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Les Boucaniers/Tome I/II

La bibliothèque libre.
L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Ip. 79-97).


II

Le Maquignon Mathurin.


Au détour d’une haie, et à peu près à mi-chemin du village à la maison de son maître, le Bas-Breton dut s’arrêter court pour ne pas se jeter entre les jambes d’un cheval qui débouchait dans une direction opposée à celle qu’il suivait ; toutefois, la force de son élan lui fit heurter la croupe de l’animal, qui, surpris par ce choc imprévu, bondit brusquement de côté et manqua de renverser l’homme qui le montait.

Une double exclamation de colère partit en même temps de la bouche du cavalier et de celle d’Alain. Tous les deux croyaient avoir à se plaindre l’un de l’autre.

— Bête brute, — dit le premier en ramenant à lui la bride de sa monture et en jetant un coup-d’œil de travers au Bas-Breton.

— Maladroit ! grommela Alain en frottant son épaule meurtrie.

— Je crois, Dieu me pardonne, que tu te fâches, maraud ! s’écria le cavalier en plongeant sa main droite dans une des fontes qui contenaient ses pistolets.

Alain, comme tous les Bas-Bretons, était doué d’un courage raisonné et logique, avant de se lancer dans l’action, il tenait à avoir devant lui une chance raisonnable de succès.

Cette chance lui manquait-elle, il se faisait insignifiant et petit, et attendait patiemment l’heure de la revanche, sûr, quand elle sonnerait, de retrouver dans son cœur sa rancune aussi fraîche et aussi vivace qu’au moment où elle y était entrée.

En voyant donc le cavalier sortir à moitié de ses fontes la crosse brillante d’un pistolet, Alain comprit que son penbas (bâton ferré) ne pourrait lui être d’une grande utilité : il adoucit aussitôt le feu de son regard, prit un air idiot, presque hébété, et se mit à contempler son adversaire avec des yeux démesurément ouverts et dénués de toute expression.

Celui-ci sourit.

— Allons, mon gars, lui dit-il en changeant de ton, je vois que tu es un Bas-Breton pur-sang.

» Oh ! il est inutile que tu fasses semblant de ne pas me comprendre. Je connais ces finesses-là. Causons plutôt de bonne amitié. J’ai plusieurs questions à t’adresser. »

Alain, quoique déconcerté intérieurement, n’en voulut pas moins continuer à jouer son rôle : il renforça son air d’idiotisme, écarquilla davantage les yeux et feignit de n’avoir pas compris un mot de ce que lui avait dit l’étranger.

À cette pantomime, le cavalier éclata de rire, et retirant d’une des poches de son pourpoint de drap brun un écu, il se pencha sur sa selle et le présenta à Alain, qui, après une légère indécision, le prit avec une extrême vivacité.

— Allons, je vois que l’intelligence commence à te revenir, s’écria le cavalier.

— Qu’est-ce que vous voulez encore ? demanda Alain d’un ton brusque et en se disposant à reprendre son élan.

— Ton « encore » me plaît infiniment, mon garçon : je ne veux pas grand’chose, que tu répondes seulement, je te le répète, à quelques questions insignifiantes.

— Et c’est pour cela que vous me donnez un écu ! Enfin, si c’est votre idée ! parlez, je vous écoute.

— Tu es du village de Penmark, et tu connais, sans nul doute, monsieur le chevalier Louis de Morvan, n’est-ce pas ?

Alain, en entendant prononcer par l’inconnu le nom de son maître, éprouva un vif étonnement ; toutefois, il n’en laissa rien paraître.

— Oui, je connais M. le chevalier de Morvan, comme tout le monde le connaît, répondit-il après une courte hésitation.

— Très bien ; et quelle espèce d’homme est-ce ?

— C’est un homme comme tout le monde.

— Avec de semblables réponses, tu ne cours guère le risque de te compromettre.

— Dame ! que voulez-vous, je réponds comme vous m’interrogez ! je suis un ignorant, moi, qui ne comprend les choses que quand on lui met le doigt dessus ! Mais, je suis pressé, je vous quitte.

— Tu as tort, dit tranquillement l’inconnu, j’allais te donner un second écu…

— Eh bien, donnez ! j’ai tout de même le temps de le recevoir.

— Non, réflexion faite, je garde cet argent pour le premier gars que je rencontrerai, sur mon chemin, et qui me fournira sur le chevalier de Morvan des renseignements plus précis que ceux que tu possèdes.

Alain hésita un moment, puis, prenant enfin son parti :

— Personne n’est aussi à même que moi de connaître le chevalier de Morvan, s’écria-t-il, je suis son serviteur. Seulement, dépêchez-vous, mes minutes sont comptées.

— Ah ! tu es le serviteur de de Morvan et tu ne me le disais pas, drôle !

— Dame ! vous ne me l’aviez pas demandé.

— Au fait, c’est juste ! Quel est le caractère de ton maître ?

— Mon maître est un bon chrétien !

Le cavalier fronça les sourcils et reprit d’une voix dure et brève :

— Explique-toi plus clairement. Qu’entends-tu par ces paroles ?

— J’appelle les choses par leur nom. Je prétends que M. le chevalier est un bon chrétien, parce qu’il est bon et généreux avec les pauvres, doux comme un agneau avec les enfants, et terrible comme un loup enragé avec les méchants.

Cette réponse parut causer un sensible plaisir à l’inconnu, qui se mit à sourire.

— Ainsi, le chevalier, ; continua-t-il, est un gars solide, qui ne recule pas à l’occasion ?

— Si vous êtes venu à Penmark avec l’intention de lui chercher une querelle, vous pouvez me bailler deux écus pour le conseil que je vous donne de vous sauver au plus vite, et je vous promets que jamais de votre vie vous n’aurez mieux dépensé votre argent.

— Il tape donc bien dur, le chevalier ?

— S’il tape dur, bonne mère de Dieu ! il n’y a point son pareil à dix lieues à la ronde. Nous sommes, moi et Legallec, les deux plus solides gars de Penmark, eh bien, un jour que j’ai voulu lutter avec M. le chevalier, pour lui obéir, il m’a serré d’une telle force, que tous mes os en ont craqué, et que si ce n’était le respect que je lui devais et l’éducation que j’ai reçue, je me serais mis à crier comme un chat qu’on échaude.

— Dis-moi, a-t-il plusieurs maîtresses, le chevalier ?

À cette question, Alain rougit, et, regardant le cavalier avec des yeux étincelants :

— Si vous vous figurez avoir le droit pour deux écus d’insulter devant moi mon maître, vous vous trompez, lui dit-il. Je n’ai que mon penbas à opposer à vos pistolets ; mais, foi de Dieu ! n’y revenez plus, ou je commence la bataille !

Il fallait que l’indignation du Bas-Breton fût bien grande, pour lui faire oublier ainsi toute prudence.

Au reste, le cavalier, loin de se fâcher de ses menaces, parut ravi de ce qu’il venait d’apprendre.

— Tiens, mon garçon, lui dit-il, voici l’écu que je t’ai promis. Je ne te retiens plus… Ah ! à propos, quelle est la meilleure auberge de Penmark ?

— Il n’y a pas d’auberge à Penmark.

— Et ton maître, où demeure-t-il ?

— Dans cette maison solitaire que vous apercevez d’ici tout contre la plage…

— Merci et à revoir. Puisqu’il n’y a pas d’auberge, je me logerai dans la première cabane que je rencontrerai.

— Si vous voulez croire le conseil d’un honnête gars, vous ne vous logerez nulle part, et vous ne passerez pas la nuit à Penmark ! un homme qui sème sur sa route les écus comme vous faites n’aurait jamais dû venir ici !

— Oh ! je connais de réputation les mœurs hospitalières des Penmarkais, répondit l’inconnu, à qui les paroles d’Alain ne parurent causer aucune émotion. Je me tiendrai sur mes gardes.

Un violent coup de tonnerre interrompit la conversation des deux hommes, qui se séparèrent, l’inconnu pour aller sans doute chercher un abri, Alain pour rejoindre son maître.