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Les Chasseurs d’abeilles/16

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Roy & Geffroy (p. 144-157).


XVI

UN RELAIS DE POSTE DANS LES PAMPAS


Les pampas sont les steppes de l’Amérique du Sud, avec cette différence pourtant que ces immenses plaines qui s’étendent depuis Buenos-Ayres jusqu’à San-Luis-de-Mendoza, au pied des Cordillères, sont couvertes d’épais rideaux de verdure qui ondulent au moindre souffle du vent, et coupées de distance en distance par de nombreux et puissants cours d’eau qui les sillonnent dans tous les sens.

L’aspect des pampas est d’une monotonie et d’une tristesse désespérantes : pas de bois, pas de montagnes, aucun terrain qui rompe la régularité fatigante du paysage et forme une oasis de sable ou de granit au milieu de cet océan de verdure.

Deux seules routes traversent la pampa et relient l’océan Atlantique au Pacifique.

La première mène au Chili en passant par Mendoza ; la seconde conduit au Pérou par Tucuman et Salta.

Ces vastes solitudes sont parcourues par deux races d’hommes continuellement en guerre l’une contre l’autre : les Indiens bravos ou Pampas, et les gauchos.

Les gauchos forment une caste particulière aux provinces argentines et qu’on chercherait vainement ailleurs.

Chargés de surveiller les troupeaux de bœufs et de chevaux sauvages qui paissent au hasard dans toute l’étendue des plaines, ces hommes, d’origine blanche pour la plupart, mais depuis longtemps croisés avec les aborigènes, sont devenus, avec le temps, presque aussi barbares que les Indiens eux-mêmes, dont ils ont pris l’astuce et la cruauté. Ils vivent à cheval, couchent sur le sol nu, se nourrissent de la chair de leurs bestiaux lorsque la chasse leur fait faute, et s’approchent rarement des haciendas ou des villes, si ce n’est pour y échanger des cuirs, des plumes de ñandus et des fourrures, contre des alcools, des éperons d’argent, de la poudre, des couteaux et les étoffes de couleurs voyantes dont ils aiment à se parer.

Vrais centaures du Nouveau-Monde, aussi rapides que les cavaliers tartares des steppes sibériens, ils se transportent avec une vélocité prodigieuse d’une extrémité à l’autre de la Bande Orientale, ne reconnaissant d’autre loi que leur caprice, d’autre maître que leur volonté, car pour la plupart ils ne connaissent pas les fermiers qui les emploient et qu’ils ne voient qu’à de forts longs intervalles.

Les gauchos sont presque aussi redoutés que les Indiens des voyageurs, qui ne se hasardent qu’en nombre considérable dans la pampa, afin de se prêter un secours mutuel contre les agressions auxquelles ils sont exposés de la part des Indiens, des gauchos et des bêtes fauves.


— Cachez-vous ! s’écria vivement Luco, prenez garde d’être reconnus…

Ces caravanes sont ordinairement composées de quinze et même de vingt chariots ou gateras attelés de six et huit bœufs placés en flèche, que leurs conducteurs, couchés sur la couverture de cuir de la galera, piquent avec de longs aiguillons suspendus en équilibre au-dessus de leur tête, et qui atteignent facilement jusqu’aux premiers animaux de l’attelage.

Un capataz ou majordome, homme résolu et connaissant à fond la pampa, commande la caravane, ayant sous ses ordres une trentaine de peones bien armés qui, comme lui, sont à cheval, galopent autour du convoi, surveillent le troupeau de rechange, éclairent la route, en cas d’attaque défendent les voyageurs de tout âge qu’ils conduisent avec eux.

Rien de pittoresque et de triste à la fois comme l’aspect que présentent ces caravanes qui se déroulent dans la pampa comme de longs serpents, s’avançant d’un pas lent et mesuré à travers des chemins remplis de fondrières, où les immenses galeras tournent en gémissant sur leurs roues criardes et massives, se balançant avec un roulis et des cahots indescriptibles dans les ornières, dont les bœufs les sortent à grand’peine, en mugissant et en baissant jusque sur le sol leurs naseaux fumants.

Souvent ces lourdes caravanes sont dépassées par des arrieros dont, la recua trotte gaillardement au tintement argentin de la clochette suspendue au cou de la Jegua madrina et aux cris de :

Arrea mulas ! incessamment répétés sur tous les tons de la gamme par l’arriero chef et ses peones, qui galopent autour des mules pour les empêcher de s’écarter ni à droite ni à gauche.

Le soir venu, les muletiers et bouviers trouvent un abri précaire dans les relais de poste, espèces de lambos ou caravansérails bâtis de distance en distance dans la pampa.

Les galeras sont dételées, rangées sur une seule ligne ; les ballots des les mules sont empilés en cercle, puis, si le corral est plein, qu’il y ait beaucoup de voyageurs au relais, bêtes et gens campent ensemble et passent la nuit à la belle étoile, ce qui, dans un pays où le froid est à peu près inconnu, n’a rien de fort désagréable.

Alors commencent, à la lueur fantastique des feux de bivouac, les longs récits de la pampa, entremêlés de joyeux éclats de rire, de refrains, de danses et de propos d’amour échangés à voix basse.

Cependant il est rare que la nuit s’achève sans qu’il s’élève quelque querelle entre les bouviers et les muletiers, naturellement jaloux et ennemis les uns des autres, et sans que le sang coule à la suite d’une ou plusieurs navajadas, car le couteau joue toujours un rôle parfois trop actif dans les disputes de ces hommes dont nul frein ne modère les ardentes passions.

Or, le soir du jour où commence notre histoire, le dernier relais sur la route del Portillo, en sortant de la pampa du côté de Buenos-Ayres, était encombré de voyageurs.

Deux considérables recuas de mulas qui, un mois auparavant, avaient franchi l’alto de Cumbre et campé au rio de la Cueva, près du pont de l’Inca, une des plus singulières curiosités naturelles de ces contrées, avaient allumé leurs feux devant le relais, auprès de trois ou quatre convois de galeras, dont les bœufs étaient paisiblement couchés, dans l’intérieur de l’enceinte formée par les chariots.

Ce relais était une maison assez vaste, bâtie en adobas, dont l’entrée était garnie d’un portillo, espèce de péristyle composé de quatre arbres plantés en terre en guise de colonnes et supportant une vérandah assez large pour offrir pendant le jour un refuge contre les rayons incandescents du soleil.

Dans l’intérieur du toldo, ainsi que se nomment ces misérables masures, on entendait les chants et les rires des bouviers et des muletiers se mêlant aux accords d’une vibuela raclée désespérément avec le dos de la main et aux accents aigres et criards du maître de poste, dont la voix glapissante cherchait, mais vainement, à dominer le vacarme et à organiser le désordre en le rendant moins bruyant.

En ce moment, le galop rapide de plusieurs chevaux se fit entendre, et deux troupes de cavaliers, débouchant de deux points diamétralement opposés, s’arrêtèrent comme d’un commun accord devant le portillon de la maison, après avoir traversé avec une habileté extrême les divers campements établis devant le relais dont ils obstruaient les avenues.

De ces deux troupes, la première, composée de six cavaliers seulement, venait, du côté de Mendoza ; la seconde arrivait au contraire de l’intérieur de la pampa ; celle-là comprenait une trentaine d’individus au moins.

L’apparition imprévue de ces deux troupes fit comme par enchantement cesser le tapage que jusqu’à ce moment le ranchero ou maître de la maison n’avait pu parvenir à apaiser, et un silence de mort plana presque instantanément sur cette réunion, si joyeuse et si insouciante quelques secondes auparavant.

Les bouviers et les arrieros se glissèrent comme des ombres hors de la maison et regagnèrent leurs campements respectifs d’un pas furtif en échangeant entre eux des regards inquiets, si bien que la grande salle, se trouva vide en un clin d’œil, et que le ranchero put s’avancer facilement au-devant des hôtes inattendus qui lui arrivaient.

Mais à peine atteignit-il le seuil de sa porte et eut-il jeté un regard au dehors, qu’une pâleur mortelle envahit son visage, un tremblement convulsif agita son corps, et ce fut d’une voix presque inintelligible qu’il parvint à balbutier la phrase de bienvenue sacramentelle dans l’Amérique du Sud :

Ave, Maria purissima, dit-il.

Sin pecado concebida, répondit d’une voix rude un cavalier de haute taille, aux traits durs et aux regards farouches, qui semblait être le chef de la troupe la plus nombreuse.

Nous ferons observer que la seconde troupe paraissait partager jusqu’à un certain point la terreur qu’éprouvaient les habitants du relais, et qu’ayant aperçu la première troupe avant que celle-ci se doutât de sa présence, les six cavaliers avaient prudemment ralenti le pas de leurs chevaux et s’étaient autant que possible rejetés dans l’ombre, peu désireux, selon toute probabilité, d’être découverts à l’improviste par les dangereux compagnons de voyage que le hasard ou la mauvaise fortune leur imposait si malencontreusement.

Mais quels étaient ces hommes, dont l’aspect seul suffisait pour inspirer une épouvante générale, et faire trembler comme des enfants ou des femmes timides, ces hardis explorateurs du désert, dont la vie est une lutte continuelle contre les Indiens et les bêtes fauves, et qui avaient si souvent vu la mort sans pâlir, qu’ils en étaient presque arrivés à nier qu’elle pût jamais les atteindre ?

Nous allons le dire en deux mots.

À l’époque où se passe cette histoire, l’odieuse et sanguinaire tyrannie de cet être hybride, de ce Néron qui n’avait de l’humanité que l’apparence, de ce gaucho ignorant et bestial, de ce tigre à face humaine, enfin, nommé don Juan Manuel de Rosas, qui si longtemps pesa sur les provinces argentines, était encore toute-puissante ; et ces hommes étaient des federales, des sicaires de cet égorgeur de sang-froid dont le nom est voué désormais à l’exécration publique ; en un mot, c’étaient des affiliés de cette hideuse société Restauradora plus connue sous le nom de Mas-Horca[1], qui pendant plusieurs années remplit Buenos-Ayres de deuil.

Contraint par l’indignation générale, le dictateur feignit plus tard de dissoudre cette société, mais il n’en fit rien, et jusqu’à l’heure de la chute de ce tyran immonde elle exista de fait et continua sur un signe de son maître à promener d’une extrémité à l’autre de la Confédération le meurtre, le viol et l’incendie.

On comprend maintenant quelle terreur dut inspirer aux insouciants et paisibles voyageurs réunis dans le toldo, l’apparition au milieux d’eux des sinistres uniformes de ces bourreaux salariés auxquels toute pitié était inconnue.

Poussés par un de ces pressentiments instinctifs qui ne trompent jamais, ils comprirent qu’ils étaient menacés d’un malheur : ils s’éloignèrent la tête busse, et, cachés derrière leurs ballots, ils commencèrent à trembler dans l’ombre sans songer un instant à tenter une résistance inutile.

Cependant les colorados, ou federales, avaient mis pied à terre, et étaient entrés dans la maison en marchant sur la pointe du pied, à cause des énormes molettes de leurs éperons, et en laissant traîner leurs sabres dont les lourds fourreaux de fer rendaient au contact des dalles un bruit de mauvais augure à chacun de leurs mouvements.

— Holà ! cria le chef d’une voix rauque : rayo de Dios ! que signifie ceci, caballeros ? Notre arrivée aurait-elle par hasard chassé la joie de cette demeure ?

Le ranchero se confondait en salutations et tournait son chapeau déformé entre ses doigts sans trouver une parole, tant la frayeur collait sa langue à son palais ; au fond du cœur, le digne homme, qui connaissait les manières expéditives de ces hôtes malencontreux, avait grand’peur d’être pendu, ce qui ne l’aidait nullement à retrouver le sang-froid et la présence d’esprit nécessaires pour la circonstance.

La grande salle n’était éclairée que par un candil fumeux ne répandant qu’une lueur terne et douteuse ; le colorado arrivant du dehors et les yeux encore voilés par les épaisses ténèbres de la pampa n’avait pu dans le premier moment rien distinguer, mais dès qu’il se fut habitué à la demi obscurité qui régnait autour de lui et qu’il s’aperçut que, à part le ranchero, la salle était complètement vide, ses sourcils se froncèrent et, frappant du pied avec colère :

— Valga me Dios ! s’écria-t-il en lançant un regard furibond au pauvre diable transi de peur devant lui, serais-je sans m’en douter tombé dans un nid de serpents ? cette ignoble cabane servirait-elle de repaire à des salvajes unitarios ? Réponds, misérable ! si tu ne veux pas que ta langue menteuse soit arrachée et jetée aux chiens !

Le chef de poste devint vert d’épouvante en entendant cette menace, qu’il savait ces hommes capables d’exécuter, et surtout au nom de salvajes unitarios, épithète qui servait à désigner les ennemis de Rosas, et qui toujours était le prélude d’un massacre.

— Señor général,… s’écria-t-il en faisant un effort héroïque pour prononcer quelques mots.

— Je ne suis pas général, imbécile ! interrompit le colorado d’une voix radoucie, intérieurement flatté dans son orgueil par ce titre sonore, si libéralement octroyé par le ranchero. Je ne suis pas général, bien que j’espère le devenir un jour, je ne suis encore que teniente, — lieutenant, — ce qui est déjà un fort beau grade : ainsi ne m’appelle pas autrement quant à présent ; maintenant continue.

— Señor teniente, reprit le ranchero un peu rassuré, il n’y a ici que de bons amis du benemerito général Rosas, nous sommes tous federales.

— Hum ! reprit le terrible lieutenant d’un air peu convaincu, j’en doute : vous êtes bien près de Montevideo, vous autres, pour être réellement Rosistas.

Nous constaterons ici que, dans toutes les provinces argentines, une seule ville eut le généreux courage de protester contre la sauvage tyrannie du féroce dictateur. Cette ville, que son dévouement à la noble cause de la liberté a rendue à jamais célèbre dans le nouveau comme dans l’ancien monde, est Montevideo. Résolue à périr, s’il le fallait, pour la cause sainte qu’elle avait embrassée, elle soutint héroïquement un siège de neuf années contre les troupes de Rosas, dont les efforts impuissants vinrent constamment se briser au pied de ses murailles.

— Señor teniente, reprit obséquieusement le ranchero, les gens qu’on rencontre ici sont tous des arrieros ou des carreteros qui ne font que passer et ne s’occupent nullement de politique.

Cette insinuation, toute adroite que la supposât le maître de poste, n’obtint cependant aucun succès auprès de l’officier colorado.

— Vive Dios ! dit-il d’un air rogue, nous verrons bien, et malheur au traître que je découvrirai ! Luco, continua-t-il en s’adressant à son cabo ou caporal, allez un peu avec quelques hommes réveiller ces bêtes brutes, et amenez-les ici tout de suite ; si quelques-uns dorment trop profondément, ne craignez pas de les piquer avec la pointe de vos sabres, cela les émoustillera et les excitera à obéir plus vite.

Le cabo sourit sournoisement et sortit aussitôt pour exécuter l’ordre qu’il avait reçu.

Le lieutenant, après avoir adressé au ranchero quelques autres questions de moindre importance, se décida enfin à prendre place sur l’estrade qui régnait tout autour de la salle, et afin d’attendre patiemment le retour de son émissaire, il commença à faire honneur aux liqueurs et autres rafraîchissements que le maître de la maison s’était empressé de lui servir, tout en maugréant tout bas de l’obligation dans laquelle il se trouvait d’abreuver gratis tant de monde, car il savait fort bien que, si copieuse que fût la consommation des colorados, il ne verrait pas la couleur de leur argent, heureux encore s’il en était quitte à si bon marché.

Les soldats, excepté cinq ou six demeurés dehors afin de garder les chevaux, s’étaient rangés aux côtés de leur chef et avaient suivi son exemple en buvant comme des outres.

La tâche du caporal fut beaucoup plus facile que celui-ci ne s’y attendait sans doute, car les pauvres diables de muletiers et de charretiers avaient entendu l’ordre péremptoire du chef ; comprenant que toute résistance non seulement serait inutile, mais encore ne produirait d’autre effet que d’empirer leur position, ils se résignèrent à obéir à l’injonction arbitraire de l’officier et rentrèrent avec empressement dans la salle en cachant tant bien que mal, sous des sourires contraints, la frayeur qu’ils éprouvaient.

— Oh ! oh ! s’écria le lieutenant d’un air narquois, je savais bien qu’il y avait quelques malentendus, n’est-ce pas, braves gens ?

Les paysans se confondaient en excuses et en protestations que l’officier écouta de l’air le plus indifférent du monde, tout en vidant à petits coups un énorme gobelet plein jusqu’au bord de refino de Catalogne, l’eau-de-vie la plus forte qui soit.

— Ça ! compañeros, interrompit-il tout à coup en faisant résonner le fourreau de fer de son sabre sur l’estrade, faisons un peu connaissance, et d’abord pour qui êtes-vous, au nom du diable ?

Les voyageurs, terrifiés par cette menaçante démonstration, répondirent à la question qui leur était adressée en se hâtant de crier à tue-tête et tous à la fois, avec un enthousiasme d’autant plus expansif qu’il était moins réel :

— Viva el benemerito général Rosas ! Viva el libertador ! vivan los federales ! mueran los salvajes unitarios, á deguello ! á deguello con ellos[2] !

Ces cris bien connus des fédéraux, auxquels ils servaient de ralliement dans leurs sanglantes expéditions, dissipèrent les doutes de l’officier. Il daigna sourire, mais à la façon des tigres, en montrant ses dents blanches et aiguës prêtes à mordre.

— Bravo ! bravo ! s’écria-t-il ; à la bonne heure, au moins, voilà de vrais rosistas ! Allons, ranchero, mon ami, un trago de aguardiente à ces dignes gens ; je veux les régaler !

Le ranchero se serait fort bien passé de cette soi-disant générosité de l’officier dont il savait que, seul, il paierait les frais : cependant il s’exécuta en cachant, sous l’air le plus gracieux qu’il put prendre, le dépit qu’il éprouvait.

Les cris et les protestations de fédéralisme recommencèrent avec une nouvelle ardeur ; l’eau-de-vie circula et la joie parut à son comble.

Le lieutenant s’empara alors d’une guitare abandonnée auprès de lui.

— Allons ! muchachos ! dit-il, une zambacueca ! voto a brios ! En place pour la danse !

Il n’y avait pas à reculer ; quelle que fût d’ailleurs l’appréhension intérieure de la plupart des assistants, l’invitation gracieuse du colorado était si nettement formulée, qu’il leur fallait faire, comme on dit vulgairement, contre fortune bon cœur, et jouer tant bien que mal leur rôle jusqu’au bout.

Ils se résignèrent, c’était le plus sûr ; ils étaient sous la griffe du tigre, d’un instant à l’autre il pouvait les déchirer, si la fantaisie lui en prenait.

Le milieu de la salle fut dégagé, puis danseurs et danseuses se placèrent l’œil fixé sur l’officier, afin de s’élancer au premier signal.

Le signal ne se fit pas attendre ; dès qu’il vit que ses victimes étaient prêtes, le lieutenant avala une énorme rasade de refino, puis, saisissant la guitare, il se mit à la racler avec le dos de la main et entonna ou plutôt détonna d’une voix vibrante la joyeuse zambacueca bien connue dans les provinces argentines et qui commence par ces charmants vers :


Para que vas y vienes,
Vienes y vas,
Si otros con andar menos.
Consiguen mas ?[3]


On a dit avec raison que les Espagnols sont fous de la danse, mais en cela comme en beaucoup d’autres choses les Américains les ont laissés bien loin derrière eux ; ils ont en outre cette passion à un tel point que chez eux elle atteint presque les limites de la folie. La scène que nous décrivons peut prouver la vérité de notre assertion.

Ces hommes, qui n’avaient consenti à danser que, pour ainsi dire, le couteau sur la gorge et sous l’influence d’une poignante terreur, ces hommes n’eurent pas, pendant quelques minutes, entendu résonner à leurs oreilles les accords criards de la guitare et entendu les paroles qui marquaient la mesure, qu’ils oublièrent immédiatement tout ce que leur position avait d’affreusement précaire pour ne plus songer qu’à se livrer, avec une sorte de frénésie sauvage, à leur passe-temps favori.

Ceux qui, pendant les premiers moments, s’étaient prudemment tenus à l’écart, à cause de l’inquiétude qui les obsédait, fascinés bientôt par les sauts des danseurs, se laissèrent aller au torrent, et ils bondirent comme les autres en hurlant et en trépignant aussi fort qu’eux.

Aussi, au bout de quelques minutes, toute contrainte avait disparu, le bruit était redevenu aussi assourdissant et le vacarme aussi grand qu’il était à l’arrivée des federales.

Cependant le caporal avait consciencieusement exécuté l’ordre qu’il avait reçu de son supérieur, mais, ainsi que nous l’avons fait observer plus haut, les bouviers et muletiers provisoirement arrêtés devant le rancho lui avaient rendu sa tâche facile en rentrant dans la salle de leur propre mouvement ; pourtant le digne sous-officier, jaloux probablement de bien accomplir son devoir, avait, accompagné d’une demi-douzaine de soldats, parcouru les divers campements, passant la lame de son sabre entre les ballots, regardant dans l’intérieur des galeras, enfin furetant partout avec l’habitude et la finesse d’un vieux limier impossible à mettre en défaut.

Convaincu pourtant, après les plus minutieuses recherches, que tous ceux qu’il pourchassait ainsi étaient rentrés dans la maison, il se prépara à faire comme eux ; mais, le bruit qu’il entendait dans l’intérieur lui prouvant que tout allait bien, du moins pour le moment, il changea d’avis en congédiant, sous le premier prétexte venu, les soldats qui étaient demeurés auprès de lui et qui ne demandaient pas mieux que de prendre leur part de la fête : il resta au dehors.

Dès qu’il fut seul, le caporal changea subitement d’allure ; après s’être assuré que nul œil indiscret ne surveillait ses mouvements, il tordit une cigarette entre ses doigts, l’alluma, et en se promenant de long en large de l’air indifférent d’un flâneur qui respire le frais, il s’éloigna insensiblement du portillo auprès duquel il était demeuré jusque-là.

Après dix minutes environ de ce manège, qui ne ressemblait pas mal à la manœuvre d’un navire que le vent contraire oblige à louvoyer pour s’éloigner d’un port, il se trouva avoir dépassé les campements des charretiers et être assez éloigné de la maison pour que, grâce à l’obscurité qui couvrait la terre, il ne fût pas possible de l’apercevoir même à une légère distance. Alors il s’arrêta, jeta un regard perçant et investigateur autour de lui et lança en l’air sa cigarette allumée.

Le léger pajillo décrivit une parabole brillante dans l’espace, puis retomba sur le sol, où le caporal l’éteignit en posant le pied dessus.

Au même moment une ligne de feu sillonna l’obscurité à une faible distance du soldat.

— Bon ! grommela à part lui celui-ci, voilà où il s’agit d’être prudent.

Il inspecta une seconde fois les environs, puis, rassuré par l’épaisseur des ténèbres qui régnaient autour de lui, il exécuta résolument une pointe dans l’obscurité, en fredonnant à demi-voix ces trois vers d’une chanson bien connue dans les pampas :


O Libertad preciosa,
No comparada al oro
Ni al bien mayor de la espaciosa tierra.[4]


Au même instant, une voix faible comme un souffle continua par les deux vers suivants :


Mas rica y mas gozosa
Que el mas precioso tesoro.[5]


Un cercle s’était formé autour des deux femmes.

À cette réponse sans doute attendue, le caporal s’arrêta net. Il posa le bout de son sabre sur le sol, s’appuya sur la poignée et dit d’une voix assez haute, bien qu’il parût se parler à lui-même :

— Je voudrais bien savoir pourquoi les ñandus[6] se sont si soudainement retirés dans l’intérieur de la pampa.

— Parce que, reprit la voix qui avait continué la chanson, ils ont senti l’odeur des cadavres.

— Cela peut-être vrai, fit le caporal sans paraître autrement étonné de cette réponse qui lui arrivait si singulièrement : mais alors les condors devraient descendre de la Cordillère.

— Déjà, depuis vingt et un jours, ils ont franchi l’alto de Cumbre.

— Le soleil était rouge à son coucher hier.

— Ses rayons reflétaient sans doute la lueur des incendies allumés par la Mas-Horca, dit encore la voix.

Le caporal n’hésita plus.

— Approchez, don Leoncio, murmura-t-il, vous et vos compagnons.

— Nous voilà, Luco.

Le soldat fut instantanément enveloppé par six personnes armées jusqu’aux dents.

Il est inutile de dire que ces personnages étaient les cavaliers qui, une heure auparavant, s’étaient rencontrés au relais avec les colorados et que la prudence avait jusqu’à ce moment engagés à demeurer à l’écart.

Dans le rancho, la danse et les cris continuaient toujours. La joie prenait peu à peu les proportions d’une gigantesque orgie.

Les étrangers étaient donc certains de ne pas être troublés. D’ailleurs, bien que la lune fut levée et répandit une clarté assez grande, le groupe, abrité par les galeras qui le cachaient, ne craignait pas d’être découvert, tandis qu’au contraire, grâce à la position qu’il occupait, personne ne pouvait sortir de la maison sans être immédiatement aperçu par les causeurs.

Nous profiterons de la lumière déversée à profusion par les rayons argentés de la lune pour décrire en quelques mots ces nouveaux personnages, dont le portrait est d’autant plus facile à faire que, par précaution, ils avaient mis pied à terre et tenaient leurs chevaux en bride.

Nous avons dit qu’ils étaient six ; les trois premiers étaient évidemment des peones, mais leurs lourds éperons d’argent, leur tirador ou ceinture de velours brodé, les armes délicatement ciselées que laissaient entrevoir leurs riches ponchos de fine laine de la vigogne de Bolivie, et surtout la familiarité respectueuse avec laquelle ils se tenaient auprès de leurs maîtres, montraient assez le degré de considération à laquelle ils avaient droit.

Ces peones étaient en effet non seulement des serviteurs, mais aussi des amis, humbles, il est vrai, mais dévoués et longtemps éprouvés au milieu des scènes de dangers terribles.

Des maîtres, deux étaient des hommes de trente-cinq à trente-huit ans, dans la plénitude de l’âge et de la force.

Leur costume, en tout semblable quant à la coupe à celui de leurs serviteurs, n’en différait que par la richesse et la plus grande finesse des tissus.

Le premier, d’une taille haute et bien prise, aux manières élégantes et aux gestes gracieux, avait un visage dont les lignes fières et arrêtées et les traits hardis empreints d’une expression de franchise et de bonté inspiraient au premier coup d’œil le respect et la sympathie.

Celui-là se nommait don Leoncio de Ribeyra, Son compagnon, de la même taille à peu près et doué comme lui de manières d’une suprême élégance, formait cependant avec don Leoncio le plus complet contraste.

Ses yeux bleus au regard doux et voilé comme celui d’une femme, les épaisses boucles de ses cheveux blonds qui s’échappaient en larges touffes de dessous son chapeau de panama et ruisselaient en désordre sur ses épaules, la blancheur mate de sa peau qui tranchait avec le teint légèrement olivâtre et bronzé de don Leoncio, donnaient à supposer qu’il n’avait pas vu le jour sous le chaud climat de l’Amérique espagnole ; cependant ce cavalier, plus encore que son compagnon, pouvait orgueilleusement revendiquer la qualité de véritable hijo del pays[7] puisqu’il descendait en ligne directe du brave et malheureux Tupac-Amaru, le dernier Inca, si lâchement assassiné par les Espagnols.

Il se nommait Manco-Amaru, Diego de Solis y Villas Reales. Nous demandons pardon au lecteur de cette kyrielle de noms.

Don Diego de Solis cachait sous une enveloppe légèrement efféminée un courage de lion que rien ne pouvait émouvoir ni seulement étonner ; la peau fine et presque diaphane de ses mains blanches aux ongles rosés cachait des nerfs d’acier.

Quant au troisième cavalier qui se tenait modestement derrière les autres, il s’enveloppait avec tant de soin dans les plis de son poncho, les ailes de son chapeau étaient si bien rabattues sur son visage, qu’il était impossible de rien distinguer de lui autre que deux grands yeux noirs qui parfois semblaient lancer des jets de flamme ; l’exiguïté de sa taille, la délicatesse de ses formes et la molle désinvolture de ses gestes et de ses mouvements ondulés et serpentins, faisaient supposer que ce n’était encore qu’un enfant, à moins que ce costume masculin ne recouvrît une femme, ce qui était plus probable.

Cependant, dès que le caporal s’était trouvé en présence des personnes que nous venons de décrire, une métamorphose s’était opérée dans toute sa personne, ses manières brusques et farouches avaient fait place à d’autres remplies de cette obséquiosité câline qui dénote un véritable dévouement. Son visage avait perdu son expression railleuse et sournoise pour prendre une physionomie douce et joyeuse.

Don Leoncio ne parvint qu’avec peine à modérer les élans de folle joie auxquels le soldat se livrait avec la naïve franchise d’un homme qui jouit enfin d’un bonheur longtemps attendu vainement.

— Voyons, Luco, lui répétait-il, calme-toi, mon ami : c’est moi, c’est bien moi ; là, sois prudent, muchacho, le moment n’est pas propice aux épanchements.

— C’est vrai ! c’est vrai ! mi amo — mon maître, — mais je suis si heureux de vous revoir enfin après tant de temps et il essuya des larmes brûlantes qui coulaient sur ses joues bronzées.

Don Leoncio se sentit ému de la tendresse de ce vieux serviteur.

— Merci, Luco, lui dit-il en lui tendant la main, tu es une bonne et dévouée créature.

— Et pourtant, malgré le bonheur que j’éprouve à vous voir, j’aurais préféré que vous ne fussiez pas arrivé si à l’improviste ; mi amo, les temps sont mauvais, le tyran est plus puissant que jamais à Buenos-Ayres.

— Je le sais ; malheureusement je n’ai pu remettre mon voyage, malgré les périls auxquels je savais que je serais exposé.

— Valga me Dios, Seigneurie, c’est une terrible vie que celle que nous menons.

— Enfin, que veux-tu ? muchacho, il nous faut prendre notre parti de ce que nous ne pouvons empêcher.

— As-tu exécuté tous mes ordres ?

— Tous, oui, mi amo ; votre frère est prévenu ; malheureusement je n’ai pu aller moi-même l’avertir ; j’ai été forcé de lui expédier un gaucho que je ne connais que fort peu ; mais soyez tranquille, Seigneurie, votre frère ne manquera pas au rendez-vous ; il sera ici dans quelques heures.

— Bien ; mais tu es arrivé en bien nombreuse compagnie, il me semble.

— Hélas ! je n’ai pu faire autrement : je suis surveillé de près, vous le savez, mi amo ; il m’a fallu employer les moyens les plus extraordinaires pour décider le lieutenant à pousser une pointe jusqu’ici.

— Il s’en est peu fallu que nous nous soyons rencontrés nez à nez avec lui.

— Oui, et j’ai bien eu peur en ce moment, car je vous avais reconnu déjà, Seigneurie. Dieu sait ce qui serait arrivé d’une telle rencontre !

— En effet : ce lieutenant est-il un bon ?

Luco secoua tristement la tête.

— Lui, mi amo, prenez garde, c’est un des plus féroces Mas horqueros de ce chien malvado de Rosas.

— Diable ! fit don Leoncio d’un air soucieux ; je crains bien, mon pauvre Luco, que ta trop grande confiance ne nous ai fait tomber dans un guêpier d’où nous aurons bien de la peine à sortir sains et saufs.

— La position est difficile, je ne vous le cache pas ; il faut user d’une extrême prudence, et ne pas vous laisser dépister ; le principal est de gagner du temps.

— Oui, fit don Leoncio tout songeur.

— Combien êtes-vous ? demanda don Diego en se mêlant à la conversation.

— Trente-cinq en comptant le lieutenant, Seigneurie, mais, je vous l’ai dit, c’est un démon incarné, il en vaut quatre à lui seul.

— Bah ! reprit légèrement don Diego en caressant complaisamment sa moustache blonde, nous sommes sept en te comptant, mon brave.

— Quel est ce lieutenant ?

— C’est don Torribio, l’ancien gaucho.

— Oh ! s’écria don Leoncio avec un geste de dégoût, Torribio Deguello[8]

— Voto a brios ! reprit don Diego, j’aurais plaisir à lui tenir un peu le genou sur la poitrine, à ce misérable. Voyons, que faisons-nous ?

— Vous oubliez qui est avec nous, don Diego, lui dit vivement don Leoncio en jetant un regard sur leur compagnon immobile auprès d’eux.

— C’est vrai ! s’écria le jeune homme, je suis fou : pardonnez-moi, cher, nous ne saurions user de trop de prudence.

— Heureusement, observa Luco, que vous n’avez pas amené doña Antonia avec vous. Pauvre chère niña, elle serait morte ici, avec les démons au milieu desquels nous sommes exposés à nous trouver.

Tout à coup, avant que don Leoncio eût le temps de répondre, des clameurs horribles éclatèrent dans la maison, plusieurs coups de feu se firent entendre et une vingtaine d’hommes et de femmes, affolés par la terreur, s’élancèrent au dehors avec des cris perçants et se sauvèrent dans toutes les directions.

— Cachez-vous ! s’écria vivement Luco. Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que cela signifie ? Je reviens tout de suite, surtout prenez garde d’être reconnus ; cachez-vous, au nom du ciel ! À bientôt ! à bientôt ! Il faut que j’aille voir là-dedans ce qui se passe.

Et, laissant don Leoncio et ses compagnons en proie à la plus vive anxiété, le caporal se dirigea en courant vers la maison, où le tumulte croissait de minute en minute.



  1. Mas horca signifie littéralement : davantage de potences.
  2. Vive le bien méritant général Rosas ! Vive le libérateur ! vivent les fédéraux ! meurent les sauvages unitaires ! qu’on les égorge ! qu’on les égorge !
  3. Ces vers sont presque intraduisibles. Ils signifient à peu près : Pourquoi vas-tu et reviens-tu, reviens-tu et vas-tu, si d’autres en marchant moins acquièrent davantage ?
  4. O liberté précieuse ! on ne le peut comparer à l’or ni au bien le plus grand de l’immense terre.
  5. Plus riche et plus chérie que le plus précieux trésor…
  6. Espèce d’autruche particulière aux pampas.
  7. Enfant du pays, locution fort usitée en Amérique.
  8. Littéralement, Torribio l’égorgeur.