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Les Chiens de garde/V. Position temporelle de la philosophie

La bibliothèque libre.
Maspero (p. 101-113).


V

POSITION TEMPORELLE
DE LA PHILOSOPHIE


On verra facilement qu’il est contraire à la nature de la philosophie d’être un gagne-pain… la nécessité seule dont l’empire pèse encore sur la philosophie est capable de la contraindre à subir les formes de l’opinion commune.
E. KANT, Nachricht über seine Vorlesungen, 1765-66.


Les secrets mobiles de la démission des philosophes ne sont peut-être pas ce qui est d’abord important. Il s’agit derechef de l’efficacité des pensées, qui peuvent être dirigées contre les hommes, comme chez Leibniz, ou en leur faveur, comme chez Épicure ou chez Marx.

Le soin qui m’occupe de lier la pensée à l’utilité des hommes, le commerce longtemps entretenu avec quelques systèmes humains de la philosophie, me forcent à m’enquérir avant tout autre souci de la diffusion et des conditions de puissance possible de cette philosophie bourgeoise. Il se pourrait en effet qu’elle ne valût pas la peine d’être attaquée.

Il se pourrait enfin que toute cette production d’idées n’eût aucun poids, ne tirât pas à conséquence, que si elle n’aide personne à vivre, elle n’empêchât non plus personne de vivre. Mais il n’en est rien : si nous nous posons toujours l’unique question qui compte de l’efficience des idées, nous pourrons toujours nous répondre que la philosophie en France possède cette efficience.

Elle a des instruments, elle possède des moyens de propagande. Les idées qu’elle fabrique et met en circulation ne montent pas au ciel, mais retombent sur la terre où elles atteignent ceux-là mêmes qu’elles doivent atteindre. Une puissante armature d’institutions la soutient, la répand, la monnaie. Elle n’est pas privée de tout contact avec la masse de la population. Elle a des effets visibles sur elle. Dans le temps où nous sommes et dans ce pays, la bourgeoisie possède tous les moyens, et tous les canaux que la Révolution n’a pas.

Ce qui est ici en question est assez clair : il se trouve que depuis un peu plus d’un siècle, la philosophie française, à quelques francs-tireurs près, est une façon d’institution publique. Les idées philosophiques sont dans une situation privilégiée. Elles possèdent pour s’exprimer et se répandre un véritable appareil d’État. Comme la justice. Comme la police. Comme l’armée. Elles sont une production de l’Université, si bien que tout se passe comme si la philosophie tout entière n’était rien d’autre qu’une philosophie d’État.

Sans doute serait-il enfantin de se représenter cette machine d’une manière grossièrement romanesque : le ministre de l’Intérieur ne se réunit pas avec son collègue de l’Instruction publique pour déterminer les sujets des thèses de doctorat et des cours de l’année : la pauvreté intellectuelle des gouvernements, leur étroite conscience, leur sottise enfin, enlèvent tout crédit à l’hypothèse d’un complot aussi méthodique. Mais il s’est effectivement constitué en France une sorte de philosophie moyenne, qui a convenu, qui convient et qui conviendra encore pour un temps dont les signes qui se multiplient annoncent déjà la brièveté, aux destins de la bourgeoisie, à ses intérêts, et aux besoins les moins visibles de son État. M. Benda observe que la plupart des philosophes ne vivent plus « comme Descartes ou Spinoza, mais sont mariés, ont des enfants, occupent des postes, sont dans la vie ».[1] Le reproche qu’on peut leur faire est bien moins d’être dans la vie que dans la vie bourgeoise : il est particulièrement important que les penseurs soient en général des salariés de l’État, que les opinions principales qui se forment dans ce pays soient échangées contre un traitement public et sanctionnées par une garantie du gouvernement. Il importe beaucoup que les philosophes vivent du commerce, de la sage fabrication et de la sage administration de leurs marchandises spirituelles.

Nous savons d’autre part la structure, le sens et la fonction de l’État français : cette grande machine de police, de justice, d’armée, de bureaux, ce grand appareil averti de ce qui se défait en France, de ce qui est lié et délié n’est pas un pouvoir spirituel. Mais une délégation et un instrument des puissances exclusivement temporelles : il est ce que le pays possède de plus résolument séculier. Il concentre et protège les intérêts, les plans, les biens de la classe maîtresse de la France. Toute son organisation, toute sa centralisation maintiennent les positions que cette classe a temporellement acquises.

Mais un État ne requiert point uniquement l’exercice des forces brutales de ses juges, de ses militaires, de ses fonctionnaires et de ses policiers. Il requiert encore des moyens plus subtils de domination. Il n’est pas toujours nécessaire de combattre et d’abattre par la force des adversaires déclarés : on peut les persuader d’abord. C’est pourquoi le pouvoir répressif est doublé par le pouvoir préventif. C’est pourquoi un État bien fait s’adjoint des organes du pouvoir spirituel. Cette situation se produisit toujours. Le siècle de Louis XIV offre le spectacle d’une réunion achevée du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Plus généralement, l’ancien régime monarchique possédait une institution spécialisée du pouvoir spirituel qui était l’Église. Nos pères voyaient clair et parlaient plus franc que les gens de maintenant : c’est qu’ils croyaient vraiment avoir le droit pour eux — et ce droit était divin — ; nos clercs, moins assurés peut-être de détenir le droit ne se dispensent point d’être hypocrites et ne reconnaîtraient pas sans combat cette union des deux pouvoirs.

L’avocat général Séguier disait :

« Le moment est arrivé où le clergé et la magistrature doivent se réunir et par un heureux accord écarter les atteintes que des mains impies voudraient porter au trône et à l’autel… Les écrivains du siècle redouteront enfin cette union tant désirée du sacerdoce et de l’empire… »

On lit dans un autre réquisitoire contre un livre condamné :

« Telle est la constitution du royaume où nous avons le bonheur de vivre que les deux puissances se prêtant un secours mutuel, la paix intérieure et la prospérité de l’État soient le fruit de leur harmonie, et les désordres que la puissance spirituelle n’a pas arrêtés par la persuasion, la puissance temporelle les doit réprimer par la force. »

Quand la révolution bourgeoise eut écrasé le système d’institutions où s’embarrassait la croissance de sa puissante jeunesse, ce pouvoir spirituel dut être remplacé. Les places fortes que sous la monarchie l’Église tenait pour le roi et pour les nobles furent occupées sous la République par l’école et l’université de l’État. Une suite qui s’est achevée sous les yeux de nos parents a promu la cléricature laïque à la situation de la cléricature ecclésiastique : l’une et l’autre ont pour fonction d’assurer dans l’État toutes les sortes de persuasion, toutes les propagandes spirituelles. Il faut arriver à penser que l’Université n’est que le levier spirituel de l’État, qu’elle constitue, explicite, et répand les valeurs engendrées sur le plan de l’ « Esprit » par les mêmes intérêts que l’État temporel défend. Il en est ainsi. M. Brunschvicg est comme un évêque. M. Bergson aussi. Durkheim était de cette confession-là. M. Buisson en était ; comme M. Pécaut, comme M. Belot, comme M. Parodi.[2]

Sans doute ces hommes paraissent-ils enchaîner des idées pures, ils le disent et peut-être ils le croient, ils les lient, ils les brassent, ils en tirent de belles combinaisons. Et il y a autour d’eux comme un halo respectable, comme un air qui inspire le respect. Qui n’est point dupe de la pureté des clercs ? Qui ne croit pas qu’ils servent l’esprit seul ? Dans des salles sombres, dans des cours, ils forment ces pensées, et ils les écrivent et ils vieillissent et ils ont d’honnêtes figures de vieillards. Un fidèle, un naïf sentiment de piété, de confiance, entoure encore ces descendants des vieux prêtres donneurs de sacrements. Mais il ne faut plus s’y laisser prendre. Il ne faut plus être pris au piège tendu par tant d’innocence et de vertus.

Les jours de premier mai, le long des grands Boulevards, on rencontre les masses bleues des défenseurs de l’ordre : on ne les rencontre pas, on est parmi eux, on est au milieu de leur rire, de leur bonne santé, de leur insolence et de leurs regards. Il y a des agents, des gardes mobiles et ces sordides policiers en civil avec leurs gabardines, leurs parapluies, les breloques sur leur ventre. Ils sont là pour arrêter les hommes fidèles à bien des vieux espoirs, ils sont là pour écraser les uniques défenseurs de l’avenir des hommes. On est plein de la haine et du mépris que provoquent leurs seuls visages suffisants, on n’a point de consanguinité avec eux, ils ne sont pas des hommes selon notre espèce et notre règle, et le seul espoir est placé dans les mitrailleuses de la guerre civile. Mais voici qu’il faut penser que ces déchets humains, ces matraqueurs casqués aux joues rouges, font le même travail que les purs et vénérables penseurs auprès de qui nous avons grandi. Ils le font sans doute avec une efficacité plus brutale, les armes automatiques écrasent plus sûrement la révolte que les concepts dociles que rangent les caissiers soigneux de la pensée bourgeoise. Un fusil est plus puissant quand son heure est venue que la sociologie de Durkheim : et sans doute notre vie connaîtra-t-elle un temps où nous devront consacrer plus de temps à la pensée sur les fusils qu’à la pensée sur les pensées. Mais les porteurs de fusils et les arrangeurs de pensées poussent à la même roue et portent l’eau au même moulin. Ayons le ridicule de croire que l’attaque vaut d’être lancée : Lénine ne méprisa point à son heure la lutte contre Mach et contre Bogdanov. Plekhanov ne la méprisa point. Ni Marx. Octobre n’est pas le seul moment de la vie. Nous nous acquitterons de tâches moins glorieuses que l’insurrection.

Ces penseurs ne pensent point d’une manière inoffensive : aucune pensée n’est vide de poisons pourvu qu’elle doit dite et redite. Je vois dans l’État tout leur secret pouvoir. Sans doute, n’aperçoit-on point du premier coup le danger réel que M. Fauconnet ou que M. Lalande peuvent faire courir aux hommes : c’est qu’on ne pense qu’aux livres. Et en effet qui donc lit Les Illusions évolutionnistes du second et la Responsabilité du premier ? Un révolutionnaire mal averti peut croire qu’un écrit de Durkheim n’est pas beaucoup plus dangereux qu’un Journal Métaphysique de M. Gabriel Marcel. Mais M. Marcel n’est pas un penseur d’État, c’est un bourgeois qui pense seul. M. Lalande est un penseur d’État, c’est-à-dire une machine à former les pensées, un instrument de persuation entretenu par un budget d’État. La position universitaire de la philosophie permet à chaque pensée de développer ses suites pratiques. Quand la philosophie de M. Brunschvicg se déroule comme si les hommes ne souffraient pas, n’avaient point ces histoires triviales, cruelles, accablantes que peuvent être leurs vies particulières, les élèves de M. Brunschvicg ne pensent pas que les hommes existent. Ils se laissent aller à l’illusion rassurante pour leurs scrupules de disciples que n’importe quel homme, n’importe quelle abstraction de l’Homme, peuvent embrasser la philosophie de M. Brunschvicg. Si M. Parodi laisse croire que nous vivons dans un monde où tout s’ordonne sans dégâts, les jeunes professeurs de philosophie ne sont que trop dociles à répéter l’enseignement de cet inspecteur général, puissant sur leur carrière et l’avenir qu’ils méditent. Si E. Durkheim persuade que l’étude du sang menstruel dans les sociétés australiennes facilite beaucoup en dernière analyse la résolution des problèmes sociaux, combien d’élèves-maîtres dans les écoles normales ne croiront pas sur parole ce géant fondateur de sciences ?[3] Si Alain laisse croire que la raison et le jugement droit sauvent tout et qu’il n’est que de bien percevoir selon la vérité du jugement pour ordonner le monde, s’il n’ajoute rien, comment les jeunes gens coupés des hommes par les conditions conventuelles de l’internat à Henri-IV ne céderont-ils pas à un discours si flatteur pour leur orgueil d’adolescents séduits par les jeux de l’esprit ? La démission réelle que voilent les protestations apparentes de la Philosophie est précisément efficace. Lorsqu’un penseur s’abstient d’aborder un sujet, il détourne l’attention de lui, il le diminue, il le repousse dans l’ombre où son docile public n’ira pas le chercher. On voit trop dans quel sens il est possible d’utiliser ce bouleversement des apparences, ce déplacement des importances relatives des objets. Ainsi pour un prêtre la pauvreté n’est pas un malheur, mais un mérite au regard de Dieu.

Ce genre de pensée mystificatrice est une activité négative. Réellement négative. Et non plus nulle. Il faudra enfin que nous répétions au sujet de la Philosophie le mémorable effort de Kant à propos des quantités négatives. Il faudra enfin que nous comprenions que ce jeu des pensées négatives ne se traduit point simplement par un zéro de pensée, mais par un retard réel, par une inversion, par une perte réelles. Il faudra enfin que nous saisissions que cette prudente Raison négative se traduit pour la vie des hommes par une irréparable mutilation, par un appauvrissement positif.

M. Parodi a écrit :

« Nous n’avons plus de doctrine officielle, et nul, j’imagine, ne le regrette. »[4]

Ainsi le fonctionnaire des pensées se défend de pensées commandées : personne n’avoue facilement des tâches de policier. Mais il vaudra la peine d’examiner quelque jour avec suite tout le mécanisme de diffusion de cette philosophie négative, qui offre les caractères exigibles d’une doctrine d’État. Pour parler sommairement, des philosophes, placés au sommet de la hiérarchie universitaire, produisent des ensembles d’idées. C’est là une matière première que l’Université ouvrage. Les idées traversent une suite d’ateliers où elles sont façonnées, polies, simplifiées, où elles deviennent publiques et vulgaires entre les mains de ces artisans habiles que sont les professeurs et les fabricants de manuels. On verrait se dérouler cette fabrication sur la matière de la morale qui fut un des grands objets de la Troisième République. Lorsque l’Université s’avisa de rechercher une morale, elle prit où elle put les éléments assez usés que le passé laissait à sa disposition. Elle se fabriqua une morale avec les débris du moralisme kantien et de l’antique spiritualisme. Une certaine atmosphère de science bienfaisante flottait encore autour de ces sentences poussiéreuses. La morale laïque fut composée, assez mal. Il fallut Durkheim pour que l’Université bourgeoise entrât en possession d’une doctrine propre : cet affermissement de la situation spirituelle, ce passage du vague au dogmatique, de l’obscur au distinct, est assez bien signifié par la déclaration de Durkheim que rapporte Agathon : en novembre 1906, Durkheim déclarait :

« Mettons-nous au travail et, dans trois ans, nous aurons une morale. »[5]

Ils l’eurent. Cette morale existe, elle vit dans le silence qui entoure les vérités établies fermement. Cette force dogmatique donna une nouvelle vie à toutes les tendances moribondes. Le vieux rationalisme, le vieux spiritualisme se sont adaptés à elle. Dans le salon des pensées fausses, où tous les penseurs finissent par s’entendre, M. Brunschvicg fait assez bon ménage avec l’ombre longtemps redoutable de Durkheim ; M. Parodi accorde son rationalisme anémique aux puissances lâchées par le maître du Fait Moral ; M. Lalande ne fait pas fi d’une science qu’il ignore comme les autres, mais qui lui offre le spectacle délicieux d’une méthode étrangère aux objets qu’elle devrait embrasser. Mais Durkheim n’est pas seulement l’interlocuteur d’un dialogue échangé entre professeurs de Sorbonne : tout se passe réellement comme si le fondateur de la sociologie française avait écrit la Division du Travail Social pour permettre à d’obscurs administrateurs de composer un enseignement destiné aux instituteurs. L’introduction de la Sociologie dans les Écoles Normales a consacré la victoire administrative de cette morale officielle. Il y a eu des années où Durkheim a édifié son œuvre et répandu son enseignement, avec une grande obstination, avec une grande rigueur autoritaire, en donnant à cette œuvre les allures vénérables de la science : au nom de ces allures, au nom de cette science, des instituteurs apprennent aux enfants à respecter la Patrie française, à justifier la collaboration des classes, à tout accepter, à communier dans le culte du Drapeau et de la Démocratie bourgeoise. C’est pourquoi le Manuel de MM. Hesse et Gleyze, les textes choisis de M. Bouglé, me semblent beaucoup moins inoffensifs que les secrètes pensées de M. Gabriel Marcel. C’est pourquoi le Manuel de M. Cuvillier qui consacre la victoire secondaire de Durkheim me paraît bien plus important que l’Essai d’un Discours Cohérent de M. Julien Benda. Car ces manuels parmi d’autres écrits manifestent le pouvoir de diffusion de cette doctrine d’obéissance, de conformisme et de respect social qui a avec les années obtenu un si vaste crédit, une audience si nombreuse : dans la marche durkheimienne, la bêtise socialiste emboîte le pas à la bêtise radicale, la sottise de M. Déat ne le cède point à celle de M. Fauconnet. Durkheim accomplit enfin et parfait dans la mort la tâche de conservation bourgeoise qu’il avait entreprise dans sa vie. Tant de science, de critique, de documents s’épanouit en propagande. Le succès de Durkheim vint justement des propagandes morales qu’il était capable de fonder, des mesures de défense sociale qu’il était le premier à fournir si sûrement. Aussi bien on verrait que l’échec universitaire de M. Bergson vint du fait qu’il n’était point moraliste, ne fournissait aucun mot d’ordre : il donnait aux bourgeois des motifs d’orgueil intérieur et de délectation solitaire, il ne les défendait point contre leurs ennemis. Lorsque la philosophie de M. Bergson eut perdu la position mondaine qu’elle avait su conquérir et qu’elle eut amené à Dieu quelques jeunes hommes impatients d’avoir une âme et qu’ennuyaient les fiches de Durkheim et de M. Lanson, elle ne servit plus qu’à fournir des chapitres de psychologie aux professeurs paresseux. Par l’ouvrage de M. Roustan, ils vécurent quelque temps de la monnaie de cette pièce fausse.

De la même façon, M. Lalande soutint en son temps une thèse qui fit quelque bruit, bien qu’elle soit moins célèbre parmi les clients de la Nouvelle Revue Française que le moindre billet retrouvé dans un tiroir d’André Gide : mais cette thèse, ses titres, lui donnèrent une position où il présida à l’élaboration d’un petit catéchisme moral qui a été lu sans doute là où il fallait qu’il fût lu.

Il est possible de reconnaître cette efficacité des pensées sans tomber dans les pièges communs que l’idéalisme tend. Cette efficacité n’est point mystérieuse. Elle se résout en effets humains, en actions, en influences d’hommes. Le matérialisme ne dit point que les pensées ne sont pas efficaces mais seulement que leurs causes ne sont pas des pensées. Que leurs effets ne sont pas des pensées.

Chaque homme pense, sans autre interruption que les courtes trêves de son sommeil et de ses maladies, au monde qu’il touche, qu’il voit, qu’il subit, sur lequel s’applique son action. Il est bien forcé de penser à ce monde, toute sa vie est comme un long commentaire des provocations du monde. Il forme des pensées conformes aux activités qu’il y déploie. Cet homme n’est jamais solitaire, mais mêlé et lié à une collection ou à des collections d’hommes de qui les avis, les jugements, les passions et les mœurs gouvernent ses croyances, ses idées, son attente, ses songes. La manière dont il perçoit les objets naturels et les existences sociales n’est pas une question privée.

Il faut demander à chaque homme comment il perçoit les éléments de sa vie : son activité, son bonheur, son malheur reposent sur cette perception. Il faut ensuite savoir toujours les sources de sa perception, si elle naquit d’une expérience réelle ou d’une leçon rabâchée par quelque maître étranger à sa vie. Il faut demander à chacun s’il y a un accord ou un pénible écart entre les perceptions et les idées qu’il répète, et ses véritables épreuves du monde. Souffrez-vous de votre mariage, tout en disant docilement et en croyant croire que le mariage est la plus salutaire des institutions ? Souffrez-vous de vos jours de caserne en mettant les torts de votre côté et en croyant à l’excellence du service obligatoire ? Les jugements auxquels vous avez été dressés vous font-ils accepter ce que vous preniez d’abord naïvement pour des malheurs ? Qui aura le dernier mot — de votre première expérience ou de vos perceptions compliquées, apprises par cœur, si votre expérience vous met un jour en demeure de douter de la dignité et de la sûreté de votre perception ? Ce discours qu’on pourrait indéfiniment étendre, touchant les perceptions, ouvre un débat qui mène au centre de la bataille entre le concret et l’abstrait, entre le matérialisme de la vie vécue et l’idéalisme des perceptions sociales. Il ouvre une grande avenue de questions.

Comment persuade-t-on ? Qui veut-on persuader ? Pourquoi, au nom de quel intérêt persuade-t-on ? Qui sont les maîtres des perceptions ? D’où viennent passivité, crédulité, respect des jugements persuadés ?

L’ensemble des perceptions fausses est précisément enseigné par l’École, qui prépare l’entrée en jeu de la presse et des persuasions politiques. L’usine qui les fabrique à l’usage de l’École est justement l’Université : l’influence des philosophes constitue un pouvoir spirituel que ne soupçonnent pas les Français qui vivent dans le siècle, et qui manifeste enfin des conséquences politiques. Peut-être n’est-ce pas ici le lieu de mesurer complètement le rôle qu’a joué dans la constitution, dans la prise de conscience de la pensée bourgeoise, la philosophie universitaire.[6] Mais je me sens d’abord assuré que la Philosophie, quels que soient d’ailleurs ses contenus particuliers, aura l’efficacité cherchée, le rayonnement qui justifie l’opportunité d’une attaque. Je me sens assuré que ses détenteurs doivent être mis en cause. Que les perceptions qu’ils ont patiemment enseignées doivent être soumises à révision. La trahison qui est défendue ici consiste premièrement à détruire le système d’illusions que la philosophie assemble, et à donner le pas à la véritable expérience humaine et à ses problèmes. Quelles que soient les conséquences qu’une pareille démarche peut entraîner pour la sécurité de l’État et la permanence bourgeoise de la France : ces conséquences ne nous concernent pas. Nous n’avons rien à perdre.

  1. Trahison des Clercs, p. 206.
  2. Cf. note O.
  3. Cf. note P.
  4. La philosophie contemporaine en France.
  5. Enquête sur les Jeunes gens d’aujourd’hui (L’Esprit de la Nouvelle Sorbonne).
  6. Cf. note Q.