elle avait la tête appuyée sur sa main ; elle proférait tendrement le nom de son époux, et elle arrosait de ses larmes un gazon sur lequel elle était assise. Mangogul s’approcha d’elle en tournant son anneau, et le bijou d’Églé dit tristement : « J’aime Célébi. » Le sultan attendit la suite ; mais la suite ne venant point, il s’en prit à son anneau, qu’il frotta deux ou trois fois contre son chapeau, avant que de le diriger sur Églé mais sa peine fut inutile. Le bijou reprit : « J’aime Célébi » ; et s’arrêta tout court.

« Voilà, dit le sultan, un bijou bien discret. Voyons encore et serrons-lui de plus près le bouton. » En même temps il donna à sa bague toute l’énergie qu’elle pouvait recevoir, et la tourna subitement sur Églé ; mais son bijou resta muet, il garda constamment le silence, ou ne l’interrompit que pour répéter ces paroles plaintives : « J’aime Célébi, et n’en ai jamais aimé d’autres. »

Mangogul prit son parti et revint en quinze minutes chez Mirzoza.

« Quoi ! prince, dit-elle, déjà de retour ? Eh bien ! qu’avez-vous appris ? Rapportez-vous matière à nos conversations ?…

— Je ne rapporte rien, lui répondit le sultan.

— Quoi ! rien ?

— Précisément rien. Je n’ai jamais entendu de bijou plus taciturne, et n’en ai pu tirer que ces mots : « J’aime Célébi ; j’aime Célébi, et n’en ai jamais aimé d’autres. »

— Ah ! prince, reprit vivement Mirzoza, que me dites-vous là ? Quelle heureuse nouvelle ! Voilà donc enfin une femme sage. Souffrirez-vous qu’elle soit plus longtemps malheureuse ?

— Non, répondit Mangogul : son exil va finir ; mais ne craignez-vous point que ce soit aux dépens de sa vertu ? Églé est sage ; mais voyez, délices de mon cœur, ce que vous exigez de moi ; que je la rappelle à ma cour, afin qu’elle continue de l’être ; cependant vous serez satisfaite. »

Le sultan manda sur-le-champ Célébi, et lui dit qu’ayant approfondi les bruits répandus sur le compte d’Églé, il les avait reconnus faux, calomnieux, et qu’il lui ordonnait de la ramener à la cour. Célébi obéit et présenta sa femme à Mangogul : elle voulut se jeter aux pieds de Sa Hautesse ; mais le sultan l’arrêtant :

« Madame, lui dit-il, remerciez Mirzoza. Son amitié pour vous m’a déterminé à éclaircir la vérité des faits qu’on vous imputait. Continuez d’embellir ma cour ; mais souvenez-vous qu’une jolie femme se fait quelquefois autant de tort par des imprudences que par des aventures. »

Dès le lendemain Églé reparut chez la Manimonbanda, qui l’accueillit d’un sourire. Les petits-maîtres redoublèrent auprès d’elle de fadeurs, et les femmes coururent toutes l’embrasser, la féliciter, et recommencèrent de la déchirer.