Aller au contenu

Les Chemins de fer italiens/01

La bibliothèque libre.
Les Chemins de fer italiens
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 72-105).
02  ►
LES
CHEMINS DE FER ITALIENS

I.
LA FORMATION DES RÉSEAUX ET LES PREMIÈRES CONVENTIONS.


I

L’Italie est la contrée d’Europe où les événemens politiques ont exercé l’influence la plus directe et la plus décisive sur l’établissement et le régime des voies ferrées. Faire l’histoire des chemins de fer italiens, c’est refaire l’histoire du pays lui-même, car chacun des pas qui l’ont rapproché de l’unité a été marqué par un changement dans les conditions d’existence et d’administration de son réseau. Si, à l’heure qu’il est, la question de l’exploitation des chemins de fer n’a pas encore reçu de solution, la raison en doit être cherchée dans la difficulté de concilier les exigences de la politique unitaire avec la diversité des traditions et des besoins locaux.

Au mois d’octobre 1839, le premier chemin de fer italien fut livré à l’exploitation. C’était une ligne de 8 kilomètres seulement qui conduisait de Naples à Portici. Que ce modeste commencement ne fasse pas sourire : le chemin de fer de Paris à Saint-Germain n’a été ouvert que le 26 août 1837, et les premiers travaux pour la construction du réseau français ne datent que de 1838. Le chemin de fer de Portici fut prolongé, d’une part, sur Castellamare pour desservir l’arsenal maritime, et, de l’autre, sur Nocera, par Pompéi. Cette nouvelle section, qui longeait la côte pendant une partie de son parcours, nécessita des travaux considérables et d’une exécution difficile ; elle ne fut terminée qu’en octobre 1844 : elle devait être continuée sur Salerne, mais ce second prolongement se fit attendre aussi longtemps que le premier, et dans l’intervalle une autre ligne, de Naples à Capoue par Caserte, fut construite et mise en exploitation. Comme si l’honneur d’avoir donné l’exemple lui suffisait, le royaume de Naples s’en tint pendant près de vingt années à ces deux premières lignes : aucune des concessions qu’il accorda dans l’intervalle ne put aboutir. Un gouvernement beaucoup plus puissant ne faisait pas preuve de plus d’activité dans la construction des chemins de fer : l’administration autrichienne inaugura, le 18 août 1840, la petite ligne de Milan à Monza, d’une étendue de 13 kilomètres, dont le prolongement jusqu’au lac de Côme se fit attendre neuf années, et c’est seulement le 17 février 1846 qu’on livra à l’exploitation les 31 kilomètres de Milan à Treviglio.

La Toscane est le premier état italien qui ait possédé un ensemble de lignes bien entendues et desservant toutes les parties de son territoire ; ce n’est pas le moindre titre d’honneur du souverain paternel et intelligent qui présidait alors aux destinées du grand-duché. Une résolution souveraine du 14 avril 1838 décida la construction et ordonna la mise à l’étude d’une ligne de Florence à Livourne par Empoli et Pise : les études furent faites par Robert Stephenson, et la concession fut accordée à un groupe de capitalistes qui se constituèrent en société anonyme en vertu d’un décret du 5 avril 1841. La section de Livourne à Pise fut livrée à l’exploitation la première ; mais la ligne entière fut rapidement construite, et elle donna immédiatement des résultats assez avantageux pour déterminer de nouvelles demandes en concession. La ligne de Pise à Lucques fut concédée le 22 juin 1844, celle de Florence à Pistoia le 27 avril 1846, et celle de Lucques à Pistoia le 22 mai de la même année : ces deux lignes vers Pistoia avaient pour objet de mettre Florence et Livourne en communication avec le point où la chaîne des Apennins pouvait être le plus facilement franchie et de faire profiter ces deux villes des relations qui ne manqueraient pas de s’établir avec les Romagnes et avec la vallée du Pô. Une ligne se détachant à Empoli du chemin de Florence à Livourne et destinée à être prolongée jusqu’à la frontière romaine mit l’importante ville de Sienne en communication avec la capitale et avec la mer. Tout ce réseau était en pleine exploitation au commencement de 1850, et des capitalistes étaient en instance pour obtenir la concession d’une ligne partant de Florence même et se dirigeant par Arezzo vers la frontière romaine en vue d’aller rejoindre la ligne de Rome à Ancône, dont le gouvernement pontifical avait ordonné l’étude.

En présence de l’exemple donné par la Toscane et des études prescrites par le gouvernement autrichien en vue de l’établissement d’un réseau complet dans ses provinces italiennes, le gouvernement piémontais ne pouvait demeurer inactîf. Le 18 juillet 1844, des lettres patentes du roi Charles-Albert décrétèrent l’établissement de deux chemins de fer, l’un de Turin à Gênes par Alexandrie et l’autre d’Alexandrie au lac Majeur par Novare, et ordonnèrent que les études en fussent immédiatement commencées. De nouvelles lettres patentes, en date du 13 février 1845, décidèrent qu’afin d’assurer et de rendre plus prompte l’exécution de ces chemins de fer, ils seraient construits pour le compte de l’état et à la charge du budget par les soins du corps des ingénieurs civils. L’administration à laquelle devait être confiée l’exécution de cette importante entreprise devait être assistée d’un conseil spécial, institué tout exprès ; elle était affranchie des formalités usuelles, ainsi que des divers contrôles auxquels les autres administrations publiques étaient assujetties.

Les lettres patentes plaçaient la construction et l’exploitation des futurs chemins de fer dans les attributions du ministère de l’intérieur, duquel relevaient alors les travaux publics : elles instituaient, sous la présidence du ministre, un conseil nommé par le roi, et chargé de statuer sur les projets et sur les traités relatifs à la construction et à l’exploitation des voies ferrées, ces matières devant cesser d’être soumises à l’approbation de la section du conseil d’état chargée des routes et de la navigation. Enfin, des lettres patentes du 30 octobre 1845 disposèrent que toutes les dépenses relatives aux chemins de fer feraient annuellement l’objet d’un budget spécial, préparé par les soins de l’administration de l’intérieur et annexé au budget de cette administration. Lorsqu’à la suite de la proclamation du statut royal du 4 mai 1848, les travaux publics furent distraits du département de l’intérieur et érigés en ministère spécial, on institua au sein de la nouvelle administration une direction générale, qui fut chargée de tout ce qui concernait la construction et l’exploitation des chemins de fer et auprès de laquelle le conseil spécial continua de fonctionner.

L’autorité de la direction générale s’étendait sur tout ce qui était relatif à la construction proprement dite, à l’entretien des lignes, au mouvement des trains, aux tarifs et au service commercial, à l’acquisition et à la conservation du matériel. Il serait sans intérêt d’entrer dans le détail de son organisation intérieure, puisqu’elle ne devait avoir qu’une existence de courte durée : il importait seulement de montrer à quel point on s’attachait à mettre les chemins de fer piémontais complètement dans la main de l’état. C’était à une pensée politique qu’ils devaient la naissance et ils étaient combinés presque exclusivement en vue de la défense du pays. Il est à peine besoin de faire remarquer que, bien que Turin fût la capitale du royaume, le véritable centre de ce premier réseau était Alexandrie, la principale forteresse et le grand arsenal du Piémont ; on fit également converger vers cette forteresse les plus importantes des lignes qui furent décrétées plus tard, notamment les lignes dirigées vers Plaisance et Pavie : la ligne directe de Turin à Novare et au Tessin ne fut entreprise qu’après plusieurs années.

L’administration piémontaises s’était mise courageusement à l’œuvre ; mais la désastreuse campagne de 1848 vint apporter une interruption dans ses travaux et obéra les finances du petit royaume. Les embarras d’argent n’étaient pas, d’ailleurs, le seul obstacle à vaincre. On compte en Europe peu de lignes dont l’exécution ait présenté autant de difficultés et exigé des travaux aussi considérables que celle de Turin à Gênes. Entre la capitale et Alexandrie, cette ligne traverse en tunnels les faîtes qui séparent les vallées du Pô et du Tanaro ; elle franchit le premier de ces fleuves sur un pont de neuf arches et le Tanaro sur un pont de quinze arches de 10 mètres d’ouverture. D’Alexandrie à Gênes elle rencontre les torrens de la Bormida, de la Scrivia et, par une série de tunnels et de viaducs, elle arrive à Busolla, son point culminant, d’où elle redescend à Gênes, ayant à racheter sur un parcours de moins de 23 kilomètres une différence de niveau de 345 mètres. La traversée des Apennins nécessita la construction de six tunnels dont l’un, celui des Giovi, a 3,200 mètres. D’une exécution moins dispendieuse, la ligne d’Alexandrie au lac Majeur exigea cependant un tunnel de 3,228 mètres et un viaduc sur le Pô de vingt et une arches de 20 mètres d’ouverture, capables de donner passage, lors de la crue des eaux, à 10,000 mètres cubes d’eau par seconde. De tels ouvrages n’ont rien d’insolite aujourd’hui, avec l’expérience qu’on a acquise dans la construction des voies ferrées et avec les moyens d’exécution dont les ingénieurs disposent, mais les chemins de fer étaient alors à leur début, et ces travaux firent grand honneur à L’administration piémontaise.

Elle y apporta, en effet, autant d’économie que d’habileté ; la ligne de Turin à Gênes revint à 640,000 francs le kilomètre avec le matériel roulant, celle d’Alexandrie au lac Majeur à 240,000 francs seulement. Néanmoins, une dépense d’environ 150 millions était une lourde charge pour un petit état. Aussi le Piémont renonça-t-il à poursuivre l’exécution directs des lignes commencées en Savoie : il s’en déchargea sur la compagnie anglo-française dite de Victor-Emmanuel. Le chemin de Turin à Suse, premier tronçon de la ligne qui devait traverser le Mont-Cenis, dont le percement était déjà à l’étude, fut confié à des constructeurs anglais : pour les lignes secondaires, on fit appel à des compagnies particulières, l’état n’intervenant plus que pour souscrire une partie du capital actions, ou pour garantir un minimum d’intérêt, ou enfin pour se charger de l’exploitation en abandonnant aux constructeurs 50 pour 100 de la recette brute.

La durée de l’exécution fut proportionnelle aux difficultés à vaincre. La ligne de Turin à Gênes fut ouverte jusqu’à Arquata le 10 janvier 1851 ; mais la petite section d’Arquata à Busolla, bien que comptant 19 kilomètres seulement, ne put être livrée à l’exploitation que deux ans plus tard, le 10 février 1853. Les 33 derniers kilomètres, de Busolla à Gênes, exigèrent encore le reste de l’année, et ce fut seulement le 18 décembre 1853 que la ligne put être exploitée tout entière. La ligne d’Alexandrie au lac Majeur fut ouverte jusqu’à Novare le 2 juillet 1854 : six semaines auparavant, le 24 mai, les 53 kilomètres de Turin à Suse avaient été Ternis à l’état par M. Brassey et livrés à l’exploitation ; quelques autres tronçons vinrent s’ajouter à ces premières lignes et composèrent avec elles le réseau piémontais, qui comprenait, au 1er janvier 1855, 374 kilomètres et qui s’accrut à peine pendant quelques années.

La direction générale des chemins de fer avait été confiée à un homme d’un mérite supérieur et d’une rare énergie, le commandeur Bona, qui se dévoua tout entier à cette tâche absorbante. Il avait tout à créer, et il lui arriva souvent de passer par-dessus des lois et des règlemens qu’il jugeait inapplicables à un service absolument nouveau : il était en conflit perpétuel avec le conseil d’état et même avec la cour des comptes, à raison de mesures ou de décisions qui n’étaient pas conformes aux lois existantes. Tout en soutenant le directeur-général, M. de Cavour lui faisait quelquefois des représentations, et le commandeur Bona répondait que l’exploitation par l’état n’était possible qu’à la condition de laisser une certaine liberté d’action à l’homme qui la dirigeait ; « Les règlemens, disait-il souvent, sont faits pour ceux qui dépendent de moi ; je ne veux pas laisser limiter mon autorité ; mais aussi je prends l’entière responsabilité de mes actes. » Partant de ce principe, le commandeur Bona administrait les chemins de fer de l’état comme l’aurait pu faire une société particulière : toujours à l’affût des améliorations et des économies réalisables, il achetait des rails pour deux et trois ans, sans s’inquiéter si des crédits suffisans avaient été ouverts dans le budget, et quand le Trésor public refusait de payer les mandats délivrés par lui, il retenait les recettes et payait avec leur produit. De tels agissemens ne pouvaient être tolérés que de la part d’un homme dont l’intégrité était au-dessus de tout soupçon et dont les qualités étaient assez éminentes et les services assez grands pour qu’on fermât les yeux sur certaines irrégularités qui avaient l’intérêt public pour mobile. A force d’application et d’économie, le commandeur Bona arriva à des résultats inespérés et quand il résigna ses laborieuses fonctions, il put dire, non sans une légitime fierté, qu’entre ses mains le réseau piémontais non seulement avait couvert ses dépenses, mais avait encore rapporté 5 pour 100 des sommes qu’il avait coûtées à l’état. Si remarquable que soit ce fait, il n’autorise point à donner la gestion trop indépendante du commandeur Bona comme un exemple à suivre par les administrations publiques ; mais si l’on remontait aux débuts de quelques-unes de nos grandes compagnies de chemins de fer, on serait amené à reconnaître que le despotisme intelligent et l’énergie de leurs premiers directeurs n’ont pas été sans influence sur la forte organisation de leurs services et sur les habitudes de discipline et de régularité de leur personnel.

L’Autriche n’avait pas attendu l’exemple du Piémont pour se mettre à l’œuvre. Quelques critiques que l’on puisse adresser à sa manière de gouverner l’Italie, on ne saurait refuser à l’administration autrichienne le mérite d’avoir toujours montré un souci intelligent des intérêts matériels des populations. Les chemins de fer destinés à desservir les provinces lombardes et vénitiennes furent les mieux entendus et les plus soigneusement construits de la péninsule. Sans aucun doute, les considérations stratégiques, la préoccupation de relier entre elles les places fortes qui étaient les points d’appui de sa domination, la nécessité de mettre les provinces italiennes en communication rapide avec le reste de l’empire, tinrent la première place dans la pensée du gouvernement autrichien, mais elles ne lui firent pas perdre de vue les intérêts industriels et commerciaux. Les études qu’il entreprit, dès 1843, eurent pour objet de répartir équitablement les voies ferrées sur toute la superficie des pays soumis à son autorité et de n’apporter aucun trouble dans les relations traditionnelles des principales villes. Du reste, la configuration du sol se prêtait merveilleusement à l’établissement de chemins de fer à travers les riches plaines qui forment les vallées du Pô et de l’Adige ; aussi les parties rectilignes des chemins de fer lombards et vénitiens représentent- elles 76 pour 100 de la longueur totale : sur 22 pour 100 de cette longueur, la voie est en palier, et sur 54 pour 100, la déclivité ne dépasse pas 0m,005. Ces lignes, en les supposant bien entretenues, sont donc dans des conditions d’exploitation, exceptionnellement favorable, et ce ne sont ni les voyageurs ni les transports qui peuvent leur manquer dans un des pays d’Europe où la population a le plus de densité.

A la fin de 1855, l’administration autrichienne avait construit et mis elle-même en exploitation, outre les chemins de Milan à Monza et de Milan à Treviglio, les lignes de Vérone à Mantoue, de Milan au lac de Côme, par Camerlata, de Venise à Casarsa, et la ligne de Venise à Milan, jusqu’à Coccaglio, aux environs de Bergame ; elle avait commencé la construction du tronçon de Bergame à Milan et divers autres chemins de fer ; mais les événemens de 1848 avaient porté la plus rude atteinte aux finances impériales, et la construction du réseau italien n’avançait pas avec la rapidité qu’on jugeait indispensable. L’Autriche se trouva donc, comme le Piémont, dans la nécessité de recourir à l’industrie privée et aux capitaux étrangers, la prospérité dont jouissait alors la France y avait développé l’esprit d’entreprise et créé des capitaux qui cherchaient emploi, ; un groupe de capitalistes anglais et français, représenté par le duc de Galliera, entra en négociations avec le gouvernement autrichien, et, le 14 mars 1856, une convention, confirmée par un décret souverain du 17 avril suivant, donna naissance à la Société privilégiée I. R. des chemins de fer Lombardo-Vénitiens et de l’Italie centrale. Cette société était constituée au capital de 156,250,000 francs et investie de la faculté d’émettre, avec la garantie de l’Autriche, 143,750,000 francs d’obligations. Elle rachetait au gouvernement autrichien, moyennant le paiement de 70 millions et un prélèvement éventuel de 30 millions sur ses recettes, les chemins de fer déjà construits ; elle prenait leur exploitation à son compte ; elle se chargeait d’achever les lignes commencées, et de construire enfin, dans un déljai maximum de cinq années, les lignes dont les études étaient faites et dont l’établissement avait été décrété.

Comme son titre l’indiquait, l’action de la société n’était pas limitée au territoire lombardo-vénitien. Le gouvernement autrichien s’était préoccupé de bonne heure de faire sortir de leur isolement et de rattacher à son réseau les petits états de l’Italie centrale qui se mouvaient dans son orbite, la Toscane était le seul de ces états qui eût des chemins de fer, et les Romagnes, malgré leur richesse et la densité de leur population, en étaient également dépourvues ; une convention conclue à Rome, le 1er mai 1851, entre l’Autriche, le saint-siège, le grand-duché de Toscane et les duchés de Parme et de Modène, eut pour objet l’établissement de deux lignes : l’une de Plaisance à Bologne, par Parme et Modène, et l’autre de Bologne à Pistoia. Ces deux lignes étaient destinées à mettre les duchés et les Romagnes en communication, d’une part, avec la Lombardie et, de l’autre, avec la Toscane et le port de Livourne, qui devenait un concurrent redoutable pour Gênes. Ces deux lignes furent concédées, l’année suivante, à une société anonyme qui se constitua à Florence ; mais leur exécution nécessitait de grands travaux et des dépenses considérables, surtout pour la ligne de Bologne à Pistoia, qui devait traverser les Apennins. La compagnie concessionnaire ne put tenir ses engagemens et fut frappée de déchéance dans les derniers jours de 1855. Le 17 mars suivant, en même temps que se signait la convention relative aux chemins de fer Lombardo-Vénitiens, les cinq gouvernemens intéressés à l’établissement des deux lignes de l’Italie centrale en accordaient la construction et l’exploitation aux concessionnaires des lignes autrichiennes, qui s’empressaient de les incorporer dans le réseau de la Société privilégiée.

Le gouvernement autrichien ne s’en tint pas là. Heureux d’avoir obtenu le concours d’une société puissante dans laquelle les plus fortes maisons de banque européennes étaient intéressées, il désira se décharger sur cette société de la tâche de construire et d’exploiter les chemins de fer de celles de ses provinces qui étaient limitrophes de l’Italie. La concentration de toutes ces lignes dans les mêmes mains lui paraissait, en outre, la garantie d’une exécution rapide et d’une bonne organisation commerciale. La société porta donc son capital à 375 millions, et, à partir de novembre 1858, elle modifia sa raison sociale et s’intitula Société privilégiée I. R. des chemins de fer du sud de l’Autriche, Lombards- Vénitiens et de l’Italie centrale.

La guerre de 1S59 ne tarda pas à bouleverser une première fois tous ces arrangemens. Elle fit passer la Lombardie et les duchés sous le sceptre de la maison de Savoie. Qu’allaient devenir les chemins de fer Lombards ? Le nouveau royaume n’était pas assez riche pour les racheter. Si bien administrées que fussent les lignes piémontaises, elles ne comptaient encore que 600 kilomètres et ne pouvaient fournir le personnel et les cadres nécessaires à l’exploitation d’un réseau plus que double. La tâche la plus urgente était, d’ailleurs, de pourvoir à l’organisation et à l’administration des nouvelles provinces, et cette tâche suffisait à absorber toute l’attention et toute l’énergie du gouvernement piémontais. Il fallut donc laisser provisoirement l’exploitation des chemins de fer lombards entre les mains des concessionnaires ; mais comment établir l’autorité du gouvernement piémontais sur une société qui devait son existence à des décrets du gouvernement autrichien et qui avait en Autriche de si grands intérêts ? Une convention, homologuée par une loi du 8 juillet 1860, intervint entre le gouvernement piémontais et la Société privilégiée. Toutes les concessions faites à cette société sur le territoire lombard et dans l’Italie centrale en 1855, 1857 et 1858 lui furent confirmées. Sans diviser des intérêts trop étroitement liés, surtout à raison des engagemens pris vis-à-vis des tiers, pour que leur séparation ne fût pas hérissée de mille difficultés, la Société privilégiée consentit à se partager en deux branches distinctes, pourvues chacune d’un conseil d’administration particulier. L’un de ces conseils, siégeant à Vienne, administrait, sous le contrôle des autorités impériales, les chemins de fer situés sur le territoire autrichien ; l’autre, spécial aux chemins situés dans les provinces cédées au Piémont, siégeait en Lombardie et relevait des autorités piémontaises. Un comité central, établi à Paris, où devaient se tenir également les assemblées générales, servait de lien entre les deux branches de la société et représentait l’unité de celle-ci.

Aussitôt que ces arrangemens, concertés avec le gouvernement autrichien et sanctionnés par un décret impérial, eurent reçu leur exécution, le gouvernement sarde prit à sa charge la garantie d’un produit net annuel de 6,500,000 francs attachée aux lignes de l’Italie centrale, et garantit à la branche italienne de la Société privilégiée un intérêt de 5.20 pour 100 sur la totalité des sommes a dépenser pour la construction et la mise en exploitation des lignes lombardes et pour les acquisitions du matériel roulant pendant les trois premières années d’exploitation. Il lui concéda en outre pour quatre-vingt-quinze années, à courir du 1er janvier 1865 pour expirer le 31 décembre 1959, le réseau piémontais, dont l’exploitation pour le compte de l’état cessa avec l’année 1863. La société rachetait à l’état, moyennant 200 millions, payables en quatre années, par termes semestriels égaux, les lignes construites par lui, et elle s’engageait à concourir par des subventions à l’amélioration du port de Gènes et au percement du Mont-Cenis. L’état, en retour, garantissait à la société un produit brut calculé d’après les recettes réalisées en 1862. Enfin, la branche italienne de la Société privilégiée prenait désormais le titre de Société des chemins de fer de la Haute-Italie.

Cette organisation avait à peine commencé de fonctionner que la guerre éclatait de nouveau entre l’Italie et l’Autriche et mettait en quelque sorte en antagonisme les deux branches de l’ancienne Société privilégiée. Toutefois, le personnel de la société se tira à son honneur de cette épreuve délicate, et le gouvernement italien a rendu hommage au fonctionnement irréprochable de tous les services pendant la durée de la guerre. Le traité de paix du 3 octobre 1866, par lequel ! ’Autriche céda la Vénétie, eut pour conséquence des arrangemens analogues à ceux qui avaient suivi le traité de Zurich. Les lignes vénitiennes, d’une étendue de 455 kilométrés, entrèrent dans le réseau de la Société de la Haute-Italie, à laquelle toutes les concessions faites par l’Autriche sur les territoires de Venise et de Mantoue furent transportées et confirmées par une loi du parlement italien du 25 avril 1867. Cette loi était rendue en conformité d’une convention conclue à Vienne le 13 avril précédent et qui consacrait à nouveau la division en deux branches distinctes de la Société privilégiée, devenue Société des chemins de fer du sud de l’Autriche et de la Haute-Italie.

Toutes les lignes importantes étant ou construites ou en voie d’achèvement, le réseau de la Haute-Italie ne devait plus s’accroître désormais que par la concession ou l’affermage de quelques raccordemens ou de quelques prolongemens d’une médiocre étendue et par un démembrement du réseau de la Société des chemins de fer romains, dont il est temps de retracer l’histoire.


II

Dès l’année 1847, le pape Pie IX avait ordonné la mise à l’étude d’une ligne de Rome à Frascati et du prolongement ultérieur de cette ligne vers la frontière napolitaine. Les événemens de 1848, qui contraignirent le pontife à se réfugier sous la protection du roi de Naples, suspendirent l’exécution de ce projet. Ce ne fut qu’en 1851 qu’un décret pontifical concéda ce chemin de Rome à Frascati à une compagnie composée de grands seigneurs et de capitalistes romains, parmi lesquels figuraient le prince Torlonia et le comte Antonelli, neveu du cardinal secrétaire d’état. Cette compagnie, qui prit le nom de Société Pio-Latina, poursuivit les études entre Frascati et Ceprano et obtint la concession définitive de ce prolongement par un décret du 11 juin 1856. De son côté, le gouvernement napolitain, par un décret du 13 octobre 1856, approuvait les statuts d’une compagnie qui demandait à prolonger de Capoue à Ceprano la ligne déjà construite de Naples à Capoue et à établir ainsi la communication par voie ferrée entre Naples et Rome.

La Société Pio-Latina ne put ouvrir à l’exploitation la petite ligne de Rome à Frascati que le 7 juillet 1856. Il était donc impossible de compter sur elle pour exécuter les lignes importantes dont le gouvernement pontifical reconnaissait la nécessité, mais qui toutes exigeaient des travaux difficiles et coûteux. Ces considérations déterminèrent le gouvernement pontifical à accepter les propositions d’un groupe de capitalistes français, auquel il accorda, par une série de décrets successifs, la concession d’une ligne de Rome à Civita-Vecchia, d’une ligne de Rome à Bologne par Ancône, qui devait rejoindre à Bologne le réseau de l’Italie centrale et, par conséquent, le réseau lombard-vénitien, d’un embranchement de cette même ligne vers Ferrare et l’embouchure du Pô, enfin d’une ligne de Civita-Vecchia vers la frontière toscane, près de Chiavone. Les concessionnaires constituèrent, dans les derniers mois de 1856, sous le nom de Société générale des chemins de fer romains, une compagnie au capital de 85 millions, qui ne tarda pas à absorber la Société Pio-Latina et qui ouvrit au service des voyageurs, dès le 16 avril 1859, la ligne de Rome à Civita-Vecchia.

Elle avait également imprimé une grande activité aux travaux de la ligne de Frascati à Ceprano et conclu des traités pour l’exécution de la ligne de Rome à Bologne, lorsque la guerre de 1859 vint lui créer la situation la plus délicate. Le gouvernement piémontais s’empara successivement des provinces pontificales que devaient desservir les lignes les plus importantes de la société : qu’allaient devenir les conventions passées par celle-ci avec le gouvernement romain et par qui seraient payées les subventions qui servaient de garantie à ses obligations ? Le ministère italien ouvrit aussitôt des négociations avec le saint-siège, mais le succès en était difficile : le gouvernement romain ne voulait souscrire à aucune stipulation qui parût consacrer un abandon de ses droits de souveraineté ; d’un autre côté, ayant perdu la presque totalité de son revenu, il ne pouvait se dissimuler l’impuissance où il était de tenir les engagemens financiers qu’il avait pris. Ce ne fut que le 12 juin 1864 qu’une convention put être signée entre l’Italie et l’état pontifical pour autoriser et régler le raccordement dés lignes situées sur les deux territoires.

Le gouvernement italien n’avait pas attendu cette solution pour entrer en arrangement avec la Société générale des chemins de fer romains ; la construction des voies ferrées qui devaient rattacher à la vallée du Pô les provinces nouvellement acquises et qui devaient lui permettre à lui-même de faire sentir partout son action était une nécessité urgente et presque une question de salut. Ce besoin devint plus pressant encore lorsque l’annexion du royaume de Naples eut accru et compliqué sa tâche. Le gouvernement commença donc par confirmer, en ce qui le concernait, la. concession de la ligne d’Ancône à Bologne, en y ajoutant la concession d’un embranchement de Castel-Bolognese à Ravenne. Il chargea en même temps la Société générale de construire la ligne de Ceprano à Capoue, abandonnée par la compagnie napolitaine qui en était concessionnaire. Il était également indispensable au nouveau royaume de faire disparaître les solutions de continuité qui existaient toujours entre l’ancien réseau piémontais, absorbé dans le réseau de la Haute-Italie, et le réseau toscan, et entre le réseau toscan et les lignes situées sur le territoire romain. Il était du plus haut intérêt d’établir des communications non interrompues entre l’Italie du Nord et l’ancien royaume de Naples, et le problème était compliqué par la nécessité d’assurer le même avantage aux deux versans des Apennins et par l’interposition du territoire demeuré sous l’autorité du pape. La société fut donc invitée à se transformer et à accroître son capital pour absorber, par fusion ou rachat, les chemins de la Toscane centrale, les chemins de Livourne et le chemin des Maremmes, qui devait rejoindre la ligne de Civita-Vecchia à Chiavone et dont les travaux étaient suspendus. Elle fut invitée en même temps à conserver son ancienne dénomination, sous laquelle elle avait été autorisée par l’autorité pontificale, afin de ne se point créer de difficultés avec le gouvernement romain.

La construction de la ligne des Maremmes, en attendant l’achèvement de la ligne qui, de Sienne, allait par Arezzo rejoindre la ligue d’Ancône à Rome, établissait la communication entre Florence d’une part, Rome et Naples de l’autre. Le ministère italien avait décidé la création, dans les anciennes provinces napolitaines, d’une ligne parallèle à la côte de l’Adriatique, et il désirait que cette ligne, et, par elle, tout le réseau méridional, fussent directement rattachés aux lignes de l’Italie septentrionale. Il demanda donc à la Société générale des chemins de fer romains de lui rétrocéder, contre remboursement de la dépense faite et sans aucune majoration, la ligne d’Ancône à Bologne, qu’il considérait comme le prolongement de la ligne d’Otrante à Ancône par Brindisi. Par compensation, le gouvernement concédait à la société la ligne dite de La Ligurie, qui, partant de Pise, desservait Massa, Gênes et Vintimille, mettait Florence en communication avec Gênes et Turin, et créait un premier point de contact entre les lignes françaises et les lignes italiennes. Ces divers arrangement furent consacrés par une loi du 14 mai 1865, votée sur la proposition de M. Minghetti, ministre des finances, et, du général Menabrea, ministre des travaux publics. Il nous paraît superflu, d’en faire ressortir le caractère éminemment politique. Quant aux stipulations financières, elles ont été trop promptement et trop fréquemment modifiées pour qu’il y ait intérêt à les récapituler. Elles imposaient de lourdes charges au trésor italien sans, créer à la société des ressources suffisantes. Les subventions étaient payées en un papier déprécié par le cours forcé ; la garantie d’un gouvernement dont la rente tomba, en juin 1866, aux environs de 40 francs, inspirait peu de confiance aux capitaux ; les émissions d’obligations tentées par la Société ou échouèrent ou se firent à des taux désastreux : elle se trouva dans l’impuissance d’entreprendre de nouveaux travaux ; le gouvernement dut se charger de construire lui-même la ligne de la Ligurie, dont il confia l’exploitation à la Société de la Haute-Italie, dans le réseau de laquelle elle est demeurée jusqu’à présent.

Presque chaque année fut marquée par un remaniement des conventions financières entre l’état et la société sans que celle-ci réussit à acquérir des élémens suffisans de vitalité, parce que la situation du marché des capitaux ne s’améliorait que lentement et parce que les résultats effectifs du trafic étaient loin de répondre aux espérances du gouvernement et aux calculs de ses ingénieurs. De nouvelles complications surgirent, et, après 1870, lorsque le gouvernement italien, ayant quitté Florence pour Rome, voulut remanier les lignes qui aboutissaient à la nouvelle capitale et donnera leurs établissemens des dimensions en rapport avec le surcroît d’importance qu’elles acquéraient, la société se refusa à des dépenses qui n’étaient pas prévues dans ses contrats et qui, nécessaires peut-être au point de vue politique, ne pouvaient ajouter aux produits de son exploitation. Il en résulta des contestations sans fin, dont on crut ne pouvoir sortir que par la voie d’un rachat.

Cette issue répugnait d’autant moins au gouvernement italien qu’il inclinait, à ce moment, vers le système de l’exploitation par l’état et qu’il regardait comme indispensable de remanier le groupement des lignes italiennes. Or l’existence de la Société des chemins de fer romains, interposée entre le réseau de la Haute-Italie et le réseau dont on pressait l’exécution dans les provinces napolitaines, mettait obstacle à la réalisation de ce projet. Des négociations en vue d’un rachat furent donc ouvertes, et elles aboutirent, sous le ministère Minghetti-Spaventa, à la convention du 17 novembre 1873, qui fixa les conditions auxquelles l’état se rendait acquéreur de tout le capital-actions de la Société et le payait par la remise de rentes italiennes. Les conditions stipulées en 1873 n’ont subi aucune modification, mais la loi destinée à les consacrer a été vainement présentée pendant plusieurs sessions successives : elle n’a été votée définitivement et sanctionnée par les pouvoirs publics que le 29 juin 1880. D’après cette loi, l’exploitation que la société avait provisoirement continuée depuis 1873 devait prendre fin le 31 décembre 1881. Le gouvernement italien, en effet, a assumé la direction de cette exploitation le 1er janvier 1882, et, le même jour, la Société générale des chemins de fer romains a cessé d’exister autrement que comme un syndicat de créanciers de l’état. Nous avons vu que le premier chemin de fer italien avait été construit dans le royaume de Naples. La suite ne répondit point à ce début. Bien que les concessionnaires de la ligne de Naples à Portici n’eussent qu’à s’applaudir des résultats de leur entreprise, quinze années s’écoulèrent sans qu’ils trouvassent d’imitateurs. En 1855 et 1856, au moment où la Société générale des chemins de fer romains prenait naissance, des capitalistes français, parmi lesquels se trouvait M. G. Delahante, adressèrent au gouvernement napolitain, pour la construction d’un ensemble de lignes, des propositions qui furent favorablement accueillies, mais auxquelles les demandeurs ne donnèrent aucune suite. Le 30 avril 1860, quelques semaines avant d’être renversé du trône, le roi François II ordonna la construction de trois grandes lignes destinées à relier sa capitale à Brindisi, à Tarente et à Reggio, et de trois lignes rattachant à Palerme les principales villes de la Sicile. Garibaldi, pendant la courte durée de sa dictature, hérita des projets du souverain qu’il venait de renverser et accorda la construction des chemins de fera établir dans les provinces napolitaines et en Sicile à une société que deux de ses créatures, Adami et Lemmi, se chargeaient de constituer ; mais, bien que la construction dût avoir lieu pour le compte du gouvernement, il fut impossible à ces entrepreneurs de trouver les capitaux nécessaires pour commencer les travaux, et ils renoncèrent, au bout de quelques mois, à leur contrat.

Dès que le gouvernement italien eut pris en main l’administration des provinces napolitaines, il se préoccupa de les relier à l’Italie septentrionale et d’y créer un réseau de voies ferrées. Il entra en négociations, à ce sujet, avec MM. Talabot et Cie et conclut avec eux une convention qui fut ratifiée par le parlement ; mais les concessionnaires renoncèrent à constituer une société. Le gouvernement italien crut alors n’avoir d’autre ressource que de s’adresser aux capitalistes dont le concours lui avait été si utile pour assurer l’exploitation et l’achèvement des chemins de fer de la Lombardie. Il traita donc avec MM. de Rothschild et Talabot, qui s’engagèrent à constituer dans le délai de six mois une compagnie qui exécuterait les lignes napolitaines et qui aurait le droit de se fusionner avec la compagnie de la Haute-Italie. Cette fusion était si bien dans la pensée des contractans qu’ils acceptaient la concession de lignes comme celle de Voghera à Plaisance, située dans la Lombardie.

C’était un pas considérable vers la réunion des chemins de fer italiens en un seul réseau, et ce fut précisément ce qui fit échouer ce nouveau traité. Le parlement prit l’alarme à la pensée que le plus grand nombre des lignes italiennes allaient passer dans les mains des mêmes capitalistes, et surtout de capitalistes étrangers, qui pourraient, par les travaux et les emplois qu’ils auraient à distribuer, exercer une grande influence sur les élections et peser sur l’administration. Beaucoup d’hommes politiques estimaient que la raison d’état ne permettait pas à un gouvernement aussi nouvellement établi et encore mal affermi de se dessaisir aussi complètement en une matière de cette importance. La commission parlementaire chargée d’examiner le traité, demanda à MM. de Rothschild et Talabot des modifications auxquelles ils refusèrent de consentir, et cette œuvre si nécessaire parut encore une fois compromise.

Ce fut alors qu’intervint inopinément un homme d’une vive intelligence et d’un caractère entreprenant, M. Bastogi, qui avait été ministre des finances avec M. de Cavour, mais qui avait abandonné la politique pour les affaires. M. Bastogi s’offrit à former pour la construction et l’exploitation du réseau méridional une compagnie exclusivement italienne, sans liens ni rapports avec les compagnies déjà existantes, et qui demeurerait indépendante de celles-ci. Cette proposition donnait satisfaction à toutes les objections élevées par la commission parlementaire, et elle fut accueillie avec enthousiasme par le parlement comme le signal d’un réveil de l’esprit d’entreprise et d’association en Italie et comme une première et décisive étape vers l’affranchissement industriel et financier du nouveau royaume. La loi du 21 août 1862 autorisa le gouvernement à traiter aux conditions offertes par M. Bastogi et, trois jours après, une convention en règle rendit celui-ci concessionnaire de la ligne parallèle à l’Adriatique, d’Ancône à Otrante par Pescara, Foggia, Bari, Brindisi et Lecce, avec embranchement de Bari à Tarente, d’une ligue transversale de Naples à Foggia, et de quelques petites lignes se rattachant aux deux premières. Toutefois le réseau méridional ne fut définitivement constitué que par la loi de 1865, à la suite des arrangemens conclus par le gouvernement avec la Société générale des chemins de fer romains. La ligne de Bologne à Ancône, avec embranchement sur Ravenne, passa dans le réseau de la compagnie des chemins de fer méridionaux, qui se trouve exploiter la plus longue des lignes italiennes, car la ligne de Bologne à Otrante ne compte pas moins de 846 kilomètres, soit à 18 kilomètres près la distance de Paris à Marseille, et la ligne de Naples à Foggia en compte 197. Quant à la ligue de Voguera à Brescia, dont elle était également concessionnaire, la société fut autorisée à en affermer l’exploitation à la Société de la Haute-Italie. Pour les autres lignes, il lui était accordé par l’état une subvention kilométrique annuelle de 20,000 francs, qui devait décroître à mesure que le produit brut de l’exploitation s’élèverait. Nous aurons à revenir sur le jeu de cette sorte d’échelle mobile. On désigne sous le nom de réseau calabrais une ligne de Tarente à Reggio, avec embranchement sur Cosenza, qui contourne le golfe de Tarente et suit la côte de la Xalabre jusqu’en face de Messine, et une ligne qui se détache de la précédente à Métaponte pour aller rejoindre à Eboli la ligne de Naples à Nocera et Salerne. Quant à la ligne, décrétée en 1860, qui devait longer la côte tyrrhénienne, de Salerne à Reggio, elle est demeurée jusqu’ici à l’état de projet. Le réseau calabrais ne comprend, on le voit, que des prolongemens ou des embranchemens du réseau de la Compagnie de l’Italie méridionale ; et il semble qu’il aurait dû être construit par les mêmes mains ; mais la Société de l’Italie méridionale rencontra la concurrence de la Compagnie dite de Victor-Emmanuel, qui lui fut préférée par la loi du 25 août 1863. Impuissante à remplir ses engagemens, la Compagnie Victor-Emmanuel se vit substituer, le 31 août 1868, la Société de construction de MM. Vitali et Cie qui ne réussirent point davantage à mener leur tâche jusqu’au bout. L’exploitation des tronçons achevés donnait des résultats désastreux et l’argent manquait pour continuer les travaux. L’état fut obligé d’intervenir, et, par la loi du 28 août 1870, le gouvernement se fit autoriser à poursuivre pour son compte et directement la construction des lignes calabraises et des lignes siciliennes. Quant à l’exploitation des unes et des autres, elle a été, par une loi du 30 décembre 1870, confiée pour quinze années à la Société de l’Italie méridionale, qui la gère pour le compte de l’état et s’indemnise de ses frais généraux par un prélèvement sur la recette brute. Les nombreuses vicissitudes que la construction des lignes de Calabre et de Sicile a subies paraissent avoir laissé de pénibles souvenirs chez la haute administration italienne, qui évite de s’expliquer sur ce sujet : on a plus d’une fois donné à entendre que les exigences financières de Garibaldi et de sa famille, auxquelles il était impossible de satisfaire directement, n’ont pas toujours été étrangères aux fréquens remaniemens des contrats de construction.

L’exploitation des lignes de Calabre et de Sicile est fort onéreuse pour les finances italiennes. De 1872 à 1879, les premières ont produit une recette kilométrique moyenne de 3,100 francs contre une dépense de 7,840 francs. Sur les lignes siciliennes, les résultats sont moins défavorables : la recette moyenne a été de 10,700 francs contre une dépense de 13,150 francs. À cette perte sur l’exploitation il faut ajouter l’intérêt du capital dépensé pour la construction, lequel s’est élevé en moyenne à 185,000 francs par kilomètre. L’achèvement de la ligne de Messine à Palerme, quia été inaugurée solennellement par le roi Humbert, améliorera sans doute les recettes des lignes siciliennes ; mais l’exploitation continuera longtemps encore d’exiger un sacrifice considérable. Quant aux chemins calabrais, tant qu’on n’aura pas donné suite au projet de faire de Tarente un grand port militaire et d’y créer un arsenal maritime et des chantiers de construction, ils demeureront dépourvus de tout élément de trafic sérieux.

On n’augurait pas favorablement, en 1865, du trafic des chemins de fer méridionaux. Les conventions financières arrêtées avec M. Bastogi prouvent que l’on regardait une recette brute de 15,000 francs par kilomètre comme à peu près impossible à atteindre. La subvention kilométrique était fixée, au maximum, à 20,000 francs : elle était acquise à la compagnie, ainsi que la recette brute, tant que celle-ci ne dépassait pas 7,000 francs. Quand la recette brute s’élevait au-dessus de 7,000 francs, mais demeurait inférieure à 15,000 francs, l’excédent sur 7,000 francs était partagé par moitié entre la compagnie et l’état et venait, par conséquent, pour moitié en déduction de la subvention, qui était diminuée d’autant. Quand la recette brute atteignait 15,000 francs, la compagnie ne recevait donc plus de l’état que 16,000 francs par kilomètre, ce qui lui donnait un produit kilométrique de 31,000 francs. Ce produit demeurait constant, car au-dessus de 15,000 francs de recettes brutes, tout l’excédent était compté en déduction.de la subvention.

Or toutes les prévisions des contractans de 1865 furent démenties par les faits. La portion de la ligne de l’Adriatique, qui, d’Ancône à Bologne et Ravenne, traverse les Marches et la Romagne, vit affluer les voyageurs ; la partie méridionale, grâce à un abaissement notable des tarifs, eut à transporter des qualités considérables de matières premières ; enfin, la malle des Indes prit Brindisi pour port d’attache. Aussi, depuis 1873, à l’exception d’une seule année, la recette brute a toujours été supérieure à 15,000 francs : elle a été, en 1880, de 17,240 francs. Or, voici quelle est la conséquence inattendue des conventions : c’est que ce développement du trafic est onéreux pour la compagnie, dont le bénéfice net diminue à mesure que ses recettes augmentent. Avec un produit brut de 15,000 francs, elle recevrait de l’état une subvention de 16,000 francs qui constituerait une recette liquide, exempte de tous frais et de toute charge : les réductions que l’état opère sur la subvention, à mesure que le trafic s’accroît, ont pour conséquence de substituer à une somme liquide une recette brute, grevée des frais d’exploitation. Or, si l’on évalue ces frais d’exploitation à 60 pour 100, et ils dépassent cette proportion, une augmentation de 1,000 francs sur la recette brute ne donne à la compagnie qu’une recette nette de 400 francs et lui coûte 1,000 francs que l’état retient sur la subvention : il s’ensuit donc pour elle une perte sèche de 600 francs par kilomètre sur l’ensemble des sommes dont elle dispose pour servir sa dette et rémunérer son capital. A l’inverse des autres compagnies qui font tous leurs efforts pour accroître leur trafic, la Société des chemins de fer de l’Italie méridionale a tout intérêt à ce que le sien demeure stationnais ; elle en suit les progrès avec inquiétude et elle ne fait rien pour le développer. Néanmoins, elle a fait jusqu’ici honneur à tous ses engagemens et a distribué régulièrement à ses actionnaires un dividende de 5 pour 100.

Il y a peu de chose à dire des chemins de fer de la Sardaigne, que rien ne rattache aux lignes continentales. Leur longueur totale doit être de 445 kilomètres, sur lesquels 365 sont actuellement construits et exploités. Ils ont été concédés, par une loi du 4 janvier 1863, à une société spéciale, qui s’intitule : Société royale des chemins de fer sardes, et au secours de laquelle l’état a dû venir à deux reprises par les lois du 28 août 1871 et du 20 juin 1877. Malgré toute l’économie apportée dans l’exploitation de ce petit réseau, les dépenses dépassent encore les recettes de 20 pour 100 : le déficit est comblé par la subvention de l’état. Comme il n’est question d’apporter aucune modification aux conventions de 1877, nous n’avons pas à nous occuper des lignes sardes.


III

Si l’on a suivi avec quelque attention l’historique qui précède, on a dû voir que, par la loi de 1864, qui avait l’importance et le caractère d’une loi organique, et par les lois complémentaires de 1867 et de 1868, le gouvernement italien avait cru régler définitivement le régime des chemins de fer de la Péninsule. Son attente fut trompée, et la cause de cette déception doit être cherchée principalement dans la situation financière de l’Italie et dans la dépréciation du crédit de l’état.

Le gouvernement regardait la prompte construction des chemins de fer comme indispensable à l’affermissement de l’unité italienne : il faisait étudier les lignes à établir beaucoup moins au point de vue du trafic qu’elles devaient donner et de l’assistance qu’elles pouvaient apporter au développement du commerce intérieur qu’au point de vue stratégique, se préoccupant surtout d’assurer la défense des côtes et de relier entre elles et avec la capitale les positions qui permettraient de comprimer le plus aisément toute tentative d’insurrection. Il pressait les compagnies de pousser activement leurs travaux, mais celles-ci, depuis qu’on en avait éliminé tout élément étranger, ne pouvaient se procurer de capitaux qu’à des conditions très onéreuses et voyaient parfois leurs appels au crédit échouer misérablement. Le gouvernement leur venait en aide de son mieux, mais les valeurs qu’il leur remettait à titre d’avances, rentes ou bons du trésor, se négociaient avec une perte qui allait jusqu’à 45 pour 100. Les subventions étaient payées en un papier-monnaie qui subissait un agio de 40 pour 100 : encore n’étaient-elles pas payées exactement. En 1868 et 1869, le gouvernement se trouva hors d’état de payer à la Société des chemins de fer méridionaux la subvention promise : heureusement cette société, qui avait à sa tête des hommes énergiques et habiles, réussit à se procurer par un emprunt temporaire contracté entre 7 et 8 pour 100 l’équivalent de la somme que le gouvernement ne pouvait lui verser et fit crédit à l’état. Une telle situation ne pouvait se prolonger, et le gouvernement italien, une fois délivré de toute préoccupation extérieure, se convainquit de la nécessité de quelque grande mesure qui lui permît de couper court aux difficultés sans cesse renaissantes qu’il avait avec les diverses compagnies, de mettre fin à l’existence par trop précaire de ces sociétés besogneuses, et d’assurer l’achèvement du réseau national.

Les lignes déjà en exploitation donnaient des recettes fort inégales ; si on les réunissait toutes dans les mêmes mains, les plus productives aideraient à couvrir le faible rendement des moins bonnes, et les résultats désastreux du réseau calabro-sicilien pèseraient moins lourdement sur le trésor public. Une fusion aurait pour première conséquence une économie sur les frais généraux : elle permettrait ensuite des arrangemens de service et des combinaisons de tarifs qui aideraient au développement du trafic. Il était impossible de songer à fusionner des sociétés dont la situation n’était pas la même, dont les obligations envers l’état étaient différentes et qui avaient chacune leurs créanciers distincts. Il fallait donc que l’état commençât par exproprier les sociétés de chemins de fer et qu’il réunît ensuite leurs réseaux en un seul. C’est dans cette pensée qu’il s’adressa tout d’abord à la Société des chemins de fer romains, avec laquelle il était en procès et qui était en état de cessation de paiement, puisqu’elle avait suspendu le service de celles de ses obligations qui n’étaient pas garanties par l’état et pour lesquelles le trésor ne faisait pas les fonds. On a vu que, par la convention du 17 novembre 1873, la compagnie s’engagea à faire abandon à l’état de tout son actif contre la délivrance de rentes italiennes qu’elle répartirait entre ses actionnaires, l’état prenant la charge de tout le passif.

La Société des chemins de fer méridionaux était loin d’être dans une situation aussi désespérée que la Société générale des chemins de fer romains ; mais une des clauses de son contrat avec l’état lui causait de graves inquiétudes. C’était celle qui réduisait la subvention proportionnellement à l’accroissement du produit kilométrique brut. Par suite des progrès rapides du trafic, cette clause commençait à sortir ses effets et elle pouvait faire prévoir une diminution de la subvention telle que la société se trouvât dans l’impossibilité de servir l’intérêt de ses actions. Cette appréhension la détermina à prêter l’oreille aux ouvertures du gouvernement. Celui-ci n’avait pas un moindre intérêt à traiter avec la société. Les progrès du trafic étaient dus à des réductions considérables que la société avait spontanément opérées sur les tarifs insérés dans son cahier des charges ; mais elle pouvait revenir sur ces réductions, parce qu’elle avait encore deux lignes à construire et qu’un article de la loi de concession l’autorisait, tant que son réseau n’était pas terminé, à modifier ses tarifs à son gré soit en hausse, soit en baisse. Il se pouvait donc faire que la société se décidât à rétablir les tarifs primitifs, soit pour arrêter l’essor du trafic, soit pour augmenter le produit net ; et cette élévation des tarifs ne pouvait manquer de soulever des plaintes très vives de la part du commerce, en même temps qu’elle aurait porté préjudice à l’état. L’accord s’établit donc facilement entre les deux parties, et, par une convention en date du 22 avril 1874, la Société des chemins méridionaux consentit à céder ses lignes à l’état pour toute la durée de ses concessions contre une annuité de 24,954,202 francs, qui, déduction faite des charges du passif, lui permettait de servir à ses actions un intérêt de 5 pour 100.

Ainsi dégagée du passé et ses anciens actionnaires étant devenus, par le fait, de véritables obligataires, la Société des chemins méridionaux se transformait en société d’exploitation et se chargeait d’exploiter pour le compte de l’état, outre ses anciennes lignes, les chemins de fer romains, les chemins calabrais et les chemins de Sicile, le tout ne formant plus qu’un seul réseau. Elle devait pourvoir à toutes les dépenses ordinaires et extraordinaires de l’exploitation, de l’entretien, aux réparations courantes, aux frais du contrôle de l’état, à la publicité, aux assurances, au renouvellement du matériel roulant, du matériel des stations et des bureaux, et, en général, à toutes les dépenses d’une nature quelconque, hormis les suivantes : 1° les dépenses pour l’augmentation des emprises, pour le développement ou le doublement des voies, pour la construction de bâtimens neufs ou d’ouvrages de défense ; 2° les dépenses pour augmentation de parcours du matériel roulant, ou pour augmentation du’ matériel fixe, résultant de l’ouverture de lignes nouvelles ou de l’accroissement du trafic ; 3° les dépenses pour réparations des dégâts résultant de causes de force majeure, telles qu’inondations, débordemens de rivières ou de torrens, éboulemens, etc., à moins que ces dégâts ne fussent la conséquence d’un entretien défectueux et pourvu qu’ils excédassent 50 mètres cubes par kilomètre ; 4° les dépenses pour renouvellement de la voie.

La compagnie exploitant pour le compte de l’état, les sommes qu’elle avait à recevoir de celui-ci étaient divisées en deux catégories : le remboursement des frais fixes et constans, qui étaient calculés proportionnellement à la longueur des lignes, et le remboursement des frais variables calculés d’après les services rendus. Du premier chef, la société avait droit à une somme qui, à partir de la quatrième année, était fixée au chiffre invariable de 4,220 fr. Du second, il lui était alloué, par voyageur et par tonne de marchandises transportée, une rémunération ramenée à l’unité kilométrique ; la rétribution pour les voyageurs devait être augmentée ou diminuée de 1 pour 100, suivant les oscillations du prix de la houille. Pour que la société eût intérêt à développer le trafic, il lui était alloué, au-delà d’un produit brut de 44,000 francs par kilomètre, une prime proportionnelle à l’augmentation réalisée ; mais, d’un autre côté, pour sauvegarder les intérêts du trésor par le maintien d’un produit net, la société ne pouvait opérer aucune réduction dans les tarifs sans le consentement préalable du gouvernement.

Le contrat prévoyait, en outre, l’exécution des lignes que la Société des chemins de fer méridionaux n’avait pas encore construites et l’établissement de lignes nouvelles. Sur la réquisition du gouvernement, la société devait entreprendre, à des prix déterminés et sous le contrôle des ingénieurs de l’état, toutes les études qui lui seraient demandées, dresser les plans d’exécution et se charger des travaux. En conséquence, elle devait s’assurer un capital de 100 millions pour son exploitation et un second capital de 200 millions applicable aux lignes à construire. Elle avait droit à un intérêt égal à celui que produirait la rente de l’état au moment de chaque versement, plus 0 fr. 75 pour 100 comme compensation des frais d’émission, d’impression des titres, de timbre et de commission de banque. Cette seconde partie du contrat avait pour objet d’assurer l’exécution d’un certain nombre de lignes sans obliger le gouvernement à contracter lui-même des emprunts qui eussent ajouté à la dépréciation des fonds publics.

Bien que la convention négociée par MM. Spaventa et Minghetti n’ait pas reçu en temps utile l’approbation du parlement italien et soit, par conséquent, devenue caduque, il n’était pas inutile d’en faire connaître les dispositions essentielles, parce qu’elle a été le point de départ des projets de convention ultérieurs qui lui ont fait de nombreux emprunts. Au nombre des causes qui l’empêchèrent d’aboutir, il faut mettre une opération (d’une importance capitale qui s’imposa au gouvernement italien.

Les arrangemens concertés avec le gouvernement autrichien et les lois de 1867 et de 1868 n’avaient réglé que très imparfaitement la situation des chemins de fer de l’Italie septentrionale. Les lignes qu’on avait fait entrer dans le réseau de la Société de la Haute-Italie, après le démembrement de la Société impériale privilégiée, avaient les origines les plus diverses : quelques-unes avaient été la propriété de l’état ; celui-ci avait été copropriétaire de quelques autres ; pour d’autres, il n’avait été qu’exploitant, à des conditions plus ou moins onéreuses, et il avait transmis ses obligations à la compagnie qu’il se substituait ; un grand nombre de lignes, enfin, avaient été construites par la société en vertu d’actes de concessions qui stipulaient tantôt une subvention une fois payée et tantôt une subvention kilométrique pendant l’exploitation. Il en résultait une complication infinie dans les écritures, parce qu’il fallait établir une comptabilité spéciale presque pour chaque ligne : l’état et la compagnie exploitante étaient rarement d’accord sur l’interprétation des contrats, surtout quand il s’agissait d’arrêter les paiemens à effectuer.

D’un autre côté, le gouvernement autrichien, qui désirait donner une vive impulsion à la construction de son réseau méridional, voyait avec un profond déplaisir une compagnie qui lui devait la naissance, et à laquelle il avait fait de grands avantages, dépenser en partie son activité et ses capitaux dans des provinces devenues étrangères à la monarchie. Il réclamait donc avec une insistance extrême l’exécution des conventions qui prescrivaient une séparation définitive et complète des deux branches de l’ancienne Société impériale privilégiée. Le gouvernement italien n’avait rien à objecter à ces réclamations ; lui-même devait souhaiter également de voir une société avec laquelle il avait des rapports constans sortir d’une situation ambiguë. Les deux branches de la société étaient séparées au point de vue de la surveillance administrative et au point de vue de la comptabilité des recettes et des dépenses, mais ni l’une ni l’autre n’avait une existence propre, une constitution indépendante : le capital étant demeuré indivis, il n’y avait qu’un seul être social. Cependant cet être social unique pouvait à tout instant avoir des contrats nouveaux à passer avec les deux gouvernemens : au service de qui mettrait-il préférablement ses capitaux et son crédit, et qu’adviendrait-il si, en cas d’inexécution des engagemens pris, un des deux gouvernemens croyait devoir recourir à des mesures coercitives ? Le cabinet italien ne pouvait donc que s’associer aux, demandes de l’Autriche et, au commencement de 1873, les deux gouvernemens, d’un commun accord, mirent la société en demeure d’opérer la division de son capital et de rendre complète la séparation des deux branches : ils lui donnèrent un délai de six mois, à partir du 24 avril 1873, pour satisfaire à cette injonction, sous peine d’y être contrainte par les voies légales.

À l’expiration de ce délai de six mois, le 24 octobre, les administrateurs soumirent aux deux gouvernemens un projet qui ne modifiait pas sensiblement l’état de choses existant. Le capital social était partagé également entre les deux sociétés à former, et l’on mettait à la charge de l’une ou de l’autre les obligations émises pour la construction de certaines lignes, suivant que ces lignes se trouvaient comprises dans le réseau autrichien ou dans le réseau italien ; mais on maintenait la solidarité des deux sociétés vis-à-vis des porteurs des obligations déjà émises ou à émettre pour l’exécution des engagemens contractés avant la séparation et, par voie de conséquence, on conservait à Paris une caisse commune gérée par un comité central qui veillerait, en outre, à l’exécution de tous les engagemens communs aux deux sociétés. Ce n’était donc pas là la séparation absolue que les deux gouvernemens avaient demandée ; mais les administrateurs faisaient observer qu’il était indispensable de rendre les deux sociétés solidaires de tous les engagemens contractés en commun et, par conséquent, de maintenir intacte, au moins en principe, l’ancienne unité sociale. En effet, si on faisait disparaître entièrement l’ancienne société, avec laquelle les porteurs d’obligations avaient contracté, on mettait fin au contrat lui-même et les obligataires acquéraient immédiatement le droit de se faire rembourser leurs titres et, en cas de non-satisfaction, de provoquer une mise en faillite des deux sociétés. Quant à répartir la dette commune entre les deux sociétés, les obligataires étaient également en droit de refuser leur adhésion à cette répartition, et l’on manquait de bases certaines pour rétablir équitablement.

Ces raisons étaient péremptoires : ni l’un ni l’autre des deux gouvernemens n’avait intérêt à provoquer l’effondrement d’une société qu’il n’aurait su comment remplacer, et dont la chute est compromis, peut-être pour longtemps, l’œuvre si importante de l’achèvement des chemins de fer ; et cependant la situation était devenue intolérable. Il ne restait plus qu’une voie pour arriver à cette séparation, qu’on jugeait désormais indispensable : c’était de racheter à la société un des deux réseaux. Le gouvernement autrichien, qui croyait avoir besoin plus que jamais du concours de l’industrie privée, ne se jugeait point en mesure de tenter une opération pareille. Plus hardi, quoique non moins besogneux, le gouvernement italien estima que la possession des chemins de fer mettrait entre ses mains un moyen d’influence d’autant plus puissant que tous les grands intérêts du pays, agriculture, commerce, industrie, étaient tributaires des voies de communication et qu’un nombreux personnel relèverait directement de l’administration. Il proposa donc à la Société impériale privilégiée un traité analogue à celui qu’il avait conclu avec la Société générale des chemins de fer romains, offrant de lui racheter toutes celles de ses lignes qui étaient situées sur le territoire italien et de lui délivrer en paiement des rentes italiennes. Cette proposition fut acceptée en principe ; mais les conditions du rachat donnèrent lieu à de longues discussions, et l’accord ne fut consacré que le 17 novembre 1875 par une convention signée à Bâle. Il fallut ensuite régler, avec l’adhésion du gouvernement autrichien, les relations de service entre les lignes italiennes et leurs prolongemens sur le territoire de l’empire. Ce fut l’objet d’un acte additionnel signé à Vienne le 25 février 1876.

Le rachat des chemins de fer de l’Italie septentrionale, succédant au rachat des lignes romaines, devait naturellement suggérer l’idée de substituer à la convention d’exploitation signée avec la compagnie des chemins méridionaux un traité de rachat, afin de mettre dans les mains du gouvernement la totalité des lignes italiennes. Des négociations furent ouvertes en ce sens, et elles aboutirent, le 15 février 1876, à une convention nouvelle qui annula purement et simplement la convention du 22 avril 1874. Le gouvernement italien assumait en totalité l’actif et le passif de la Société des chemins de fer méridionaux et s’engageait à lui délivrer, en échange de chacune de ses actions, 25 francs de rente italienne, soit 4,983,500 francs pour les 199,340 actions en circulation. La charge totale assumée par l’état s’élevait à 26,422,905 francs ; elle lui permettait de réaliser une économie annuelle de plus de 1,100,000 fr. sur l’application des contrats avec la société ; et elle ne représenterait que 6.96 pour 100 des capitaux dépensés pour la construction des lignes et pour l’acquisition des matériaux de toute nature et des approvisionnemens qui devenaient la propriété du gouvernement. Dans les conditions déplorables où se trouvait le crédit de l’Italie, c’était assurément un marché des plus avantageux ; et la Société des chemins de fer méridionaux ne l’acceptait qu’à raison de l’appréhension qu’elle éprouvait de voir l’intérêt de ses actions disparaître graduellement par l’effet même du progrès continu de sa recette kilométrique. La nouvelle convention, pour devenir définitive,, devait être ratifiée par une loi dans un délai déterminé.

Dès le 9 mars 1876, le ministère présenta au parlement les projets de loi destinés à sanctionner la traité de Bâle avec l’acte additionnel de Vienne, et la convention de rachat qu’il venait de conclure avec la Société des chemins méridionaux. Aux termes du traité de Bâle, le gouvernement italien devait, le 1er juillet, prendre possession de tout le réseau de la Haute-Italie, et par son projet de loi, le ministère demandait l’autorisation d’exploiter directement ce réseau : il en eût été de même du réseau romain et du réseau méridional aussitôt après l’approbation des conventions de rachat. L’exploitation de tous les chemins italiens aurait ainsi passé, à très bref délai, dans les mains de l’état. Mais les hommes d’état qui avaient si habilement conduit ces importantes négociations ne devaient pas avoir la satisfaction de mettre la dernière main à leur œuvre. Avant que le projet de loi présenté par eux pût être discuté, une de ces révolutions ministérielles, alors si fréquentes en Italie, renversa le cabinet Minghetti-Spaventa. Le pouvoir échappait à la droite parlementaire, qui n’a pu le ressaisir depuis lors, et la gauche arrivait enfin aux affaires. La crise ministérielle terminée, le nouveau président du conseil, M. Depretis, ne répudia rien de l’œuvre si habilement accomplie par ses devanciers ; mais aucune disposition n’avait pu être prise en vue de l’exploitation du réseau de la Haute-Italie ; ni le personnel ni les règlemens n’étaient prêts ; aucun crédit n’était inscrit au budget. Aussi fallut-il recourir à un expédient, et par une convention signée à Rome le 17 juin, la Société de la Haute-Italie consentit à continuer encore pendant deux années, c’est-à-dire jusqu’au 1er juillet 1878, l’exploitation des lignes rachetées. Cette convention provisoire fut approuvée, en même temps que le traité de Bâle et l’acte additionnel de Vienne, par la loi du 29 juin 1876, mais quant au système de l’exploitation directe par l’état, il fut repoussé après un débat approfondi qui remplit cinq séances consécutives ; et la chambre introduisit dans la loi un article qui invitait le gouvernement « à présenter dans la session législative suivante et, de toute manière, avant l’expiration de l’année 1877, un projet de loi pour la concession à l’industrie privée des chemins de fer devenus la propriété de l’état. » En exécution de cet article, M. Depretis mit immédiatement à l’étude et présenta, le 20 novembre 1877, un nouveau projet de loi qui avait pour objet de ratifier les conventions de rachat relatives aux chemins romains et méridionaux, et de régler les conditions d’exploitation de tout le réseau italien.


IV

En spécifiant que cette exploitation serait confiée à une ou plusieurs compagnies d’intérêt privé, l’article 4 de la loi de 1876 excluait manifestement toute idée d’exploitation par l’état. M. Depretis, dans la rédaction de son projet de loi, s’était conformé à la pensée du parlement. Il proposait de diviser tous les chemins de fer en deux réseaux séparés qui s’appelleraient réseau Adriatique et réseau méditerranéen, suivant le versant des Apennins qu’ils desserviraient, et qui seraient affermés à deux compagnies distinctes. Le réseau adriatique partait d’Otrante et de Tarente, absorbait l’ancien réseau de l’Italie centrale, c’est-à-dire les lignes de la Toscane et des Romagnes, et comprenait toutes les lignes de la Lombardie et de la Vénétie. Le réseau méditerranéen se composait des anciennes lignes piémontaises, de la ligne ligurienne, de Vintimille à Pise par Gênes, de la ligne des Maremmes ou de Pise à Borne, de la ligne de Rome à Naples et Eboli et de deux prolongemens, non encore construits, dont l’un devait suivre la côte jusqu’à Reggio de Calabre, et dont l’autre devait aller rejoindre par Potenza la ligne des Calabres, de Tarente à Reggio, ce qui permettait de détacher cette ligne du réseau adriatique.

Les deux réseaux se rencontraient à leurs deux extrémités, à Milan et à Tarente. On avait voulu que tous deux eussent accès dans les anciennes capitales, qui sont de grands centres de population et de trafic : ainsi, le réseau adriatique arrivait à Naples par la ligne transversale de Foggia, à Rome par la ligne transversale d’Ancône à Orte et par la ligne de Florence, Arezzo et Pérouse, et il desservait aussi Livourne par la ligne de Bologne, Pistoia et Lucques, qui établissait une communication directe entre Livourne et Venise, par conséquent entre les deux mers. Pour que le réseau méditerranéen arrivât à Florence, on y faisait entrer la petite ligne de Pise à Florence par Empoli, et en compensation de la ligne de Livourne à Bologne, attribuée au réseau adriatique, on lui donnait la concession d’une ligne parallèle à construire, de la Spezzia à Parme. Les gares établies à ces divers points de contact devaient être communes.

La longueur des deux réseaux était sensiblement la même : le réseau adriatique comprenait 3,727 kilomètres ; le réseau méditerranéen en comprenait 3,680. Au point de vue des relations commerciales avec le dehors, la possession des lignes lombardes et vénitiennes assurait au réseau adriatique le monopole des communications avec l’Allemagne ; les lignes de Milan aux lacs de Turin à Modane et de Gênes à Vintimille donnaient au réseau méditerranéen le monopole des communications avec la France et la Suisse. Enfin, la parité se retrouvait jusque dans le chiffre du fermage : l’état demandait, pour le réseau adriatique, une redevance de 22,650,000 francs, et pour le réseau méditerranéen une redevance de 22,350,000 francs, soit pour les deux 45 millions.

On avait jugé impraticable de n’avoir qu’une seule compagnie fermière. La longueur des lignes en exploitation atteignait déjà 7,407 kilomètres : elle devait s’accroître rapidement par les constructions en cours ou à l’état de projet et on pouvait prévoir qu’un jour elle serait doublée. Était-il possible d’imposer un tel fardeau à une seule administration ? Aucun des six réseaux français, aucun des réseaux particuliers de l’Allemagne ou de l’Angleterre n’avait ni un aussi grand nombre de lignes, ni la même étendue kilométrique. Était-il prudent, d’ailleurs, de mettre aux mains d’une seule compagnie, dont le caractère pouvait se modifier par le transfert de ses actions, la disposition d’un personnel aussi nombreux qu’une : armée, et des moyens d’influence aussi puissans ? Du moment que l’on créait deux réseaux, il était nécessaire de leur donner une importance équivalente pour que l’un des deux n’eût pas à supporter des frais généraux hors de proportion avec son étendue ; il fallait leur assurer des élémens de trafic égaux, mais distincts, de façon à ne point donner naissance à une guerre de tarifs. Mais pourquoi adopter cette division de la Péninsule en deux bandes longitudinales, parallèles aux côtes, lorsqu’on avait déjà construit plusieurs lignes transversales et que l’on projetait d’en construire d’autres afin de multiplier les communications directes entre les deux mers ?

il semblait, à première vue, que le système proposé avait de graves inconvéniens. Le premier était de morceler et, par conséquent, de désorganiser les administrations déjà existantes : il fallait modifier les relations de service déjà établies et refaire l’éducation du personnel, qui allait se trouver dépaysé, avec de nouveaux chefs et de nouveaux règlemens. Un second inconvénient, et non moins grave, était de jeter la perturbation la plus complète dans l’exploitation la plus productive et la mieux conduite, celle des lignes de la Haute-Italie. Cette administration desservait la vallée du Pô dans toute sa longueur : partout, de Gènes à Venise, par Turin et Milan, même personnel, même matériel, mêmes tarifs et mêmes règlemens. Au bout de dix années, quand les habitudes étaient prises, on détruisait un état de choses qui avait donné une grande impulsion aux relations commerciales, on rétablissait la scission des lignes qui existait du temps de la domination autrichienne, et désormais, il ne serait plus possible de passer des anciennes provinces piémontaises en Lombardie sans changer de réseau et sans avoir affaire à une autre administration.

Quel motif avait pu faire passer outre à des considérations aussi sérieuses ? La politique avait pesé de tout son poids dans la balance. La division longitudinale donnait aux deux compagnies fermières un pied dans tous les états dont l’absorption avait constitué le nouveau royaume : elle les intéressait donc toutes les deux au maintien de l’unité, puisque cette unité ne pouvait être détruite sans qu’il en résultât un péril pour leurs capitaux et même pour leur existence sociale. En outre, par l’effet des mutations inévitables dans un grand personnel, les deux compagnies seraient amenées, l’une à employer des Napolitains dans le Piémont, des Piémontais et des Toscans dans le royaume de Naples ; l’autre des Calabrais dans les provinces vénitiennes, des Lombards ou des Romagnols à Bari, Brindisi ou Otrante : elles concourraient ainsi au résultat que le gouvernement cherchait à obtenir, en dépaysant systématiquement ses agens, et qui était d’affaiblir les préventions et les inimitiés provinciales et de familiariser les esprits avec l’idée de l’unité nationale. Quant à la pensée de faire desservir les anciennes capitales par les deux réseaux simultanément et de s’assurer ainsi deux voies pour y faire arriver des troupes, c’était une précaution stratégique pour obvier à l’interruption des communications qui pourrait résulter d’un mouvement insurrectionnel ou d’un débarquement de troupes à Livourne, Civita-Vecchia ou Naples.

Ce qui justifie le mode de division adopté par M. Depretis, c’est que, dès qu’on s’en écartait et qu’on dépassait le nombre de deux réseaux, on était irrésistiblement conduit, par la configuration du sol, par l’emplacement des lignes et par la puissance des relations commerciales et des intérêts locaux, à donner aux réseaux que l’on constituait un caractère régional qui recelait un danger politique. Chaque région se serait identifiée avec son réseau particulier, et les chemins de fer auraient ainsi contribué à entretenir et à fortifier les traditions provinciales, au lieu d’aider à les détruire. Ces raisons, qui étaient des motifs déterminans pour un esprit politique comme celui de M. Depretis, touchaient médiocrement les égoïsmes locaux : toutes les villes enviaient la bonne fortune de Milan et de Florence, qui continueraient d’être le siège de grandes administrations, disposant de nombreux emplois, et la résidence d’un haut personnel largement rétribué. La répartition des chemins de fer en un plus grand nombre de réseaux permettait de satisfaire d’autres grandes villes qui croyaient avoir des droits à faire valoir. Le premier amendement proposé à la combinaison de M. Depretis maintenait, sauf de légères modifications, les trois réseaux de la Haute-Italie, des chemins romains et des chemins méridionaux. Un autre amendement, qui était évidemment inspiré par la pensée de faire de Naples un centre d’administration, coupait en deux le réseau de la Haute-Italie, comme le faisait le projet Depretis, réunissait d’un côté les lignes vénitiennes et lombardes aux lignes de la Romagne et de l’Emilie, et de l’autre les lignes du Piémont à celles de la Toscane et de la Maremme, et formait un troisième réseau avec toutes les lignes qui desservent le royaume de Naples, sur le versant de l’Adriatique aussi bien que sur le versant de la Méditerranée. Un troisième projet, encore plus franchement particulariste, portait le nombre des réseaux à quatre : le réseau du nord-ouest formé des lignes piémontaises, le réseau du nord-est formé des lignes lombardes et vénitiennes, le réseau central desservant la Toscane et la presque totalité des anciens États-Pontificaux ; enfin le réseau méridional, desservant toutes les provinces napolitaines. Il est à peine besoin de faire remarquer la coïncidence de cette répartition des voies ferrées avec les anciennes divisions territoriales. Un dernier système qui avait la prétention de concilier la multiplication des réseaux avec l’oblitération des souvenirs du passé et qui voulait donner satisfaction à Venise et à Turin, mais aux dépens de Florence, portait à cinq le nombre des réseaux. Dans cette répartition, le réseau des lignes piémontaises se prolongeait jusqu’à Rome par la ligne des Maremmes, le réseau des lignes lombardes atteignait la capitale par la ligne centrale de Florence, Arezzo, Terentola et Orte. Le réseau des lignes vénitiennes y arrivait également par la ligne de Bologne, Ancône et Orte : seulement il devait avoir en commun avec le réseau lombard les deux tronçons de Modène à Bologne, et de Orte à Rome. Enfin, les quatrième et cinquième réseaux se composaient des lignes napolitaines du versant méditerranéen et du versant adriatique, le premier avec Rome et le second avec Naples pour centres administratifs. Il était impossible de pousser plus loin l’esprit de subdivision.

Indépendamment des motifs politiques qui militaient en faveur de la division en deux réseaux, du sud au nord, on invoquait des raisons techniques et des raisons économiques. On faisait valoir que cette division longitudinale était conforme à la configuration de la péninsule italienne, divisée en deux versans par la chaîne des Apennins, et qu’elle créait de longs parcours. Or, les longs parcours qui répartissent les frais fixes sur un grand nombre de kilomètres sont moins coûteux que les parcours de peu d’étendue, et ils se prêtent seuls à l’application des tarifs décroissans, qui permettent aux marchandises de franchir de grandes distances sans subir une charge excessive, et qui ainsi contribuent très efficacement au développement du trafic. La division de l’Italie en plusieurs réseaux, dans le sens transversal, ne laissait au contraire subsister que des parcours restreints et entraînerait l’application constante des tarifs les plus élevés, aucune compagnie n’ayant intérêt à sacrifier une partie de ses recettes au profit de la compagnie voisine. Elle multiplierait les transbordemens, si désagréables aux voyageurs et souvent si préjudiciables aux marchandises ; chaque compagnie mesurerait ses acquisitions de matériel roulant aux besoins de son service et se refuserait à laisser ses voitures et ses wagons passer sur un réseau étranger et lui devenir inutiles jusqu’à la date incertaine de leur retour ; enfin, tous les prix de transport devraient se ressentir de la lourdeur des frais généraux d’administration. Un mode aussi coûteux d’exploitation ne pouvait être favorable au développement du trafic local et il serait absolument préjudiciable aux intérêts généraux du pays.

L’Italie, disait-on, est un pays essentiellement agricole, et la douceur de son climat est le principal avantage qu’elle possède sur les autres contrées. Le sud de la Péninsule produit sans moyens artificiels, à peu de frais et en avance sur le reste de l’Europe, des légumes de primeur, des amandes, des figues, des raisins, des oranges, dont la qualité égale la précocité. C’est là un élément précieux de richesse et l’on jugera de son importance par ce seul fait qu’aux environs de Sorrente, la culture des légumes de primeur et des orangers a fait acquérir à certaines terres la valeur de 24,000 francs à l’hectare, prix sans exemple dans le reste de la Péninsule. Pour lutter sur les marchés allemands contre les produits similaires des provinces méridionales de l’Autriche, et pour soutenir sur le marché français la concurrence de l’Espagne, du Portugal et de l’Algérie, les fruits et les primeurs de l’Italie doivent arriver dans un état de fraîcheur irréprochable qu’un transport à très grande vitesse peut seul leur assurer ; mais il est également indispensable que les frais de ce transport rapide n’en élèvent pas le prix au-dessus des cours du marché. Aussi le gouvernement italien, qui a besoin de se concilier les provinces napolitaines, a-t-il, par une mesure législative spéciale, mis en dehors des calculs pour le rendement kilométrique et affranchi de la surtaxe sur les transports à grande vitesse les produits frais du sol à destination de l’étranger et transportés à grande vitesse dans les wagons dits réfrigérans. Les frais inhérens à tout accroissement de la vitesse sont tellement considérables que, pour ne pas se trouver en perte, l’exploitant doit chercher à les réduire soit en multipliant les quantités transportées, soit en augmentant la moyenne des parcours. L’expérience que le gouvernement italien tente en faveur des produits agricoles des provinces napolitaines serait impossible avec les réseaux transversaux qui n’auraient que de petits parcours ; d’une part, tous les transports à grande vitesse se traduiraient par une perte pour les exploitans, et, d’autre part, la multiplication inévitable des transbordemens serait pour la marchandise une cause de retards et de détérioration certaine. Quant aux marchandises de la petite vitesse pour lesquelles la durée du trajet est chose indifférente et surtout quant à celles dont la valeur est trop faible pour leur permettre de supporter des frais de transport élevés, les chemins de fer italiens rencontrent dans la navigation une concurrence redoutable, et ils ne pourront en triompher que par un notable abaissement de leurs tarifs. Dans l’état de choses actuel, les marchandises lourdes de Naples à destination de Milan ou Vérone ont avantage à prendre la voie de mer jusqu’à Gênes, où elles sont débarquées et remises à l’administration de la Haute-Italie. Elles font un détour très considérable, mais le cabotage les transporte à meilleur marché de Naples à Gênes que le chemin de fer ne le ferait de Naples à Pise, où elles trouveraient également le réseau de la Haute-Italie. Cette dernière administration percevant le même prix de Gênes ou de Pise à Vérone, n’a aucun motif de consentir à des réductions de tarif qui ne profiteraient qu’à une administration étrangère. À raison du parallélisme de la voie maritime et de la voie ferrée, les longs parcours avec tarifs décroissans peuvent seuls permettre aux chemins de fer de disputer au cabotage le transport des marchandises à petite vitesse. La division longitudinale proposée par M. Depretis multipliait les longs parcours et plaçait par conséquent les chemins de fer italiens dans les conditions les plus favorables au développement de leur trafic.

Enfin, une dernière raison, et non la moins décisive, faisait pencher la balance en faveur du système de M. Depretis. Le gouvernement avait pris vis-à-vis des provinces l’engagement de construire plusieurs milliers de kilomètres. Le mauvais état des finances ne lui permettait d’exécuter cet engagement qu’avec une extrême lenteur et qu’au moyen d’emprunts continuels. Ces emprunts avaient, il est vrai, un gage spécial, les biens confisqués sur le clergé, et devaient être graduellement amortis par l’aliénation du domaine ecclésiastique ; mais ils n’en portaient pas moins préjudice au crédit de l’état par la dépréciation des fonds publics. Le gouvernement désirait donc vivement se décharger sur l’industrie privée de la tâche onéreuse que la politique l’avait contraint d’assumer. Quel concours aurait-il pu attendre de quatre ou cinq petites compagnies, à ressources restreintes et à crédit limité, qui se seraient lait concurrence sur le marché des capitaux et n’auraient pu contracter d’emprunts qu’à des conditions onéreuses ? Il avait, au contraire, l’exemple de la vigueur avec laquelle la Société impériale et royale avait conduit la construction des lignes lombardes et vénitiennes ; il avait donc l’espoir que deux grandes sociétés, puissamment organisées, pourraient faire appel aux capitaux étrangers et porteraient aisément le fardeau sous lequel les finances publiques succombaient.

Le projet de M. Depretis prévoyait donc la transformation de la Société des chemins méridionaux en une société d’exploitation à laquelle serait remis le réseau adriatique, et la constitution dans le délai de deux mois d’une seconde société italienne, distincte de la première, et à laquelle serait confié le réseau méditerranéen. Chacune de ces deux sociétés devait avoir un capital d’au moins 80 millions et était autorisée à émettre en obligations un capital égal à la moitié du capital-actions. Ces obligations devaient recevoir la garantie de l’état, mais les sociétés ne pourraient les émettre à un taux inférieur au cours de la rente italienne qu’avec l’autorisation préalable du gouvernement. Le capital des deux sociétés devait, jusqu’à concurrence de 100 millions pour chacune d’elles, être versé dans les caisses du trésor, en garantie du matériel roulant qui était la propriété de l’état et que celui-ci mettait à leur disposition ; mais l’état devait leur servir pour ce cautionnement un intérêt de 5 francs par 85 fr. 33 de capital. En réalité, c’était un emprunt de 200 millions que le gouvernement contractait sur la valeur du matériel roulant dont il avait fait l’acquisition et qu’il avait payé avec des rentes. Moyennant un abonnement annuel de 675,000 francs que lui payait l’état, chacune des deux sociétés contractait l’obligation d’entretenir ce matériel, de le restituer, à l’expiration du bail, en bon état et conforme aux procès-verbaux de réception, ou de payer en argent la dépréciation constatée. Le bail était conclu pour soixante ans, mais résiliable après chaque période de vingt années, à la volonté des deux parties, et moyennant préavis de deux années. Une longue série d’articles réglait minutieusement les conditions dans lesquelles l’exploitation devait se faire, les acquisitions de matériel roulant qui devaient correspondre à chaque accroissement du trafic, les dépenses d’entretien ou de réfection, qui seraient à la charge de l’un ou de l’autre des contractans, et les modifications que le nombre des trains et les tarifs de transport pourraient subir.

La différence entre le projet présenté par M. Spaventa et le projet de M. Depretis est sensible. Dans le système de M. Spaventa, les compagnies auraient exploité pour le compte et aux risques et périls de l’état ; elles devaient, moyennant une redevance kilométrique, pourvoir à toutes les dépenses fixes de l’exploitation et à l’entretien des lignes. Quant aux dépenses variables, l’état leur accordait, pour chaque transport effectué, pour chaque service rendu, une rétribution à prélever sur la recette brute. Elles devaient trouver leur bénéfice dans les économies qu’elles réaliseraient sur la redevance et sur la rémunération qui leur étaient allouées et dans la prime à laquelle tout accroissement du trafic leur donnait droit. Le surplus de la recette, déduction faite de toutes les dépenses d’exploitation, appartenait à l’état. M. Spaventa estimait que le trésor public pourrait tirer des chemins de fer un revenu qui s’accroîtrait d’année en année et qui permettrait de pourvoir à l’achèvement du réseau national ; mais on avait élevé des doutes à cet égard. On avait tort. Le ministre et les ingénieurs placés sous ses ordres s’étaient livrés aux calculs les plus ardus et les plus minutieux pour déterminer tous les élémens de dépense d’une exploitation de chemins de fer, et ils étaient arrivés à des résultats d’une précision et d’une exactitude qui leur font le plus grand honneur. La commission nommée pour faire une enquête sur le régime des chemins de fer a fait l’application des formules de M. Spaventa au trafic des divers réseaux italiens pendant les années 1876 à 1879, et elle a constaté qu’il en serait effectivement résulté un bénéfice pour le trésor. Le projet de M. Depretis était un simple contrat de fermage ; mais il reposait au fond sur les calculs auxquels l’administration précédente s’était livrée. L’inconvénient de la combinaison de M. Spaventa était l’incertitude du produit que le trésor devait retirer de l’exploitation des chemins de fer. Ce produit pouvait varier d’une année à l’autre ; il ne pouvait être évalué que d’une façon conjecturale, tandis que les prévisions budgétaires ont besoin de précision et d’exactitude, M. Depretis satisfaisait à cette nécessité en stipulant un fermage fixe et en laissant aux compagnies les chances bonnes ou mauvaises de l’exploitation. Toutefois, le fermage de 45 millions n’était pas absolument invariable. Le prix de la houille, qui entre pour une si forte part dans les dépenses d’exploitation, était calculé à 40 francs par tonne, rendue dans les principaux ports italiens. Toutes les fois que ce prix moyen était dépassé, la société exploitante avait droit pour chaque tonne dont l’introduction était constatée par la douane à une réduction proportionnelle à l’élévation du cours ; par contre, elle devait bonifier à l’état une partie de l’économie qu’une baisse dans le prix du charbon lui permettrait de réaliser.

Le fermage imposé aux deux sociétés était calculé sur une recette brute de 74 millions pour le réseau adriatique et de 76 millions pour le réseau méditerranéen. Tout excédent de la recette brute sur ces chiffres, considérés comme normaux, devait être partagé à raison de 42 pour 100 par l’état et de 58 pour 100 pour l’exploitant. Enfin, toutes les fois que les bénéfices d’une des deux sociétés lui permettraient de distribuer à ses actions un dividende supérieur à 7 1/2 pour 100, cet excédent devait se partager par moitié entre l’état et les actionnaires.

Telles étaient les dispositions essentielles du projet de M. Depretis : il serait sans intérêt d’analyser les autres, puisque ce projet ne devait pas aboutir plus que n’avait fait le projet Spaventa. Une révolution ministérielle renversa M. Depretis et amena au pouvoir, avec M. Cairoli, la gauche avancée, au sein de laquelle les idées de centralisation et d’exploitation des chemins de fer par l’état trouvaient plus de faveur que dans les rangs du centre gauche. Une coalition qui avait pour but d’éloigner la solution du grave problème des chemins de fer se forma tout naturellement entre les partisans de l’exploitation par l’état et les députés qui épousaient les passions et les rivalités locales. Le projet de M. Depretis ne fut point mis en discussion, et, avec l’assentiment du nouveau ministre des travaux publics, M. Baccarini, on y substitua la loi du 8 juillet 1878, qui disposait qu’une commission législative procéderait « à une enquête pour déterminer dans quelle mesure les modes d’exploitation des chemins de fer suivis jusqu’à présent, et les conditions, bases et calculs sur lesquels reposent les conventions négociées jusqu’ici, répondent à l’intérêt de l’état, et, en outre, pour rechercher quelles sont les méthodes à préférer pour la concession de l’exploitation elle-même à l’industrie privée. »

Ces derniers mots tendaient à faire penser que la chambre des députés persistait dans ses préférences pour l’exploitation par l’industrie privée ; mais la même loi contenait une disposition qui donnait un démenti à cette interprétation. La convention avec la Société des chemins du sud de l’Autriche pour l’exploitation, pendant deux années, du réseau de la Haute-Italie, expirait le 1er juillet. M. Baccarini n’avait point cherché à la renouveler pour prolonger, au moins pendant la durée de l’enquête, cette situation provisoire ; il avait demandé, et la loi du 8 juillet lui accordait l’autorisation de prendre immédiatement la direction de cette exploitation et de la continuer par les soins et pour le compte de l’état. Si l’on se souvient que la loi qui a sanctionné le rachat du réseau de la Compagnie générale des chemins romains fixait également une date à laquelle cette société devait cesser son exploitation et la remettre aux ingénieurs de l’état, la pensée qui inspirait ces divers actes se dégage clairement. Les partisans de l’exploitation par l’état acquéraient la certitude qu’il serait fait une expérience en grand de ce système, au moins pendant la durée de l’enquête, et ils comptaient qu’à la suite de cette expérience, la lassitude et l’appréhension d’apporter de nouvelles perturbations dans un service aussi important détermineraient la majorité parlementaire à reconnaître et à consacrer le fait accompli.

Les résultats de l’enquête devaient déjouer ce calcul et rendre une vie nouvelle aux idées et aux projets de conventions que M. Depretis n’avait pu faire triompher.


CUGHEVAL-CLARIGNY.