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Les Castes dans l’Inde/Partie 1/Chapitre 1

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Ernest Leroux (p. 41-56).

I


Nous sommes enclins à considérer, hors de chez nous et de notre civilisation, les faits sociaux sous le même jour où ils nous apparaissent dans notre civilisation et parmi nous. C’est une habitude dont il faut se défaire en se transportant dans l’Inde.

Notre monde occidental est enfermé dans un réseau d’institutions, de lois fixes, qui laissent le moins de marge possible à l’imprévu, à la variété, aux conflits. L’Inde est essentiellement gouvernée par la coutume, autorité tenace à la fois et capricieuse, soumise à des influences locales infiniment changeantes, très puissante dans son action prochaine, fort insoucieuse des vues lointaines et de l’ordonnance des ensembles. C’est le règne de la complexité opposé au goût de la simplification, l’enchevêtrement hasardeux des organismes indépendans en face de la structure, plus ou moins heureuse, mais réfléchie et coordonnée, d’organes soigneusement distingués et contenus chacun dans une action définie. C’est que la société hindoue, en dépit de son long passé, a, jusqu’à nos jours, conservé un type très primitif. Il ne s’y est point développé un état politique comparable, je ne dis pas à notre état moderne, mais même au régime plus étroit des cités antiques. En l’absence de toute loi politique proprement dite, l’influence à la fois religieuse et sociale des brahmanes a bien pu, par son impulsion séculaire et incessante, mais lente, successive, imprimer à l’ensemble une physionomie commune, réduire sous un certain niveau les antinomies les plus choquantes ; elle n’a pas fait l’unité, moins encore l’uniformité. Elle n’a même pas pu faire l’unité nationale ; lacune capitale et significative.

La pénétration aryenne s’est produite dans l’Inde peu à peu, inégalement. Il est douteux que, même dans le nord-ouest, l’afflux de la race envahissante ait été assez abondant pour refouler ou pour absorber complètement les populations antérieures, d’autre origine. Dans le sud, l’infiltration a été plus restreinte et plus tardive. En sorte que, dans l’Inde entière, les races non aryennes forment partout un contingent notable, quand ce n’est pas la majeure partie, de la population. Malgré le vernis uniforme passé sur l’ensemble par la civilisation conquérante, des usages, des traditions, des penchans ont donc survécu qui lui sont étrangers ou contraires. Aujourd’hui encore des groupes plus ou moins larges de ces populations anciennes entrent, sous nos yeux, dans le cadre général de la vaste communauté brahmanique.

On prévoit ce qu’un pareil mélange, si actif et si instable, doit entraîner de complications et d’incohérences, et à quel point il en faut tenir compte si l’on veut se faire de l’état des choses une image vivante. Les faits même les plus généraux supportent des exceptions infinies. Une exposition méthodique serait immense, tant le terrain est vaste ; tout résumé est nécessairement imparfait, et trompeur en un sens, tant les espèces sont variées. Je n’ai à tenter ici ni l’un ni l’autre. Au moins faut-il essayer de bien poser le problème.

Faisons abstraction de quelques populations décidément inférieures par la race, isolées par les circonstances géographiques et par l’histoire, secondaires par l’importance numérique : l’Inde toute entière nous apparaît, non pas comme une simple collection d’individus, mais comme une agglomération d’unités corporatives. Le nombre, le nom, les caractères, la fonction en varient à l’infini ; partout elles forment le cadre invariable et, semble-t-il, nécessaire de la population. La communauté de famille s’est, dans de vastes régions, maintenue ou restaurée ; la communauté de village doit une autonomie très large soit à l’usage traditionnel, soit surtout à l’impuissance du pouvoir central ; car, avant la domination anglaise, son héritière, il ne disposait guère de rouages savans ; il limitait volontiers à la levée de l’impôt son action normale. Mais ce sont des groupes moins restreints que j’ai ici en vue. Ils ne sont de leur nature liés à aucune répartition géographique limitée ; ils embrassent beaucoup de villages ou s’enchevêtrent sur un même domaine avec une multitude de groupes analogues. Inégaux par le nombre, opposés par les usages, ils ont pourtant des traits communs qui les coordonnent en une même catégorie : ils se distinguent par des dénominations particulières, se réunissent en assemblées pour connaître de certaines affaires ; ils s’isolent par un soin jaloux à ne se point marier entre eux et par la règle qui leur interdit des uns aux autres tout contact et toute communauté de repas ; ils se différencient par leurs occupations, qui sont pour chacun spéciales et héréditaires ; ils possèdent une juridiction qui veille à l’observation stricte des règles que sanctionne leur tradition. Ce sont autant de castes ; il faut ajouter : ou de quasi-castes.

En effet, malgré la ressemblance générale de tous ces groupes, malgré l’analogie des pratiques qu’ils maintiennent et du fonctionnement par lequel ils les maintiennent, les diversités sont profondes.

Beaucoup ont une existence toute locale ; plusieurs, des lois très exceptionnelles. L’aristocratie militaire des Naïrs, confinée sur la côte du Malabar, est fondée sur la polyandrie. Dans le Penjab où la conquête musulmane et l’infiltration constante d’éléments étrangers a sensiblement agi sur la constitution sociale du pays, des classes nombreuses, celles par exemple des Pathans, des Beloochis[1], dont le nom atteste l’origine géographique plus ou moins pure, sont affranchies de plusieurs lois qui caractérisent essentiellement la caste proprement dite. A un autre bout de l’Inde, dans le Bengale, nombre d’unités corporatives, tout en se rapprochant le plus qu’elles peuvent de la constitution consacrée pour la caste par les préceptes brahmaniques, sont dénoncées soit par leur nom, soit par l’autorité concordante de tous les témoins, comme des groupes anâryens imparfaitement assimilés ; elles ne sont enveloppées qu’assez arbitrairement dans les cadres de l’organisation hindoue. De même partout. En sorte que, partout, la notion de tribu ou de clan et la notion de caste se côtoient ou se pénètrent à des degrés divers.

Il nous faut pourtant déterminer avec une approximation suffisante les traits les plus généraux qui caractérisent la caste, en tant qu’il est possible d’en ramener les dégradations à un type commun.

On a souvent, — particulièrement les Hindous élevés à l’anglaise, très jaloux au fond de rapprocher le plus qu’ils peuvent leur race des nôtres et d’abaisser les barrières qui séparent l’Inde de l’Europe, — comparé les castes aux distinctions sociales qui existent parmi nous. La hiérarchie, assez instable suivant les régions, mais nettement établie dans chacune par le sentiment public, entre les diverses castes, y fournissait un prétexte naturel. La caste pourtant ne correspond que de très loin à nos classes sociales. La constitution en est autrement forte, la portée autrement précise. C’est une institution, et une institution essentielle.

Elle n’embrasse pas seulement la très grande majorité de la population de l’Inde ; elle y est si bien le cadre normal de la société, elle est si intimement liée à sa vie religieuse, que l’on a pu, non sans apparence, la considérer comme l’âme même de ce corps assez indéterminé, assez fluide, de coutumes et de croyances que l’on appelle l’hindouisme. Bien des doctrines plus ou moins hétérodoxes se sont élevées qui, — soit théoriquement et en termes exprès, soit indirectement et par la logique de leurs dogmes, — en attaquaient la légitimité ou en minaient les fondements ; ces doctrines ont disparu ou végété obscurément ; la caste a survécu indestructible. L’islamisme a de vive force pénétré dans l’Inde, il y a conquis une large place ; peu à peu la caste a triomphé de son opposition native, de ses répugnances ; presque toujours elle l’a enveloppé et retenu dans son invincible réseau. C’est en adoptant le type officiel de la caste que, de nos jours encore, les populations aborigènes qui sont demeurées le plus longtemps en dehors de la civilisation hindoue en forcent l’entrée et réclament, une place au foyer commun.

Malgré les confusions que pourraient accréditer des inexactitudes de langage, il n’y a pas à proprement parler, d’outcasts dans l’Inde. Les individus mêmes que des causes diverses chassent de leur caste native forment bien vite le noyau de nouveaux groupements. Deux ressources seulement s’offrent à eux : ou de se faire incorporer dans des castes inférieures, ou de s’unir à des compagnons d’infortune pour constituer des castes nouvelles. Et de fait, on comprend que, dans le jeu normal de tous ces corps fermés, il n’y ait pas pour l’individu isolé de vie possible. Le Paria sur lequel, depuis Bernardin de Saint-Pierre, les âmes sensibles se sont attendries, n’est pas l’être esseulé et proscrit que l’on se figure. Le groupe auquel il appartient peut être très misérable, très méprisé ; encore appartient-il à un groupe. Il y a des castes de Parias qui, malgré tout le dédain des brahmanes, ne se font pas faute d’avoir leurs prétentions : elles trouvent des voisines à dédaigner.

C’est dire combien fourmillent ces groupes de populations, castes ou tribus analogues à la caste. C’est par centaines qu’ils se comptent dans une province. J’en relève plus de cent vingt dans le seul district de Poona qui compte environ 900 000 habitants. Encore ce chiffre ne donne-t-il qu’une idée imparfaite du morcellement réel. Il représente le nombre des castes proprement dites ; mais la plupart se partagent en subdivisions qui, malgré la communauté du nom générique, malgré l’analogie des usages et des coutumes, forment à plusieurs égards, notamment du point de vue du mariage, autant de castes distinctes. Dans ce même district de Poona, les Brâhmanes que, de loin et sur la foi des théories, nous sommes habitués à considérer comme une caste unique pour l’Inde entière, sont réellement fractionnés en quinze castes ; quelques unes, et non des plus étendues, se scindent à leur tour en plusieurs subdivisions qui ne se marient point entre elles. Ainsi partout.

Des tableaux d’ensemble, dressés sur les recensements de 1881[2], ne consignent pas moins de 855 castes différentes, comptant au moins mille membres ou réparties dans plus d’une province ou d’un État natif. En ajoutant celles qui sont moins nombreuses ou qui n’existent que dans une seule province ou un seul État, on arrive au chiffre de 1929. Combien encore ce calcul ne reste-t-il pas au dessous de la vérité ! Il enregistre sous un seul article près de 14 millions de Brâhmanes, 12 millions de Kounbis, 11 millions de Chamârs, etc. Or les uns et les autres, bien qu’ils revendiquent une dénomination identique, dans le fait, se résolvent en une multitude de castes secondaires qui constituent autant de corporations autonomes, qui se méprisent le plus souvent les unes les autres, et n’acceptent d’ordinaire ni de se marier entre elles, ni de manger en commun. C’est en effet chez toutes les castes une tendance caractéristique de se morceler en groupes de plus en plus multipliés : autant de coteries dans un milieu social commun.

Les noms que portent castes et sous-castes ne sont pas toujours transparens. À part deux ou trois titres, — comme celui de Brahmanes, de Râjpouts, — qui sont génériques et d’emploi traditionnel, la plupart de ceux dont la signification se laisse démêler remontent par leur origine à l’une ou à l’autre de ces quatre catégories : noms géographiques empruntés suivant les cas soit à une simple localité, soit à une province ; noms professionnels, rappelant soit une occupation propre au groupe, soit, pour des castes brâhmaniques, une spécialité dans leurs attributions sacerdotales ; noms d’objets ou d’animaux avec lesquels la corporation se reconnaît, en vertu de contes traditionnels ou de pratiques religieuses, des attaches particulières ; noms patronymiques, qui se rapportent à un ancêtre supposé, soit directement, soit par le détour d’un sobriquet. On pense bien que, pour la plupart des noms qui semblent appeler un commentaire, les castes qui les portent restent rarement à court de légendes — d’ordinaire fort invraisemblables, — destinées à en expliquer l’origine. Il faudrait le plus souvent renverser la relation : le nom a inspiré le conte plus souvent que le fait incorporé dans le conte n’a suscité le nom.

De ces récits, ceux qui méritent le plus de crédit sont sans doute les traditions qui se réfèrent à des migrations plus ou moins lointaines dont le nom de la caste perpétue le souvenir ou la prétention. Elles nous montrent ces migrations, surtout parmi les castes supérieures, singulièrement fréquentes. Elles ne sont pas moins significatives. Le sentiment national n’existe guère. La vie se concentre dans un foyer plus étroit. Par les liens qu’elle noue, par la solidarité qu’elle crée, par les pratiques qu’elle consacre, la communauté de la caste ou de la tribu suffit à satisfaire les affections, à protéger les intérêts, à rassurer les préjugés. C’est ce cercle qui constitue la vraie patrie ; sous sa sauvegarde, l’instabilité est et surtout a été grande : les individus emportaient avec eux les attaches auxquelles ils mettent le plus de prix ; les groupemens qui essaimaient se reconstituaient sans peine, dans des milieux nouveaux, sous l’action permanente des mêmes instincts. Plus que jamais l’Inde nous apparaît ainsi comme un complexe immense d’organismes mobiles. Ils sont unifiés par des facteurs très divers. Il est d’abord certain que les variétés d’origine et de race y tiennent leur bonne place.

Est-ce à la persistance des souvenirs, des inimitiés qu’elles éveillent que se doivent ramener les dissensions qui en maints endroits se perpétuent entre castes diverses? Elles frappent d’autant plus que cette population est naturellement plus pacifique. L’hostilité la plus durable, la plus fameuse, est celle qui, dans le sud de l’Inde, partage ce qu’on appelle la « main droite » et la « main gauche ». Les deux catégories correspondent, semble-t-il, au moins en gros, à une répartition en castes d’artisans et castes agricoles[3]. L’origine et l’histoire n’en ont jamais pu être éclaircies. Ce qui est sûr, c’est que leur rivalité a été et est encore la source de conflits violens qui divisent la population en camps ennemis. Certains privilèges que revendique l’une ou l’autre « main », au moindre empiétement, allument la lutte[4]. Elle a souvent provoqué des soulèvemens qui, « se communiquant de proche en proche, semaient le trouble sur une grande étendue de pays, donnaient occasion à des excès de tout genre et se terminaient fréquemment par des batailles sanglantes ».

Des faits pareils, quoique plus circonscrits, sont signalés en bien des régions[5]. Souvent ce sont des prétentions rivales à des avantages honorifiques qui, cause ou prétexte, donnent naissance à ces conflits. Elles sont à nos yeux assez futiles. Elles passionnent singulièrement les intéressés. C’est que, partout, l’organisation des castes est devenue le cadre d’une véritable hiérarchie ; chacune y a son rang marqué par la tradition ou par l’opinion ; chacune le maintient à tout prix ou s’efforce de s’élever dans l’échelle. Il y a là un trait tout à fait caractéristique pour la physionomie générale de l’institution.

Le pivot de cette hiérarchie, c’est la supériorité reconnue de la caste brâhmanique et de ses nombreuses ramifications. On a pu dire que la place attribuée à chaque caste dépendait essentiellement de sa relation avec la caste brâhmanique, des marques de ménagemens ou de dédain qu’elle en recevait[6]. En dépit de la déconsidération relative qui a frappé nombre de leurs castes, les brâhmanes tiennent presque partout la tête[7] ; leur ascendant religieux a assuré une puissante autorité à des classifications qui, dans une large mesure, se fondent sur des préceptes et des préjugés religieux. Il est très rare que leur supériorité ait été contestée[8]. Mais souvent, pour se rapprocher d’eux, la lutte a été, entre les classes moins favorisées, obstinée et ardente. Toutes les castes, même les plus déshéritées, sont animées d’un amour-propre, d’une passion d’exclusivisme qui a étrangement envenimé ces querelles. Tous les moyens, depuis la corruption et la ruse, jusqu’à la force ouverte, sont mis en œuvre par des groupes divers pour affirmer ou pour conquérir telles prérogatives qui les relèvent dans la considération publique[9].

Les territoires sont immenses, des races diverses d’origine et d’aptitudes s’y coudoient et s’y mêlent, des groupes s’enchevêtrent, inégalement développés, fractionnés à l’infini, faciles aux déplacements, parfois engagés entre eux dans des luttes acharnées. Faut-il donc renoncer à présenter de l’institution un tableau d’ensemble ? Il ne peut manquer d’être incomplet ; il ne sera pas nécessairement décevant et faux. Quelque discordance qu’enveloppe l’unité apparente du système, il s’appuie en vérité sur beaucoup d’analogies fondamentales. Il suffira de se souvenir qu’aucune affirmation ne doit être considérée comme absolue, que la parenté des faits laisse place à une foule de nuances, que seuls les traits les plus généraux embrassent tout le domaine.

Ceci bien entendu, figurons-nous un groupe corporatif fermé, et, en théorie du moins, rigoureusement héréditaire, muni d’une certaine organisation traditionnelle et indépendante, d’un chef, d’un conseil, se réunissant à l’occasion en assemblées plus ou moins plénières ; uni souvent par la célébration de certaines fêtes ; relié par une profession commune, pratiquant des usages communs qui portent plus spécialement sur le mariage, sur la nourriture, sur des cas divers d’impureté ; armé enfin, pour en assurer l’empire, d’une juridiction de compétence plus ou moins étendue, mais capable, sous la sanction de certaines pénalités, surtout de l’exclusion soit définitive soit révocable, de faire sentir efficacement l’autorité de la communauté : telle en raccourci nous apparaît la caste. 1

  1. Denzil Charles Jelf lbbetson, Report on the census of the Panjâb (1881), Calc. 1883, I, p. 176.
  2. Kitts, Compendium of Castes and Tribes found in India, Bombay, 1883.
  3. Cf. Burnell-Yule, Hobson Jobson, s. v. caste.
  4. Abbé Dubois, Mœurs, etc., I, 15 suiv.
  5. Cf. par exemple, la note Caste factions d’Elliot, dans l’Asiatic Quarterly, avril 1892, p. 438 suiv.
  6. Jogendra Chandra Ghosh, Calc. Review, oct. 1880, p. 81-2. Cf. Guru Proshad Sen, ibid., juillet 1890, p. 61-5.
  7. Cf. par exemple, Dubois, op. laud, I, 143-4 ; 161.
  8. Cf. cependant Dubois, I, 13.
  9. Guru Proshad Sen, Calc. Review, juillet 1890, p. 54-5 ; Steele, Hindoo Castes, p. 96-97.