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Les Boucaniers/Tome XI/VI

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIp. 223-254).

VI

À la vue du danger qui menaçait de Pointis, de Morvan sortit de la neutralité silencieuse qu’il avait observée jusqu’alors. D’un bond rapide, il s’élança entre Montbars et l’amiral qu’il couvrit de son corps : il était temps ! une seconde de plus et de Pointis tombait mort !…

À cette intervention inattendue, les yeux de Montbars s’injectèrent de sang, les muscles de son visage se contractèrent.

— Arrière, Louis, dit-il d’une voix vibrante, tu joues là un vilain jeu, enfant.

— Je remplis mon devoir, répondit résolument le chevalier. Espères-tu donc que par une lâche et condamnable inaction je devienne le complice de ton crime ?

— Encore une fois, arrière ! reprit Montbars avec violence. N’oublie point, Louis, que je brise toujours, quels qu’ils soient, les obstacles qui s’opposent à mes volontés. Je suis encore maître de moi… tout à l’heure il serait trop tard !… Retire-toi du chemin de ma justice… si tu m’aimes, évite-moi un remords !…

— Je n’ai point renié mon nom, je suis resté un de Morvan, dit froidement le chevalier ; or, un de Morvan ne laissera jamais assassiner un homme qui, par sa position, représente le roi !… Je suis loin d’approuver la conduite de l’amiral ! Je reconnais qu’il s’est indignement joué de ta bonne foi !… odieusement emparé de vos trésors ! qu’il est sans excuse !… Oui !… Mais, je te le répète, il représente le roi ! Comme tel, sa personne est sacrée !… Tout gentilhomme qui hésiterait à sacrifier son existence pour sauver, dans de semblables conditions, la vie de l’amiral, serait un misérable et un infâme !…

Et puis, à présent que j’ai vengé la mort de mon père, si je déshonorais le nom qu’il m’a légué, ma vengeance me paraîtrait un crime, je me regarderais comme un assassin !… Montbars, je te pardonne !… Je te le disais dernièrement et je ne me trompais pas… l’ambition a desséché ton cœur, vicié ta nature !… Tu n’es plus toi !…

À mesure que de Morvan parlait, — et, connaissant le caractère du flibustier, il s’exprimait dans toute la sincérité de son âme, — la physionomie ordinairement si impénétrable de Montbars, reflétait tous les sentiments intérieurs qui ranimaient l’attendrissement et la fureur s’y lisaient tour à tour !

— Louis, s’écria-t-il bientôt, je viens de payer largement par ma patience, ce que je dois à notre parenté. À présent nous sommes étrangers l’un à l’autre !… Ne vois plus en moi qu’un ennemi !… Tiens, voici un pistolet. Qu’entre nous la lutte soit égale et loyale. Défends-toi !

De Morvan hocha lentement la tête, en signe de refus.

— Le nom que tu portes n’est plus le mien, dit-il, mais le sang qui coule dans tes veines ; est celui de mon père ! Si je te tuais, et que le comte de Morvan appartînt encore à la terre, il me maudirait ! Dois-je donc moins à sa mémoire que je ne devrais à sa présence ? Non, Montbars, mon bras ne se lèvera jamais contre toi ! Un peu de pitié ! abrège mon supplice : on a beau ne pas tenir à la vie, l’attente de la mort est toujours chose pénible ! Je t’ai pardonné, que veux-tu de plus ?

— Conserver ton estime, noble enfant !… s’écria Montbars en cédant enfin à l’attendrissement. Que ta main serre la mienne, que ton regard ne se détourne pas avec horreur de moi !… Louis, tu as raison !… L’ambition a changé ma nature ! Le flibustier a tué le gentilhomme !… J’ai bien fait de prendre un autre nom !… Louis, je suis fier de toi !… C’est bien, ce que tu as fais là !… Tu es de bonne race !… Au nom de ton père, enfant, je te bénis !…

De Morvan qui ne s’attendait pas à ce bon mouvement du flibustier, se sentit tout ému. Montbars lui tendit les bras ; il s’y jeta et l’embrassa avec une joie ineffable : pour la première fois depuis sa naissance, le jeune homme comprit ce qu’aurait été pour lui la tendresse d’un père.

— Allons, Louis, partons, dit Montbars, déjà honteux de ce qu’il se reprochait comme une faiblesse. Ta générosité me coûte vingt millions : c’est cher !

— Partir, répéta de Morvan, nous ne le pouvons plus, Montbars ! Tu as levé ta main sur l’amiral ; tu as insulté en lui la personne du roi. Il te resté à lui rendre ton épée, à te livrer à sa justice !

— Moi, rendre mon épée ! Es-tu fou, Louis ?

— De deux choses l’une, Montbars : ou tu es en ce moment un chef des flibustiers, ou bien un noble gentilhomme. Comme Frère-la-Côte, tu ne dois sortir d’ici qu’après avoir tiré vengeance de l’indigne trahison dont les tiens sont victimes ; comme gentilhomme, il te faut payer le crime de lèse-majesté dont tu t’es rendu coupable.

— Louis, tu as raison !… dit Montbars vaincu par la rigide et logique loyauté du jeune homme, j’ai marché jusqu’ici dans une fausse voie !… Le temps n’est pas encore venu où les esprits élevés peuvent accomplir de grandes choses, en dehors de la royauté ! Si j’avais toujours mis ma force et mon intelligence au service de Louis XIV, j’aurais contribué à la prospérité de la France, légué mon nom à l’histoire !… Au lieu de cela, à quoi ont abouti mes prodigieux efforts ?… À fournir de l’or aux orgies de misérables bandits ! à me valoir une autorité contestée !… à me laisser dans l’obscurité, a me forcer de renier le nom de mon père… mon vrai nom !…

De Montbars s’arrêta un moment, puis s’avançant vers de Pontis.

— Monsieur l’amiral, lui dit-il d’une voix douloureusement affectée, voici mon épée.

Le baron se redressa de toute sa hauteur, et repoussant, par un geste plein de dignité, l’épée que le flibustier lui présentait :

Au nom du roi mon maître, qui, par cette marque de clémence désire reconnaître la belle conduite de M. le chevalier de Morvan, dit-il, votre crime vous est remis.

À ces paroles hautaines, Montbars baissa la tête, et un soupir s’échappa de sa poitrine !

— Ah ! murmura-t-il, ce moment de honte volontaire rachète bien tout mon passé !

— Quant à vous, M. de Morvan, continua l’amiral, vous avez doublement fait votre devoir et comme soldat et comme sujet… votre main !…

Le chevalier, au lieu de saisir la main que l’amiral lui tendait, se recula d’un pas !

— Amiral, demanda-t-il froidement, est-ce M. le baron de Pointis qui veut bien m’offrir son amitié, ou le fondé de pouvoirs du roi qui me parle au nom de son maître !

— C’est le baron de Pointis, monsieur…

— Alors, monsieur, le baron, je repousse votre main, je ne vous trouve pas digne de mon amitié.

L’amiral tressaillit.

— Que dites-vous, monsieur ? demanda-t-il avec hauteur.

— Je dis et je répète, baron de Pointis, que je ne juge pas digne de l’honneur de mon amitié, celui qui n’a pas craint de voler, ainsi que vous l’avez fait, les flibustiers de Saint-Domingue ! Comme amiral, je vous respecte ; comme homme, je vous méprise !

À cette insulte sanglante, le baron de Pointis pâlit. Il était facile de deviner, à l’altération de ses traits, la profonde émotion que lui causait cette injure.

— Chevalier, dit-il, après un moment de silence, vous avez le cœur loyal, mais l’esprit léger ! Avant de traiter, avec un tel mépris un vieux soldat, un gentilhomme, vous auriez dû réfléchir ! La différence d’âge et de position qui existe entre nous me permet de vous excuser !… Chevalier, il est dans la vie politique des exigeances que vous ignorez encore !

En volant l’or des flibustiers, j’emploie l’expression dont vous vous êtes servi, je ne fais qu’obéir aux ordres de Sa Majesté, et en mon âme et conscience, je crois rendre un immense service à la civilisation, à l’humanité. Chevalier, je ne vous retiens plus.

À ce congé formellement exprimé, de Morvan s’inclina profondément devant l’amiral, et suivi de Montbars, il sortit de la chambre du conseil.

— Quel malheur, Louis, lui dit le flibustier en redescendant dans l’embarcation, que tu m’aies empêché d’accomplir mon projet ! Mes mesures étaient bien prises ! Au point de vue de l’art, je regretterai toujours d’avoir manqué cette belle occasion.

À peine eut-il mis le pied sur le pont de la Serpente, que Montbars fut entouré par son équipage qui attendait son retour avec anxiété.

— Eh bien ! mes amis, leur dit-il avec un sourire moqueur, : il m’aurait fallu pour m’emparer du Sceptre risquer de faire tuer une dizaine de Frères-la-Côte !… Connaissant vos pacifiques dispositions du moment, j’ai jugé que jamais vous ne m’auriez pardonné ce sacrifice, et je me suis abstenu.

À ce reproche de leur chef, les flibustiers baissèrent la tête. Si Montbars eût insisté, il aurait alors aisément obtenu leur assentiment pour engager le combat.

C’était là, du reste, un fait assez bizarre de voir deux cents hommes repentants et humiliés parce qu’ils avaient refusé d’attaquer plus de trois mille ennemis.

Les flibustiers pouvaient avoir seuls de pareils repentirs.

La Serpente, après son inutile et courte campagne, fut relâcher à l’entrée de la rade, auprès du fort détruit de Boca-Chica. Il était en effet impossible, aux deux cents hommes, dont se composait son équipage, de retourner occuper la ville de Carthagène, alors complètement dénuée de troupes et retombée au pouvoir des Espagnols.

Quinze jours se passèrent dans cette relâche forcée. La vue de l’escadre royale, retenue par les vents contraires, exaspérait les flibustiers, qui ne pouvaient s’habituer à la pensée du vol énorme commis par de Pointis à leur préjudice.

L’amiral, fidèle cette fois à sa parole, leur avait fait offrir cinquante piastres par tête, somme égale à celle que les matelots et les soldats royaux avaient reçue : les flibustiers avaient rejeté avec mépris une pareille proposition.

Quant à Ducasse, placé sous les ordres de de Pointis depuis les dernières dépêches venues de Versailles, il avait été envoyé en mission par l’amiral.

Tentés par la magnifique occasion que leur présentait l’état contraire des vents, qui empêchait l’escadre de prendre la mer, les flibustiers avaient envoyé de tous les côtés des éclaireurs à la recherche de l’expédition partie pour l’intérieur des terres, sous les ordres du beau Laurent.

Chose étrange ! aucun de ces éclaireurs n’avait pu obtenir le moindre renseignement sur la direction suivie par les trois colonnes détachées.

On en était à se demander si les corps tombés dans de fortes embuscades n’avaient pas été détruits par les Espagnols !

De Montbars, depuis sa scène avec de Pointis restait, des journées entières, seul, à réfléchir.

Il était évident qu’un important travail se faisait dans son esprit.

— Mon cher Louis, dit-il un soir à de Morvan, qu’il rencontra se promenant avec Fleur-des-Bois sur la plage, tu ne peux te figurer la reconnaissance que je te dois. En me montrant la folie qu’il y avait à lutter contre le pouvoir royal, tu as donné une salutaire et nouvelle direction à la fièvre d’activité qui me dévore. J’ai combiné de nouveaux plans. J’entrevois à présent des horizons dont l’étendue sourit à ma hardiesse. Sous peu, je partirai pour la France. Je reverrai le roi. Bientôt, crois-moi, tu seras glorieux et fier de servir sous mes ordres.

Quant à Fleur-des-Bois, un grand changement s’était aussi opéré en elle.

Quoiqu’elle passât tout son temps en compagnie de son chevalier Louis, elle n’avait plus de ces doux et joyeux sourires qui jadis faisaient épanouir ses lèvres.

En proie à une tristesse qu’elle essayait en vain de cacher, souvent de Morvan la surprenait les yeux baignés de larmes.

Aux tendres reproches qu’il lui adressait alors sur le manque de confiance qu’elle lui montrait, Fleur-des-Bois se contentait de répondre qu’elle était parfaitement heureuse, puis elle trouvait un prétexte pour s’éloigner, afin d’éviter de nouvelles questions.

Le vingtième jour depuis le départ de Carthagène de l’escadre royale, les vents contraires, qui jusqu’alors avaient régné, cessèrent, et la flotte mit à la voile, accompagnée par les malédictions, et les imprécations des flibustiers.

Le soir même de ce départ, Laurent arriva à Boca-Chica avec les trois corps expéditionnaires.

Aux questions qui lui furent adressées, il répondit qu’il avait été obligé, afin d’éviter de fortes embuscades, de bivouaquer dans les bois.

Il serait impossible de rendre la fureur des quinze cents Frères-la-Côte, lorsqu’ils apprirent, à leur retour, l’indigne trahison de de Pointis, le vol dont ils étaient victimes !

Ce ne fut qu’un cri de haine et de vengeance. Tous voulaient s’embarquer et poursuivre la flotte royale !

— Amis, leur dit Laurent, je partage votre indignation et je donnerais dix ans de ma vie pour me trouver aux prises avec nos voleurs. Mais hélas ! il n’y faut pas songer. Des obstacles insurmontables s’opposent à la réalisation de ce projet. D’abord qui nous assure que nos navires laissés dans le port de Carthagène n’ont pas été détruits par les Espagnols. En supposant même que nous les retrouvions intacts, réfléchissez au temps qu’il nous faudrait pour les mettre en état de prendre la mer, à l’avance que l’escadre a sur nous. Non, je vous le répète, il est à présent trop tard pour en appeler à la force !

Et puis nous sommes sans chef ! Ducasse est loin de nous !… Mes amis, ajouta Laurent, après avoir réfléchi, une heureuse inspiration m’est venue !… Voulez-vous me confier la lourde tâche du commandement, me mettre à votre tête ?… Je m’engage sur mon honneur à vous faire retrouver des richesses au moins égales à celles que l’on nous a ravies !…

À ces paroles prononcées avec feu et conviction, les flibustiers répondirent par des cris d’enthousiasme. Laurent fut reconnu, par acclamation, chef suprême des forces actuellement réunies, que l’absence de Ducasse laissait sans direction.

Cette scène se passait sur la plage : Montbars, attiré par les cris qu’il entendait, accourut aussitôt. Hélas ! il était trop tard… Laurent était investi de la toute-puissance.

Montbars s’attendait si peu à un tel événement, qu’un instant il en fut étourdi.

— Du courage, lui dit de Morvan, qui en le voyant venir s’était rapproché de lui, cette ingratitude est un bonheur pour toi ; elle te montre combien tu aurais tort de compter sur ces misérables, de continuer à te sacrifier pour eux, de songer à faire de ces bandits une nation ! Il suffit, tu le vois, de leur montrer de l’or en perspective pour devenir leur idole, pour leur faire renier l’homme à qui ils doivent tout ! Montbars, cette désillusion est la fin de ton rêve ! Tu es riche, jeune encore, rien ne t’empêche de reprendre ton nom et ton rang. Le roi saura dignement employer tes puissantes facultés. Repousse ton passé loin de toi, recommence une nouvelle existence !

— Louis, répondit le flibustier qui serra la main du jeune homme à la broyer, tu ne connais rien au cœur humain !… Depuis longtemps déjà, je m’en aperçois maintenant, je ne portais plus aucun intérêt aux Frères-la-Côte !… Je n’obéissais qu’à mon ambition !… Que veux-tu ? l’habitude du commandement m’a donné l’amour de la domination ! Je sais que j’ai tort !… Cela te prouve combien mon mal est incurable ! C’est l’île de Saint-Domingue que j’ai fixé pour être le théâtre de ma gloire !… Je ne retournerai pas en Europe ! Après tout, il vaut mieux que la sourde lutte engagée entre Laurent et moi prenne un caractère décidé, se produise au soleil ! Le dénoûment se fera moins attendre…