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Les Boucaniers/Tome III/IV

La bibliothèque libre.
L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIIp. 91-144).


IV

Le Frère de la Favorite.


Tandis que dé Morvan, ivre d’amour et de joie, court à son rendez-vous, nous demanderons la permission au lecteur de faire rétrograder notre récit de vingt-quatre heures.

La veille, c’est à dire le jour même où Alain éprouvait sur le Pont-Neuf de si étranges aventures, un carrosse fort bien tenu, quoiqu’il ne portât aucune armoirie et fût conduit par un cocher sans livrée, s’arrêtait à la tombée de la nuit devant une petite maison gothique de la rue de Béthisy, située non loin de l’ancien hôtel de l’amiral de Coligny.

Un homme petit et trapu descendit, ou plutôt sauta de l’intérieur du carrosse, et s’en fut frapper à la porte de la maison gothique.

Cet homme, qui paraissait âgé d’environ cinquante ans, était habillé à la dernière mode : il portait un chapeau orné d’un plumet avec des audaces, un justaucorps galonné, les manches larges et sur le poignet, la veste courte, le nœud d’épée et la dragonne, la cravate à la Steinkerque, les bas roulés et la culotte à l’espagnole.

Le chevalier de Morvan aurait certes passé cent fois devant l’inconnu sans songer à Mathurin, et pourtant cet homme n’était autre que le maquignon en personne.

À peine Mathurin venait-il de laisser retomber le marteau, qu’un laquais, revêtu d’une livrée magnifique, se présenta.

— Annonce à M. le comte le baron Legoff, lui dit Mathurin.

— Monsieur le baron devrait d’abord me demander si M. le comte est visible ? répondit le valet avec une politesse affectée, qui frisait l’impertinence.

Mathurin fronça imperceptiblement les sourcils, prit, sans mot dire, le valet par sa cravate, et l’envoya rouler à trois pas plus loin.

Le domestique ne s’attendait certes pas à un tel acte de vigueur : aussi s’empressa-t-il, dès qu’il se fût relevé, de se sauver au plus vite.

Une minute ne s’était pas écoulée qu’il était de retour.

— Monsieur le baron veut-il bien prendre la peine de me suivre, dit-il à Mathurin en s’inclinant profondément devant lui ; M. le comte l’attend.

Le maquignon, qui tout en bousculant si énergiquement le valet n’avait rien perdu de son air bonhomme et tranquille, fit un signe de tête affirmatif et se mit à marcher derrière son guide.

Le valet monta un premier étage, et ouvrant à deux battants une grande porte tapissée de velours : — M. le baron Legoff ! — s’écria-t-il, puis il s’éloigna.

La pièce dans laquelle Mathurin — ou le baron Legoff — entra, était meublée avec une somptuosité sans pareille ; toutefois, grâce au désordre qui y régnait, le luxe y manquait de dignité.

Dans cette pièce, et assis devant une grande table couverte de papiers jetés pêle-mêle, se tenait un homme à la toilette riche mais débraillée : la physionomie de cet homme, qui pouvait avoir une soixantaine d’années, présentait un mélange de finesse, d’insouciance, de bonhomie, de hauteur et d’impudence, aussi frappant que remarquable.

En voyant entrer le baron Legoff, il se souleva de son grand fauteuil, salua légèrement et commença aussitôt la conversation :

— Mon domestique m’a raconté monsieur le baron, dit-il, la façon un peu brusque dont vous avez opéré votre entrée. Aurais-je l’honneur d’être devant un de mes créanciers ?

— Nullement, monsieur le comte, répondit Mathurin ; à moins toutefois que mes hommes d’affaires — ce qui après tout pourrait bien être — n’aient acheté quelques-unes de vos créances. J’étais pressé ; votre domestique a paru désirer me faire jouir du charme de sa conversation, et je suis passé outre voilà tout.

— Je suis ravi que vous soyez pressé, monsieur, car moi-même l’on m’attend.

— Mille pardons de vous interrompre ; mais j’ai à causer assez longuement avec vous, et je doute que vous puissiez sortir ce soir. Vous feriez bien de faire dételer.

— Ah ! parbleu, s’écria l’interlocuteur de Mathurin en éclatant de rire, voilà qui me semble du dernier plaisant. Il paraît, monsieur le baron Legoff — et permettez-moi de vous faire observer, en passant, qu’aujourd’hui est la première fois que j’entends prononcer votre nom — il paraît, monsieur le baron Legoff, que vous avez pour habitude de disposer, sans les consulter, de la volonté des gens.

— Le fait est, monsieur le comte, qu’en affaires — et j’en ai beaucoup — je suis d’une incroyable ténacité. Après tout, si je consultais les convenances de chacun, je n’en finirais jamais.

L’hôte de la petite maison de la rue de Béthisy, pendant que Mathurin prononçait ces paroles, le regardait avec une vive attention ; il tenait à s’assurer qu’il n’avait pas un fou devant lui.

— Monsieur Legoff, lui-dit-il tout à coup en se levant, savez-vous bien devant qui vous vous trouvez en ce moment ?

— Parfaitement, monsieur le comte, devant un homme que beaucoup de gens ne savent pas apprécier à sa juste valeur, qui fait trembler madame de Maintenon, se moque de la colère de notre grand roi, est lieutenant-général, grand cordon, gouverneur de province, et se nomme d’Aubigné.

— Eh bien ! alors, monsieur, s’écria le comté d’Aubigné, vous qui savez tant de choses, vous ne devez pas ignorer…

— Ah ! permettez que je vous interrompe encore, cher comte, dit tranquillement Mathurin, voilà que vous allez tomber dans la menace, ce qui est d’abord une chose de mauvais goût, et ce qui vous vaudrait ensuite l’humiliation de m’adresser des excuses ! Croyez-moi, causons plutôt de bonne amitié. Dites-moi, cher comte, ne pensez-vous pas que le sol de l’Autriche est propre à toutes les cultures ?

À cette question, qui ne se rattachait en rien à la conversation, à cette question que rien ne semblait motiver et que Mathurin accentua d’une façon toute particulière, le comte d’Aubigné pâlit, malgré sa rare impudence, et se troubla visiblement.

— En effet, baron, répondit-il après un léger silence, Dieu bénit et protège les efforts du cultivateur qui s’adonne avec conscience à la culture de son champ !

— L’orange, monsieur le comte, est le plus délicieux de tous les fruits.

— Et la grenade, monsieur le baron, la plus belle de toutes les fleurs… ajouta d’Aubigné, dont la pâleur, loin de disparaître, ne faisait qu’accroître.

— Vous êtes vraiment, cher comte, l’homme le plus instruit que je connaisse ! Je ne puis vous exprimer le plaisir que je compte prendre à votre conversation ! Ne seriez-vous pas assez bon pour faire à présent dételer ?

— Qu’il en soit ainsi que vous désirez, répondit d’Aubigné qui, sonnant aussitôt, donna l’ordre au valet de remiser.

— À présent, dit Mathurin, que rien ne nous presse, permettez-moi, monsieur le comte de commencer notre entretien par une question incidente et tout à fait en dehors des intérêts dont nous aurons à nous occuper tout à l’heure.

— Voyons cette question, monsieur le baron ? répondit d’Aubigné en affectant une aisance de ton et de manières qui lui était, certes, habituelle, mais qu’il était bien loin de posséder en ce momêent.

— Elle est peut-être un peu indiscrète ; ne l’attribuez, toutefois, je vous prie, qu’au vif intérêt que m’inspire votre mérite, et soyez persuadé que la curiosité n’y entre pour rien ! Tout le monde sait, monsieur le comte, la parcimonie aussi honteuse qu’inexplicable dont Louis XIV en use envers vous.

Ne m’en parlez pas, baron, interrompit d’Aubigné avec un soupir, on croirait vraiment que mon cher beau-frère ne tient pas à l’honneur de mon alliance… Que Diable ! entre nous soit dit, ma sœur pouvait prétendre à mieux que lui sous le rapport de la naissance… un fils de Mazarin…

— Doit se montrer, lorsque son orgueil n’est pas en jeu, d’une ladrerie honteuse.

— Hélas ! vous ne devinez que trop bien le caractère de mon beau-frère, s’écria d’Aubigné en soupirant ; n’était la pudeur qui m’a retenu, car il serait malséant de faire entrer le public dans ces divisions de famille, il y a longtemps déjà que je lui aurais lavé d’importance la tête ! Eh bien ! cher baron, quelle est cette question ?

— Votre franchise m’a mis à l’aise, dit Mathurin ; ne vous trouvez-vous pas en ce moment un peu à court d’argent, cher d’Aubigné ?

— Un peu à court ! Vous êtes trop optimiste ! Dites horriblement, douloureusement à court, cher baron, et vous resterez encore en deçà de la vérité.

— C’est que je me trouve, moi, par contre, possesseur de certains fonds dont je ne sais que faire et pour lesquels je cherche un placement.

— Ah ! il s’agit d’un placement, répéta d’Aubigné d’un air désappointé.

— J’ai bien songé un instant, poursuivit le prétendu Legoff, à m’adresser à quelque croquant de financier, mais je vous avouerai que cette espèce-là m’est invinciblement antipathique, et je me suis résolu à traiter cette affaire en gentilhomme et avec un gentilhomme.

— Une excellente idée que vous avez eue là ! s’écria d’Aubigné, dont l’air de découragement disparut aussitôt pour faire place à un engageant et joyeux sourire. Et en quoi, je vous prie, puis-je vous servir en cette occasion ?

— Mais en voulant bien devenir le dépositaire de mes fonds.

— Ah ! très bien, dit d’Aubigné qui prit un air grave, et ajouta après une légère pause : quelles sont vos conditions, monsieur le baron ?

— Je vous répète, cher comte, que je désire traiter cette affaire en gentilhomme et non en croquant D’abord, entre nous, pas d’écrits !

— J’ai en horreur l’encre et les plumes ! accepté. Mais pardon, vous avez oublié jusqu’ici de mentionner le chiffre de la somme que vous désirez placer.

— Cinq mille louis, monsieur le comte !

— Heu ! heu ! c’est un assez joli denier — dit d’Aubigné, jouant une indifférence que démentait l’émotion de sa voix et l’animation de son regard. — Poursuivez, je vous prie. Vous en étiez à : « pas d’écrits. »

— Sur quel point nous reste-t-il donc encore à nous entendre ?

— Mais d’abord sur l’époque du remboursement ; ensuite sur le taux de l’intérêt.

— Ah ! cher comte, voilà que vous faites de la finance avec moi ; je ne me serais jamais attendu à pareille chose de votre part.

— Comment ! je fais de la finance ?

— Et certes, ne me parlez-vous pas d’intérêts ? Est-ce que votre métier, à vous gentilhomme, lieutenant général, grand cordon et gouverneur de province, est de faire suer de l’argent ? Fi donc !…

— C’est juste, dit d’Aubigné. C’est à la fréquentation de mon beau-frère que je dois d’avoir de telles façons de m’exprimer. Calmez-vous… Intérêts, nuls ; c’est adopté… Reste à fixer l’échéance du remboursement.

— Mettons trente ans, si vous voulez bien le permettre, cher comte.

— Trente ans, répéta d’Aubigné d’un air solennel, c’est bien long, cher baron ! Vous m’imposez là une terrible responsabilité. Non, décidément, il m’est impossible de vous accorder un pareil délai !

— Mettons alors le remboursement à vingt-cinq ans !

— Soit ! accepté à vingt-cinq ans, c’est tout ce que je puis faire pour vous.

Un moment de silence suivit la réponse de d’Aubigné ; ce fut le frère de madame de Maintenon qui, le premier, reprit la conversation.

— Et quand me remettrez-vous ces cinq mille louis, cher baron Legoff ? dit-il en regardant avec une fixité pleine d’inquiétude son interlocuteur.

— De suite, si vous voulez bien le permettre, répondit Legoff qui, retirant un portefeuille de son pourpoint, l’ouvrit et présenta au comte un papier plié en quatre.

— Ah ! du papier, s’écria d’Aubigné avec un désespoir comique ; et que diable voulez-vous que je fasse de cela ! Depuis que le trésor est épuisé, les fermiers généraux ont inondé la France d’une telle quantité de promesses et d’hypothèques sur les branches de leurs revenus, que leur papier noirci ne vaut plus même aujourd’hui autant que du papier blanc.

— Un mandat tiré à vue sur le banquier Bernard et accepté par lui, est-il donc aussi sans valeur ?

— Ah ! il s’agit de cela ! s’écria d’Aubigné, qui déplia vivement le papier que Legoff venait de lui remettre, y jeta les yeux, sourit d’un air joyeux et s’inclina devant Mathurin en disant :

— Cher baron, je ne connais personne au monde qui ait en affaires autant de tact que vous. Réellement, vous me voyez enchanté d’avoir fait votre connaissance. Veuillez, je vous en conjure, disposer de ma personne et de mon crédit. Si vous aviez même encore besoin de moi pour de nouveaux placements… je n’aurais pas la force de vous refuser…

— Je prends note de cet aveu, cher comte, car ce premier placement n’est pour ainsi dire qu’un essai… Il me reste encore tant de fonds disponibles…

D’Aubigné regarda Mathurin avec une admiration profonde.

— Vous êtes donc bien riche ? lui dit-il.

— Hélas ! je suis criblé de millions. Mais puisque vous avez été assez bon pour me proposer vos services, veuillez, je vous prie, me donner quelques renseignements dont j’ai besoin.

— Ne vous gênez pas, cher baron ! J’ai fait dételer.

— Ce que je désire savoir maintenant n’est pas chose de grande importance. Quels sont les jours et les heures auxquels le roi travaille avec ses ministres ?

— Des renseignements sur l’intérieur de mon beau-frère ! rien de plus facile : le travail du roi avec ses secrétaires d’État commence tous les matins après le déjeûner et la messe de neuf heures ; ce travail a lieu ordinairement dans le cabinet de ma sœur, le conseil d’État se tient tous les dimanches, les jeudis, les mercredis et les lundis, de quinzaine en quinzaine.

Les lundis, et deux fois par mois, se réunit le conseil des dépêches pour les affaires intérieures du royaume : Monsieur, frère du roi, le chancelier, les secrétaires d’État titulaires ou en survivance, assistent à ce conseil ; c’est le mardi que se rassemble celui des finances : il se compose des princes et des secrétaires, qui y appellent les conseillers des aides.

Le vendredi, en souvenir de la mort de Jésus-Christ, mon beau-frère tient conseil de conscience avec son confesseur et monseigneur l’archevêque de Paris ; c’est là où se règle la disposition des bénéfices.

Enfin tous les soirs…

— Pardon cher comte, dit Mathurin en interrompant d’Aubigné, mais vous ne me parlez pas du secrétaire de la marine.

— De ce cuistre de Pontchartrain ?

— Va pour cuistre, si l’expression vous convient : c’est justement sur son compte que j’ai le plus besoin de renseignements.

— Pontchartrain travaille tous les soirs, et cela quelquefois jusqu’à onze heures, avec le roi mon beau-frère. Ce Pontchartrain, qui a succédé, comme vous le savez, à Segnelay, est un déplaisant original. Se créant à plaisir des difficultés pour ne pas les vaincre, il semble détester, avoir pour but secret de détruire la marine. Son plus grand plaisir est d’être désagréable à ceux qui peuvent avoir besoin de lui, et il faut lui rendre la justice d’avouer qu’il y réussit admirablement.

C’est l’homme d’État le plus dur dans son cabinet qui ait jamais existé.

À côté de lui, Louvois, de si désagréable mémoire, était la douceur en personne.

Au reste, le physique de Pontchartrain s’allie on ne peut, mieux avec l’affabilité de son caractère.

Figurez-vous un visage démesurément long, horriblement labouré par la petite vérole, et du milieu duquel sortent deux grosses, épaisses et abominables lèvres qui ressemblent à la gueule d’un monstre.

Enfin, dernier trait de beauté, qui complète un si rare assemblage de grâce, Pontchartrain, qui est borgne, possède un œil de verre.

— Et sous le rapport de la capacité, cher comte ?

— Sous le rapport de la capacité, Pontchartrain n’est pas tout à fait dénué d’intelligence : il comprend assez bien. Auriez-vous affaire à lui ?

— Hélas ! oui, je compte même sur votre obligeance, mon cher d’Aubigné, pour m’obtenir demain une audience.

— Une audience pour demain ! répéta le frère de madame de Maintenon en riant ; vous figurez-vous donc que l’on dispose à son gré d’un pareil ours !

— Je ne discute nullement sur le plus ou le moins de difficultés que vous rencontrerez dans cette négociation, répondit froidement Mathurin ; ce que je désire, ce que je veux, c’est voir, je vous le répète, demain même, le ministre Pontchartrain.

— Soit, répondit d’Aubigné avec une soumission qui était certes loin de son caractère indépendant et frondeur, demain vous recevrez votre lettre d’audience.

D’Aubigné qui, par son impudence et ses exigences continuelles, pesait fort sur la volonté de sa sœur, madame de Maintenon, était sans contredit, de tous les courtisans, celui qui s’observait le moins dans ses discours ; la hardiesse de ses propos ne respectait même pas la majesté royale.

Furieux de n’avoir pas reçu le bâton de maréchal de France, il avait osé — blasphème inouï à cette époque — se plaindre publiquement dans la galerie de Versailles de ce qu’il appelait l’oubli de ses droits.

« Je ne comprends pas que le roi ne m’ait pas nommé, moi, son véritable beau-frère, avait-il dit, tandis qu’il a donné le bâton à Vivonne, qui n’était son beau-frère en passant. »

D’Aubigné, grâce à l’impunité dont il jouissait, grâce surtout à son cynisme, était sinon extrêmement recherché, du moins fort redouté a la cour.

Les ministres eux-mêmes, quoiqu’ils ne professassent pas une grande estime pour son caractère, comptaient avec lui et affectaient, pour ne pas l’irriter, de le prendre parfois au sérieux.

La docilité avec laquelle il avait accueilli la parole impérieuse de Mathurin constituait donc un fait réellement extraordinaire, et qui eût produit, s’il eût été connu, une surprise et une émotion très grandes à Versailles.

— Mon cher comte, reprit Mathurin après un assez long silence, peut-être M. de Pontchartrain ne comprendra-t-il pas la grandeur des plans que j’ai à lui proposer. On n’a pas tous les jours le bonheur, de rencontrer un cuistre de génie comme M. Colbert. Je dois donc vous avertir — ainsi prenez vos précautions à l’avance — que le cas échéant où mes projets rencontreraient un invincible obstacle dans l’inintelligence ou la mesquinerie du secrétaire d’État, il vous faudra me faire arriver jusques auprès de madame la marquise de Maintenon, votre sœur.

— Ah ! vous voulez voir aussi la reine, baron Legoff, s’écria d’Aubigné avec une impatience qu’il ne put cacher. Ma foi, je ne vous dissimulerai pas que je déteste prodiguer ma famille. Vous m’obligeriez infiniment en cherchant ailleurs quelqu’un qui se charge de vous présenter à ma sœur.

— Vous me convenez trop, sous tous les rapports, mon cher comte, pour que je songe à m’adresser à autre qu’à vous… À propos, vous ai-je déjà demandé votre opinion sur la fertilité du sol d’Autriche ?

À ce prétendu à propos qui ne se rattachait en rien à la conversation, d’Aubigné se troubla ; mais prenant bientôt son parti :

— Parbleu, monsieur le baron Legoff, s’écria-t-il, laissons là, je vous prie, le sol d’Autriche et sa fertilité, la grenade, qui est la plus belle des fleurs, et l’orange, le meilleur des fruits ! Je sais parfaitement que vous êtes des nôtres ! N’imitons pas les enfants qui se brûlent en voulant jouer avec le feu. Quel avantage trouvez-vous donc que je vous donne sur moi la connaissance de ce secret ? Vous figurez-vous me tenir en votre pouvoir ?

— Certes, répondit tranquillement Legoff, que je vous tiens en mon pouvoir !

— Ah ! parbleu, voilà qui est trop plaisant ! Vous plairait-il de vous expliquer plus clairement ?

— Mais tout cela est d’une limpidité extrême ! Vous conspirez, sinon contre la personne, du moins contre les plus chers intérêts du roi ; je connais vos projets, et d’un mot je puis vous perdre.

— Et quand vous aurez dit ce fameux mot, je me tairai sans doute, moi !… Plein de reconnaissance pour votre noble caractère, j’éviterai de vous compromettre, n’est-ce pas ? Tenez, baron Legoff, ajouta d’Aubigné d’un air de pitié railleuse, vous traitez mieux les affaires d’argent que celles de la politique. Croyez-moi, restez dans la spécialité des placements.

Mathurin se mit à rire à son tour :

— Vraiment, dit-il, je n’aurais jamais cru qu’un homme habitué comme vous, monsieur le comte, aux intrigues de la cour, fut un si pauvre observateur ! Puisque les nuances vous échappent, que vous ne comprenez que les choses bien brutales, bien précises, jouons cartes sur table. Je viens de vous donner une somme énorme, n’est-ce pas ?

— Vous voulez dire, de me confier…

— Permettez, il est convenu que nous jouons cartes sur tables, je dois donc dire donner et non confier !… Contre ces cinq mille louis qui vous arrivent si fort à propos, car vous avez perdu ce matin même huit cents pistoles sur parole, et de ces huit cents pistoles vous ne possédiez pas tout à l’heure le premier écu ; contre ces cinq mille louis, dis-je, que vous ai-je demandé ? Rien ! Ni un service, ni un reçu. Vous voudrez bien convenir cependant avec moi, qu’à moins d’être ou un fou ou un homme au dessus de l’ordinaire, on ne jette pas de gaîté de cœur cent vingt-cinq mille livres par les fenêtres !

— J’avoue, baron, dit d’Aubigné d’un air où la réflexion avait remplacé le sarcasme, j’avoue, en effet, que votre générosité inexpliquée vous donne un avantage sur moi.

— Eh bien, comme je me sens assez fort pour ne vouloir profiter d’aucun avantage, je vais vous expliquer le mot de ma générosité. Rien de plus simple. J’ai voulu vous prouver que j’étais immensément riche ! Comprenez-vous ?

— Ma foi non, je ne comprends pas.

— Quoi ! vous ne comprenez pas qu’un homme qui vous donne cent vingt-cinq mille livres pour obtenir une simple audience de madame la marquise de Maintenon, sache et puisse, lorsqu’il s’agit d’un intérêt réellement grave, sacrifier un million !

— De cela, baron, je vous crois capable.

— Et vous vous figurez naïvement que pouvant disposer d’un million pour acheter le secret d’une conspiration, je serais assez niais pour garder mon million et jouer ma tête ! Vraiment cher comte, vous avez une détestable opinion de moi ; vous ne me supposez dans l’esprit ni finesse, ni grandeur.

— Ainsi ? dit d’Aubigné qui depuis un instant semblait être sur des charbons ardents.

— Ainsi, cher comte, si l’envie me prenait de vous perdre, vous ou tout autre de vos complices, non seulement je ne partagerais en rien votre disgrâce, mais je serais, au contraire, remercié et récompensé pour le service que j’aurais rendu à Sa Majesté ! il m’est donc permis, n’est-ce pas, cher comte, ajouta Legoff d’un air tranquille, et sans que rien ne décelât en lui l’orgueil du triomphe, il m’est donc permis, n’est-ce pas, de compter sur votre obligeance pour me présenter à madame la marquise si je n’obtiens pas du ministre Pontchartrain ce que je désire !

— Cette question me prouve, baron Legoff, que vous êtes plein de générosité. Croyez que je vous sais gré de demander ce qu’il vous est si facile d’exiger.

D’Aubigné, après avoir prononcé ces paroles garda le silence : il semblait absorbé, contre son habitude, par de graves pensées.

— Savez-vous, cher comte, s’écria tout à coup Mathurin, que le projet que vous ruminez en ce moment ne prouve en faveur ni de votre générosité ni de votre reconnaissance ! Que diable ! l’ingratitude, je le sais, est un sentiment trop naturel au cœur de l’homme pour que l’on songe à blâmer celui qui l’éprouve ; mais au moins faut-il que cette ingratitude ne dépasse pas certaines bornes et n’atteigne pas jusqu’à la vengeance !

À ces paroles, dites froidement par Mathurin, le frère de la marquise de Maintenon se troubla tout à fait.

Toutefois il essaya de faire bonne contenance.

— Vraiment, baron, s’écria-t-il en grimaçant un sourire, je n’y suis plus !…

— Croyez-moi, mon cher d’Aubigné, continua Mathurin avec une bonhomie parfaite, conservez pour les plaisirs du lansquenet les cinq mille louis qui viennent de vous tomber du ciel, et ne vous amusez pas à payer des coupe-jarrets, dont les efforts n’aboutiraient à rien de sérieux ! On n’assassine pas un homme cuirassé de millions !…

— Parbleu ! s’écria d’Aubigné qui se leva d’un bond de son fauteuil et se mit à parcourir, comme un fou, le salon, parbleu ! baron Legoff, il faut que vous soyez sorcier ! Que le diable, votre patron, me torde le col sur l’heure, si jamais j’essaie de lutter avec vous ! J’aime mieux me confier à votre générosité que de braver votre pouvoir. Je m’avoue vaincu. Ordonnez, j’obéirai.

— Merci mille fois, cher comte, de ces bonnes paroles d’amitié et de dévoûment, répondit Mathurin, qui, se levant à son tour et se dirigeant vers la porte, salua légèrement le frère de la favorite et s’éloigna sans ajouter un mot.

D’Aubigné ne dormit pas de la nuit.

Le lendemain, dans la matinée, Mathurin reçut pour le jour même une lettre d’audience de Pontchartrain.