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Les Boucaniers/Tome V/II

La bibliothèque libre.
L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Vp. 27-53).


II

Monseigneur le duc de Chartres.


L’endroit désigné par le geste de Nocé était la lisière de ce petit bois qui commence à l’entrée du canal et ombrage tout son parcours.

Au moment où de Nocé se disposait à retourner à la fête, tandis que de Morvan s’éloignait à grands pas en sens inverse, un nouveau personnage apparut en scène.

C’était un jeune seigneur à la figure la plus intéressante, à la tournure la plus svelte et la plus dégagée, au costume le plus riche et le plus galant qu’il soit possible d’imaginer.

— Tiens ! c’est toi de Nocé, dit-il en apercevant le courtisan. Ma foi, cher ami, je n’ai pas le temps de m’arrêter à causer ! Dubois m’attend en compagnie de l’amour !…

— Bonne chance, monseigneur ! répondit froidement de Nocé. Ma foi, ajouta-t-il en s’eloignant, ce pauvre chevalier me fait presque de la peine. C’est un garçon plein de cœur et d’honnêteté, qui doit aimer sincèrement. Et qui sait ! ajouta de Nocé avec un soupir involontaire, l’amour véritable présente peut-être, ainsi qu’on le prétend, des douceurs que je ne connais pas !

Lorsque de Morvan ne fut plus qu’à une vingtaine de pas de l’endroit où se tenaient Dubois et Nativa, il comprit malgré sa colère, que, sous peine de jouer le rôle ridicule d’un jaloux furieux, il devait modérer la vivacité de sa marche et se composer un maintien.

Il s’arrêta donc un instant, répara tant bien que mal le désordre de sa toilette, et se mit à avancer de l’air indifférent et distrait d’un désœuvré qui se promène pour tuer le temps.

À peine avait-il pris cette nouvelle allure, qu’il vit l’abbé se rapprocher de Nativa et lui parler à l’oreille.

Alors, oubliant sa résolution récente, il s’élança avec l’impétuosité du tigre, et vint tomber, en cinq ou six bonds, devant la jeune fille et Dubois.

Il fallait que la figure du gentilhomme reflétât quelque chose de la douleur et de la rage qui le mordaient au cœur, car Nativa poussa une exclamation d’effroi, et les joues de l’abbé se couvrirent d’une pâleur mortelle.

— Mademoiselle, savez-vous avec qui vous causez en ce moment ! s’écria de Morvan, sans même songer à expliquer son intervention et en désignant par un geste pliein de mépris et de fureur l’ex-précepteur du duc de Chartres.

— Avec M. l’abbéd Dubois, que mon père estime fort, monsieur ! répondit Nativa. Quant à votre manière de m’interroger et de vous présenter, permettez-moi de vous faire observer, chevalier de Morvan…

— Il s’agit bien de politesses et de banalités ! reprit violemment le gentilhomme ; il s’agit mademoiselle de votre honneur !

— De mon honneur, chevalier ?

— Oui, Nativa je le répète, de votre honneur ! Vous ignorez qu’une parole échangée avec ce misérable Dubois suffit, tant sa réputation est odieuse, pour vous compromettre à tout jamais…

— Chevalier vous croyez en ce moment insulter un homme et c’est une femme que vous outragez !…

— À Dieu ne plaise ! Je vous sauve ! voilà tout.

— Monsieur le Roland furieux, dit d’un air pincé et moqueur Dubois en se mêlant à la conversation, je ne vous cacherai pas que si j’avais une moins haute opinion de la vertu de mademoiselle de Sandoval, vos extravagances me donneraient à réfléchir et laisseraient mon esprit s’égarer dans d’étranges suppositions.

— Silence, laquais ! s’écria de Morvan avec une telle énergie que Dubois, malgré l’irascibilité de son caractère n’osa pas répliquer.

Le chevalier s’adressant alors de nouveau à Nativa :

Mademoiselle, continua-t-il avec une tristesse respectueuse je voudrais, au prix d’une partie de mon sang, pouvoir — tant est sincère et grand le respect que vous m’inspirez — ne pas entrer dans de certains détails, que vous aurez de la peine à comprendre…

— Chevalier, vos extravagances, comme dit l’abbé, n’ont déjà été que trop loin ; le seul moyen que vous ayez de me prouver votre respect, est de cesser de suite cet entretien déplacé… Je refuse de vous écouter davantage.

Nativa, après cette réponse, se disposait à s’éloigner, lorsque de Morvan la saisit par le bras et la fixant d’un œil ardent :

— Je veux que vous m’écoutiez, Nativa ! s’écria-t-il, et vous m’écouterez… Ah ! ma conduite vous étonne et vous indigne ! Habituée à me voit rougir et pâlir à votre parole, trembler sous votre regard, vous ne pouvez vous expliquer mon audace, que dis-je mon audace ? ma brulalité. C’est qu’il s’agit, je vous le répète, de votre honneur, et que pour sauver votre réputation de toute atteinte, je ne reculerai devant rien : pas même devant votre haine. Ce misérable, mademoiselle, continua de Morvan avec une énergie croissante et une irrésistible autorité de parole, ce misérable n’est pas ce qu’on appelle un homme à bonnes fortunes. Il ne serait pas alors dangereux pour vous. C’est un laquais, qui sert pour de l’argent, entendez-vous ! qui sert pour de l’argent les fantaisies amoureuses de son maître. Il n’y pas une femme perdue ne tutoye ce Dubois ; pas une honnête mère de famille qui, en le voyant passer, ne tremble et ne cache son enfant… Le cœur me saigne, mademoiselle, d’être obligé de dévoiler à vos yeux de si hideux horizons, d’attrister votre esprit par le tableau de pareilles turpitudes ! Je dois cependant accomplir mon devoir !… Croyez-moi, il vaudrait mieux pour sa réputation qu’une femme déclarât en pleine cour de Versailles qu’elle a un amant, que d’être vue causant avec ce Dubois ! Dans le premier cas, il resterait au moins à cette femme l’excuse de la passion, tandis que dans le second, on la soupçonnerait de trafiquer de ses faveurs ainsi qu’une courtisane !… Allons, arrière laquais ! va-t-en, ajouta de Morvan en s’adressant à l’abbé.

De pâle qu’il était d’abord, Dubois devint livide, cependant il essaya de grimacer un sourire.

— Tudieu, mon beau chevalier, dit-il en affectant de railler, vous avocassez sinon avec un bon goût parfait, du moins avec une bien curieuse énergie.

— Mademoiselle, s’écria de Morvan, je vous en conjure, éloignez-vous ! Mon indignation je le sens, arrive à la fureur, et je serais toute ma vie au désespoir qu’un oubli de moi-même me laissât tomber devant vous dans la violence.

— Vous avez donc remarqué que je ne porte pas d’épée ? chevalier, dit vivement Dubois, réellement inquiet et tout en essayant de conserver le ton de la plaisanterie. Un beau triomphe que de percer un collet d’abbé !

— Me servir de mon épée contre toi ! allons donc ! s’écria de Morvan avec une indéfinissable expressiton de mépris ; n’ai-je pas ma canne !

Dubois comprenant qu’un mot de plus lui attirerait un désagrément sérieux, se disposait à obéir, lorsqu’un secours auquel il ne songeait plus dans son effroi et sur lequel il eût dû cependant compter, lui arriva fort à propos dans la personne du jeune courtisan que de Nocé avait traité de monseigneur quelques minutes auparavant.

— Il faut convenir, mon pauvre abbé, dit le nouveau venu, que tu ne joues pas de bonheur cette semaine. Voilà la dixième rebuffade que tu essuies depuis trois jours ! On croirait que toutes les cannes de Paris se sont liguées et conspirent contre toi !… J’arrive à temps !…

— Je crois bien, monseigneur, répondit Dubois en s’inclinant profondément devant le jeune homme, j’allais être emporté par un ouragan de province.

Celui que Dubois venait de qualifier de moenseigneur s’approcha aloers de Nativa et, la saluant avec une grâce toute charmante quoiqu’un peu familière :

— Si vous voulez ben daigner accepter mon bras, mademoiselle, lui dit-il en souriant, je vais vous emmener loin de cette scène de carnage.

Puis se retournant vers de Morvan et le regardant par dessus l’épaule, le nouveau venu reprit d’un ton sec et impérieux.

— Quant à vous monsieur, éloignez-vous !

Le gentilhomme breton s’attendait si peu à se voir apostropher de la sorte qu’il resta un instant immobile, comme s’il eût été touché par la foudre.

Cette stupéfaction ne dura au reste, que quelques secondes.

— Monsieur ! s’écria-t-il pâle de colère, votre costume annonce un gentilhomme ; votre liaison avec Dubois et vos façons d’agir un manant ! Auquel des deux dois-je m’adresser ?

— Au neveu du roi, au duc de Chartres monsieur ! répondit le jeune homme avec dignité.

Ces paroles firent passer un éblouissement devant les yeux du Breton, car il sentit que dans cette lutte engagée en présence de Nativa, il ne céderait pas un pouce de terrain, et que si le duc de Chartres s’obstinait à lui tenir tête, il méconnaîtrait sa naissance et son rang.

— Monseigneur, lui dit-il d’un ton ferme et respectueux tout à la fois, je ne sache pas qu’en remettant à sa place un valet insolent, j’aie mérité d’être traité par Votre Altesse ainsi qu’elle vient de le faire ! Je vous supplie donc humblement, monseigneur, d’adoucir par une parole de regret votre emportement à mon égard.

Le duc de Chartres haussa les épaules, et offrit de nouveau son bras à Nativa, qui se recula d’un pas :

— Venez-vous, mademoiselle, lui dit-il sans répondre à de Morvan.

— Monseigneur ! s’écria le chevalier dont les yeux brillaient davantage à mesure que son visage pâlissait de plus en plus ; monseigneur je vous en conjure ne me forcez pas, par un mepris imérité, à vous rappeler que, comme vous je suis gentilhomme.

— Que signifie cela ? demanda le duc de Chartres avec un commencement d’impatience.

— Cela signifie, Monseigneur, reprit de Morvan en élevant la voix malgré ses efforts pour conserver son sang-froid, cela signifie qu’un gentilhomme porte une épée pour défendre ou venger son honneur. Je suis gentilhomme, j’ai une épée, mon honneur est attaqué !…

— Un duel avec moi !… interrompit le neveu de Louis XIV avec hauteur et colère.

— Pourquoi pas, Monseigneur ?

À la fermeté digne, presque provocatrice, avec laquelle de Morvan fit cette réponse, le duc de Chartres le regarda avec une attention qu’il ne lui avait pas accordée jusqu’alors.

— Il faut que vous soyez bien osé ou bien mal appris pour parler ainsi, dit-il.

— Monseigneur, j’ose, il est vrai, beaucoup, et mon père, M. le comte de Morvan, m’a appris, lorsque j’étais tout enfant, qu’un homme de noblesse ne doit jamais laisser passer impunie une injure ! À mesure que j’ai avancé en âge, la recommandation de mon père s’est de plus en plus gravée dans mon esprit. Aujourd’hui, elle est devenue pour moi une religion !

— Allons c’est assez ! dit le duc de Chartres.

— Monseigneur, vous ne vous éloignerez pas avant de m’avoir accordé la réparation que je sollicite, humblement je vous le répète, de votre justice, reprit de Morvan, en se plaçant entre le prince et Nativa. Je vous en conjure à mains jointes, ne me forcez pas à sortir du respect que je vous dois.

— Ah ! parbleu ! voilà qui est trop fort ! Qu’en penses-tu, l’abbé ? dit le duc de Chartres, qui doué d’une extrême bravoure et d’un tempérament fougueux, commençait à sentir la colère lui monter au cerveau. Je ne sais qui me retient de bâtonner cet impertinent.

— Jour de Dieu ! vous avez péché et vous allez mourir ! s’écria de Morvan ivre de rage. Allons, Monseigneur, choisissez ! l’épée hors du fourreau ou mon gant sur votre visage !

À cette explosion de fureur si longtemps contenue, et qui aboutissait à un sanglant outrage, le duc de Chartres pâlit à son tour.

Toutefois se battre en duel avec un hobereau de province et cela dans les jardins de Versailles, pour ainsi dire sous les yeux du roi, parut au jeune prince une telle monstruosité, qu’il hésita.

— Quoi ! Monseigneur reprit de Morvan, les gazettiers ont-ils donc tellement menti en parlant de votre conduite à Mons, à Steinherke et à Nerwinde que vous ne sachiez pas comment on tient la garde d’une épée ! ou bien la bâtardise a-t-elle passé votre famille à ce point qu’il ne vous reste plus une goutte de sang noble dans les veines !…

L’impétuosité et le courage du duc de Chartres n’avaient pas besoin d’un tel stimulant pour éclater.

— En garde, monsieur ! s’écria-t-il, mettant vivement l’épée à la main.

De Morvan imita le prince. Dubois, après avoir hésité, allait s’élancer entre les combattants, lorsqu’un nouveau personnage sortit du petit bois, à la lisière duquel se passait cette scène, et se précipitant entre le duc et le chevalier :

— Arrêtez, de Morvan, dit-il en saisissant l’épée du jeune homme.

Cet homme était le baron Legoff.

— Arrière, monsieur ! s’écria le duc de Chartres.

— Je regrette, Monseigneur, de ne