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Les Chasseurs d’abeilles/11

La bibliothèque libre.
Roy & Geffroy (p. 98-107).


XI

LE RANCHO


Le chemin que les deux voyageurs avaient à faire en compagnie était assez long ; don Estevan n’aurait pas été fâché de l’abréger en causant avec don Fernando, d’autant plus que la façon dont il avait fait connaissance avec lui et l’aspect sous lequel il s’était révélé avaient au plus haut point excité la curiosité du jeune homme. Malheureusement, don Fernando Carril ne semblait nullement disposé à soutenir la conversation, et, malgré tous ses efforts, le mayordomo se vit enfin contraint à se conformer à la disposition d’esprit de son compagnon et à imiter sa taciturnité.

Ils avaient depuis longtemps déjà laissé le village derrière eux et côtoyaient au petit galop les rives accidentées du rio Vermejo, lorsqu’ils entendirent à peu de distance devant eux résonner le galop précipité d’un cheval ; nous disons ils entendirent, parce que, peu de temps après leur départ de la grotte, le soleil déjà fort bas avait enfin disparu au-dessous de la ligne de l’horizon, et, presque sans transition, d’épaisses ténèbres avaient succédé aux lueurs éclatantes du jour.

Au Mexique, où la police n’existe pas, ou du moins n’existe que de nom, chacun est contraint de se protéger soi-même ; deux hommes qui la nuit se rencontrent sur une route ne s’accostent qu’avec les plus grandes précautions et ne se laissent approcher qu’après s’être assurés qu’ils n’ont rien à redouter.

— Passez au large ! cria don Fernando à la personne qui s’approchait, lorsqu’il jugea qu’elle était arrivée à portée de voix.

— Pourquoi donc cela ? Vous savez bien que vous n’avez rien à craindre de moi, répondit-on en même temps que cessait le bruit causé par le galop du cheval, ce qui dénotait que son cavalier l’avait arrêté.

— Je connais cette voix, dit le Mexicain.

— Et l’homme aussi, señor don Fernando, car il n’y a pas bien longtemps que vous l’avez rencontré : je suis el Zapote.

— Ah ! ah ! fit en riant don Fernando, c’est toi, Tonillo ; avance, mon garçon.

L’autre s’approcha immédiatement.

— Que diable fais-tu à cette heure de nuit sur les routes ?

— Je viens d’un rendez-vous et je retourne au pueblo.

— Je crains que ce rendez-vous ne cache quelque affaire scabreuse.

— Vous me faites injure, don Fernando, je suis un honnête homme.

— Je n’en doute pas ; du reste, tes affaires ne sont pas les miennes, je ne veux donc pas m’en mêler. Allons, adieu, Tonillo !

— Un instant, s’il vous plaît. Puisque je suis assez heureux pour vous rencontrer, accordez-moi quelques minutes, d’autant plus que je vous cherchais.

— Toi ! Est-ce encore pour une affaire du genre de celle de l’autre jour ? Je croyais que tu avais renoncé à cette sorte de spéculation qui, avec moi, ne te réussit que médiocrement.

— Voilà la chose en deux mots, don Fernando ; après ce qui s’est passé l’autre jour, j’ai réfléchi que je vous devais la vie et que par conséquent je n’avais plus ma liberté d’action vis-à-vis de vous ; mais vous le savez, señor, je suis caballero, et, comme un honnête homme n’a que sa parole, je résolus d’aller trouver l’homme qui m’avait acheté votre mort et de lui rendre l’argent qu’il m’avait payé ; c’était dur de débourser une aussi grosse somme, cependant je n’hésitai pas. On a bien raison de dire qu’une bonne action trouve toujours sa récompense.

— Tu dois le savoir mieux que qui que ce soit, dit en riant don Fernando.

— Vous riez ? eh bien ! jugez ! Je cherchais donc la personne en question, dont il est inutile de vous dire le nom…

— Oui, d’autant plus que je le sais.

— Ah ! très bien, alors. Ce matin, un caballero de mes amis m’avertit que cette personne désirait, elle aussi, causer avec moi ; cela s’arrangeait à merveille. Mais jugez de mon étonnement lorsque, au moment où je me préparais à rendre la somme et à renoncer à l’affaire, cette personne me dit que, maintenant, la paix était faite entre vous, que vous étiez le meilleur de ses amis, et me pria de garder les cent piastres pour m’indemniser du dérangement qu’elle m’avait causé.

— Était-ce donc avec cette personne que tu avais rendez-vous ce soir ?

— Oui ; je la quitte à l’instant même.

— Très bien ! Continue, compadre.

— Donc, caballero, maintenant que cette affaire est terminée à mon honneur, je m’en flatte, me voilà libre de suivre mes inclinations, et tout à vous, si vous voulez m’employer.

— Je ne dis pas non ; peut-être aurai-je besoin de toi d’ici à quelques jours.

— Vous ne vous repentirez pas de m’employer, señor ; vous serez toujours sûr de me rencontrer chez…

— Ne t’occupes pas de cela ! interrompit vivement don Fernando ; quand le moment sera venu, je te trouverai.

— A votre aise, señor ; maintenant, permettez-moi de prendre congé de vous, ainsi que de cet honorable caballero, votre ami.

— Au revoir, Zapote ! bon voyage !

Le lepero continua allègrement sa route.

— Señor, dit alors don Estevan, dans quelques minutes nous arriverons au rancho que j’habite avec ma mère ; je serais heureux de vous offrir un abri pour cette nuit.

— Je vous rends grâce de cette courtoisie, j’accepte de grand cœur ; ce rancho est-il éloigné de las Norias ?

— D’une lieue à peine ; s’il faisait jour, vous apercevriez d’ici les hautes murailles de l’hacienda ; permettez-moi de vous servir de guide pour arriver à ma pauvre demeure.

Les cavaliers appuyèrent alors sur la gauche, et s’engagèrent dans un large sentier bordé d’aloès ; bientôt les aboiements assez rapprochés de plusieurs chiens de garde et deux ou trois lumières qu’ils virent briller dans l’ombre leur apprirent qu’ils ne tarderaient pas à atteindre le but de leur longue course.

En effet, après avoir marché environ dix minutes, ils se trouvèrent devant une maison assez petite, mais d’apparence confortable, sous le zaguan de laquelle plusieurs personnes armées de torches semblaient attendre leur arrivée.

Ils s’arrêtèrent devant le péristyle, mirent pied à terre et, après avoir confié leurs chevaux à un peon qui les emmena, ils entrèrent dans la maison, don Estevan précédant son hôte, afin de lui faire les honneurs de sa demeure.

Ils se trouvèrent alors dans une chambre assez vaste, meublée de quelques butacas, de quelques equipales et d’une table massive sur laquelle le couvert était mis pour plusieurs personnes ; les murs de cette chambre, blanchis à la chaux, étaient garnis de six ou huit tableaux affreusement enluminés, représentant les saisons, les cinq parties du monde, etc.

Une femme d’un certain âge, vêtue avec une certaine recherche et dont les traits, bien que flétris par la vieillesse, conservaient encore la trace d’une grande beauté, se tenait debout au milieu de la pièce.

— Ma mère, lui dit don Estevan en s’inclinant respectueusement devant elle, permettez-moi de vous présenter don Fernando Carril, un honorable caballero qui consent à être notre hôte pour cette nuit.

— Qu’il soit le bienvenu, répondit doña Manuela avec un gracieux sourire, cette maison et tout ce qui s’y trouve sont à sa disposition.

Don Fernando salua profondément la mère du jeune homme et répondit :

— Señora, je vous remercie mille fois de ce bon accueil.

Doña Manuela, en apercevant l’étranger, avait tressailli, elle n’avait qu’avec peine réprimé un mouvement de surprise ; le son de sa voix la frappa non moins vivement, et elle jeta sur lui un regard profondément scrutateur ; mais au bout d’un instant elle secoua la tête comme si elle reconnaissait avoir commis une erreur, et reprenant la parole :

— Veuillez vous asseoir, dit-elle en indiquant la table d’un geste plein de cordialité ; dans un instant on vous servira les rafraîchissements dont une longue course à cheval, en aiguisant votre appétit, vous rendra moins sensible la frugalité.

Doña Manuela s’assit elle-même à table, don Estevan se plaça à sa gauche et don Fernando à sa droite ; trois ou quatre peones entrèrent alors et s’assirent, sur un signe de leur maîtresse, à l’extrémité opposée.

Le repas était frugal en effet : il se composait de haricots rouges au piment, de tasajo, d’une poule au riz et de tortillas de maïs, le tout arrosé de pulque et de mezcal.

Les deux jeunes gens firent honneur aux mets placés devant eux et mangèrent comme des hommes qui viennent de faire dix lieues à cheval sans s’arrêter.

Doña Manuela voyait avec plaisir disparaître les mets dont elle chargeait incessamment leurs assiettes et les excitait par tous les moyens à satisfaire leur appétit.

Lorsque le repas fut terminé, les convives passèrent dans une pièce intérieure dont l’ameublement était plus confortable et qui servait de salon aux habitants de la maison.

La conversation qui, naturellement, avait été assez languissante pendant le dîner, s’anima peu à peu et bientôt atteignit, grâce aux efforts de doña Manuela, ce ton de douce familiarité qui bannit toute contrainte et double les charmes d’une causerie intime.

Don Fernando semblait se laisser aller avec un secret plaisir à cette conversation à bâtons rompus, qui sautait incessamment d’un sujet à un autre, il écoutait avec complaisance les longs récits de doña Manuela et répondait avec une apparente bonhomie aux questions que parfois elle lui adressait.

— Êtes-vous costeno ou tierras adentro[1], caballero ? demanda tout à coup la bonne dame à son hôte.

— Ma foi ! señora, répondit-il en souriant, je vous avoue franchement que je serais assez embarrassé de vous répondre.

— Pourquoi donc cela, señor ?

— Par la raison toute simple que j’ignore complètement où je suis né.

— Cependant vous êtes hijo del país, Mexicain, enfin ?

— Tout me porte à le croire, señora, pourtant je n’en jurerais pas.

— Voilà qui est singulier ! Votre famille ne réside donc pas dans la province ?

Un nuage passa sur le front de don Fernando.

— Non, señora, répondit-il avec une certaine sécheresse.

La maîtresse de la maison comprit qu’elle avait touché une corde douloureuse, elle se hâta de changer de conversation.

— Vous connaissez sans doute don Pedro de Luna ? dit-elle.

— Fort peu, señora ; le hasard nous a fait rencontrer une fois seulement, il est vrai que ce fut dans une circonstance assez singulière pour qu’il en ait gardé le souvenir, mais il est possible que je n’entre jamais à l’hacienda.

— Vous auriez tort, caballero : don Pedro est un cristiano viejo[2] qui entend l’hospitalité à la mode des anciens jours : c’est le rendre heureux que de le mettre à même de l’exercer.

— Malheureusement des affaires importantes exigent impérieusement ma présence assez loin de lui, et je crains de n’avoir pas le temps de m’arrêter à l’hacienda.

— Pardon ! señor, dit alors don Estevan, vous n’avez pas, sans doute, l’intention d’entrer dans la prairie ?

— Pourquoi m’adressez-vous cette question, caballero ?

— Parce que nous sommes ici sur l’extrême frontière indienne, et que, à moins de rebrousser chemin, c’est vers le désert seulement qu’il vous est possible de vous diriger.

— C’est, en effet, dans le désert que je compte m’engager.

Don Estevan fit un geste d’étonnement.

— Pardonnez-moi si j’insiste, dit-il, mais sans doute vous ne connaissez pas ce désert dans lequel vous allez entrer.

— Pardonnez-moi, señor, je le connais fort bien, au contraire.

— Et le connaissant, vous osez vous hasarder à y aller seul ?

— Je crois vous avoir prouvé aujourd’hui, señor, répondit-il avec un sourire d’une expression indéfinissable, que j’ose bien des choses.

— Oui, oui, je sais que vous poussez le courage jusqu’à la plus grande témérité, mais ce que vous voulez faire est plus que de la témérité, c’est de la folie.

— De la folie, señor ! oh ! oh ! le mot me parait fort : est-ce qu’un homme résolu, bien armé et bien monté, a quelque chose à redouter des Indiens ?

— Si vous n’aviez qu’à vous défendre des Indiens et des bêtes fauves, je serais à la rigueur presque de votre avis, señor : un Blanc déterminé peut faire face à vingt Peaux-Rouges, mais comment échapperez-vous au Chat-Tigre ?

— Au Chat-Tigre ? Excusez-moi, caballero, mais je ne vous comprends pas du tout.

— Je vais m’expliquer, señor : le Chat-Tigre est un Blanc. Cet homme, on ignore pour quelle raison, s’est retiré parmi les Apaches, est devenu un de leurs chefs, et a voué une haine implacable aux hommes de sa couleur.

— J’avais vaguement entendu parler de ce que vous me dites, mais, après tout, cet homme est seul de sa race parmi les Indiens ; si redoutable qu’il soit, il n’est pas invulnérable, je suppose, et un homme brave peut le tuer.

— Malheureusement vous vous trompez, caballero, cet homme n’est pas seul de sa race parmi les Indiens ; il a avec lui d’autres bandits de son espèce.

— Oui, s’écria doña Manuela, son fils entre autres, que l’on dit être aussi féroce et aussi pillard que lui.

— Ma mère, ce ne sont que des suppositions ; en résumé, on ne peut rien affirmer sur le compte du Cœur-de-Pierre.

— Quel est cet homme dont vous parlez là ?

— C’est son fils, à ce qu’on affirme, car nul ne pourrait l’assurer.

— Et vous nommez cet homme le Cœur-de-Pierre ?

— Oui, señor ; pour ma part je connais de lui plusieurs traits de générosité qui dénotent, au contraire, un cœur bien placé et une âme ardente susceptible d’accomplir de grandes choses.

Une fugitive rougeur couvrit le visage de don Fernando.

— Revenons au Chat-Tigre, dit-il ; qu’ai-je à redouter de cet homme ?

— Tout ; embusqué dans la prairie comme un hideux zopilote sur la pointe d’un rocher, ce pirate fond sur les plus nombreuses caravanes, qu’il pille, et assassine froidement les voyageurs solitaires que leur mauvais destin amène à sa portée ; ses rèts sont tendus avec une si cruelle habileté que nul ne peut lui échapper. Croyez-moi, caballero, renoncez à ce voyage, sinon vous êtes perdu.

— Je vous remercie de ces conseils, qui vous sont inspirés par l’intérêt que je vous inspire ; cependant je ne puis les suivre. Mais je m’aperçois qu’il se fait tard ; permettez-moi de me retirer. J’ai remarqué sous le zaguan un hamac dans lequel je passerai fort bien la nuit.

— J’ai donné l’ordre de vous préparer la chambre de mon fils.

— Je ne souffrirai pas que l’on dérange qui que ce soit pour moi, señora ; je suis habitué aux voyages ; du reste, une nuit est bientôt passée ; je vous jure que vous me désobligeriez en insistant pour me faire accepter la chambre de don Es te van.

— Agissez donc à votre guise, caballero ; un hôte est l’envoyé de Dieu, il doit être le maître dans la maison où il se trouve pendant tout le temps qu’il l’honore de sa présence ; que le Seigneur veille sur votre repos et vous donne un bon sommeil ! Mon fils vous indiquera le cor rai où votre cheval a été placé, si par hasard vous désiriez vous éloigner avant qu’on fût éveillé dans la maison.

— Merci encore une fois ! señora ; j’espère vous présenter mes hommages avant mon départ.

Après avoir échangé encore quelques compliments avec son hôtesse, don Fernando sortit de la chambre et suivit don Estevan.

Le désir qu’il manifestait de dormir sous le zaguan, dans un hamac, n’avait rien que de fort ordinaire et parfaitement dans les habitudes d’un pays où les nuits dédommagent, par leur beauté et leur fraîcheur, les habitants, des chaleurs accablantes du jour.

Les ranchos américains ont tous un péristyle formé par quatre et souvent six colonnes qui avancent au dehors et soutiennent une azotea. C’est dans l’espace assez vaste laissé par ces colonnes, placées de chaque côté de la porte d’entrée, que l’on tend des hamacs où les maîtres de l’habitation eux-mêmes passent souvent la nuit, préférant dormir en plein air, à la chaleur torride qui change littéralement en étuves l’intérieur des maisons.

Don Estevan conduisit son hôte au corral, lui expliqua le mécanisme qui en ouvrait la porte, puis, après lui avoir demandé s’il désirait encore quelque chose, il lui souhaita le bonsoir et rentra dans la maison, dont il laissa la porte ouverte derrière lui, afin que don Fernando pût entrer, s’il en avait besoin.

Doña Manuela attendait le retour de son fils dans la pièce où il l’avait laissée.

La vieille dame paraissait inquiète.

— Eh bien ! demanda-t-elle au jeune homme aussitôt qu’il parut, que pensez-vous de cet homme, Estevan ?

— Moi, ma mère ? répondit-il avec un mouvement d’étonnement ; que voulez-vous que j’en pense ? Je l’ai vu aujourd’hui pour la première fois.

La vieille dame hocha la tête avec impatience.

— Vous avez pendant plusieurs heures voyagé côte à côte avec lui : ce long tête-à-tête a dû vous suffire pour l’étudier et vous former une opinion sur son compte.

— Cet homme, ma chère mère, pendant le peu de temps que je me suis trouvé avec lui, m’est apparu sous tant d’aspects différents, qu’il m’a été de toute impossibilité, je ne dirai pas de le juger, mais seulement d’entrevoir une lueur au moyen de laquelle je pusse me diriger pour l’étudier. Je crois que c’est une nature forte, pleine de sève, aussi capable de bien que de mal, suivant qu’il obéira aux impulsions de son cœur ou aux calculs de son égoïsme ; à San-Lucar, où il possède un pied-à-terre, chacun le redoute instinctivement, car rien dans sa conduite ne justifie ostensiblement la répulsion qu’il inspire, nul ne sait positivement qui il est, sa vie est un mystère impénétrable.

— Estevan, répondit la vieille dame en posant gravement la main sur le bras de son fils comme pour donner plus de force aux paroles qu’elle allait prononcer, un pressentiment secret m’avertit que la présence de cet homme dans ces parages présage de grands malheurs. Pourquoi ? Je ne saurais l’expliquer ; lorsqu’il est entré, ses traits m’ont rappelé un souvenir confus d’événements accomplis depuis bien longtemps, hélas ! j’ai trouvé dans les


À peine le Mexicain abordait-il dans l’île, qu’un cavalier émergeant du couvert cria d’une voix haute…


signes de son visage une ressemblance qui m’a frappée avec une personne morte maintenant ; — elle soupira ; — lorsqu’il a parlé, le son de sa voix a douloureusement résonné à mon oreille, car le son de cette voix complétait la ressemblance que j’avais cru saisir sur son visage. Quel que soit cet homme, je suis convaincue qu’il est un danger, peut-être un malheur pour nous. Je suis vieille, mon fils ; j’ai de l’expérience, et, tu le sais, à mon âge on ne se trompe pas ; les pressentiments viennent de Dieu : il faut y ajouter foi. Surveille attentivement les démarches de cet homme pendant qu’il demeurera ici ; j’aurais voulu que tu ne l’amenasses pas sous notre toit.

— Que pouvais-je faire, ma mère ? L’hospitalité est un devoir auquel nul ne doit se soustraire.

— Je ne t’adresse pas de reproches, mon fils ; tu as agi comme ta conscience te poussait à le faire.

— Dieu veuille que vous vous abusiez, ma mère ! Dans tous les cas, quelles que soient les intentions de cet homme, s’il s’attaque à nous, ainsi que vous semblez le craindre, nous déjouerons ses machinations.

— Non, mon enfant, ce n’est pas pour nous positivement que je crains.

— Pour qui donc, alors, ma mère ? s’écria-t-il vivement.

— Est-ce que tu ne me comprends pas, Estevan ? dit-elle avec un sourire triste.

— Vive Dios ! ma mère, qu’il y prenne garde ! Mais non, ce n’est pas possible. Du reste, demain au lever du soleil je me rendrai à l’hacienda et je mettrai don Pedro et sa fille sur leurs gardes.

— Ne leur dis rien, Estevan, mais veille auprès d’eux comme un ami fidèle.

— Oui, vous avez raison, ma mère, cela vaut mieux, répondit le jeune homme devenu tout à coup pensif : j’entourerai Hermosa d’une protection occulte si vigilante qu’elle n’aura rien à redouter, je vous le jure, vive Dios ! Je préférerais mille fois mourir dans les plus atroces tortures que la savoir de nouveau exposée à des dangers semblables à ceux qu’elle a courus il y a quelques jours ; maintenant, ma mère, donnez-moi votre bénédiction et permettez-moi de me retirer.

— Va, mon enfant, que Dieu te protège ! dit la vieille dame.

Don Estevan s’inclina respectueusement devant sa mère et se retira, mais avant de se livrer au repos il fit dans la maison une visite minutieuse, et n’éteignit son candil qu’après s’être assuré que tout était dans un ordre parfait.

Cependant, aussitôt que don Estevan l’avait quitté, don Fernando s’était couché dans le hamac et avait presque immédiatement fermé les yeux. La nuit était calme et sereine, les étoiles plaquaient le ciel d’un nombre infini de diamants, la lune répandait à profusion ses rayons argentés sur le paysage ; par intervalle, les aboiements prolongés des chiens de garde se mêlaient aux hurlements saccadés des coyottes, dont on apercevait au loin les sinistres silhouettes, grâce à la transparence de l’atmosphère, qui permettait de distinguer les objets à une grande distance.

Tout dormait ou semblait dormir dans le rancho.

Soudain don Fernando souleva lentement et avec précaution sa tête au niveau du bord du hamac, et jeta un regard investigateur autour de lui.

Rassuré sans doute par le silence qui régnait dans la maison, il se laissa glisser sur la terre, et avec des précautions extrêmes, après avoir prêté l’oreille et sondé les ténèbres dans toutes les directions, il chargea sur sa tête les harnais de son cheval, déposés sur un banc dans le zaguan, et se dirigea vers le corral.

Après en avoir ouvert la porte sans bruit, il siffla doucement ; à ce signal, le cheval redressa la tête, et, cessant de manger, il accourut auprès de son maître, qui l’attendait en tenant entr’ouverte la porte du corral.

Celui-ci le saisit par la crinière, le flatta en lui parlant doucement, puis il lui mit la selle et la bride avec cette dextérité et cette promptitude particulières aux hommes habitués de longue main aux voyages.

Lorsque le cheval fut sellé, son maître lui enveloppa avec soin les pieds dans des morceaux de peau de mouton, afin d’amortir le bruit de sa course ; puis, cette dernière précaution prise, il se mit légèrement en selle et, se penchant sur le cou de la noble bête :

— Santiago ! bravo ! c’est maintenant qu’il faut montrer ta légèreté.

Le cheval, comme s’il eût compris ces paroles, s’élança dans l’espace et détala avec une rapidité vertigineuse dans la direction de la rivière.

La plus grande tranquillité continuait à régner dans le rancho, où personne ne semblait s’être aperçu de cette fuite précipitée.



  1. Costeno, habitant des côtes ; terras adentro, habitant de l’intérieur des terres.
  2. Vieux chrétien, expression usitée pour signifier les descendants des anciens conquérants, dont le sang s’est toujours conservé pur.