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Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch13

La bibliothèque libre.
sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 112-119).


CHAPITRE XIII

L’auberge des Trois Cigognes.


L’auberge des Trois Cigognes est située sur la route de Strasbourg, à quinze cents mètres de la bourgade de Mollsheim.

Bien déchue aujourd’hui de sa splendeur, elle était, en 1815, un des pèlerinages des gourmets de la région.

De Strasbourg, de Mulhouse, de Colmar, on s’y rendait par bandes joyeuses durant la belle saison.

Les vins dorés du Rhin, les vins gris de la Moselle, arrosant une chère savoureuse, faisaient monter en fusées vers le ciel les rires et les chansons.

De fait, c’était un véritable paradis.

La maison principale se montrait, coquette et claire, avec son carrelage toujours soigneusement rougi, ses fenêtres à petits carreaux luisants de propreté, ses plafonds à solives passés invariablement au blanc chaque année. Cet asile propret et soigné des alsaciennes beuveries, se continuait par un vaste jardin, presqu’un parc, peuplé de salles de verdures, perdues dans le fouillis contourné des allées plantées à l’anglaise.

Bien plus, certains consommateurs craignent le plein air, où, disent-ils, les feuilles sèches et les araignées pleuvent sur les mets.

Pour ceux-ci, des pavillons, abrités de grands arbres, avaient été construits.

Bref, ainsi qu’on l’affirmait à la ronde, avec le légitime orgueil du terroir, les Trois Cigognes étaient le nec plus ultra des « cabarets », et Frantz Brummen, le propriétaire, la perle des hôteliers.

On prétendait cependant tout bas que, pendant les jours ensoleillés, la clientèle, trop nombreuse sans doute, était négligée quelque peu, et que les « malins », désireux d’extraire l’essence de toute jouissance, fréquentaient l’auberge durant l’hiver, alors que le mouvement moindre permettait à Brummen de les entourer de toute sa sollicitude.


Fût-ce cette raison qui détermina Espérat et ses compagnons à s’arrêter chez le digne aubergiste, le 22 janvier au soir ?

La conversation des voyageurs l’apprendra sans doute.

Tous trois étaient attablés dans une salle du premier, dont les croisées basses donnaient sur la route. Ils mangeaient comme des gens dont l’appétit a été aiguisé par une longue course à cheval.

Frantz Brummen, roux, joufflu, haut comme un carabinier de la garde prussienne, la panse élargie comme un muid, des mains à couvrir une table et des pieds à l’avenant, venait de s’informer pour la dixième fois si les meinherr « étaient gontents ».

Les voyageurs restaient seuls.

— Arrivera-t-il ce soir ? murmura enfin Milhuitcent avec une sourde impatience.

— Nous le verrons bien, riposta philosophiquement le pitre.

Espérât eut un sursaut.

— Nous le verrons bien, répéta-t-il d’un ton d’humeur. Vois-tu, Bobèche, ta tranquillité m’exaspère.

— Et ton exaspération m’apaise, mon vieux Espérat. Tu auras beau t’agiter, cela ne fera pas courir le d’Artin plus vite. Imite donc Henry, il attend paisiblement.

Espérat secoua violemment la tête :

— Je ne peux pas.

Et le pitre voulant essayer de le calmer.

— Songe donc que du succès dépend peut-être l’avenir de l’Empereur, celui de la France.

— Parbleu, penses-tu me l’apprendre ?

— Non, mais la moindre chose peut tout mettre en question.

— Peuh !

— Suppose que d’Artin ait changé de route.

— Impossible.

— Pourquoi ?

— Parce que ses relais sont préparés sur celle-ci. Sois moins nerveux et tu verras plus clair.

Puis, comme son interlocuteur se reprenait à manger furieusement.

— À propos, il y a toujours un point que nous n’avons pas élucidé.

Le visage d’Espérat se rembrunit, celui d’Henry devint attentif.

— Tu sais ce que nous comptons faire, poursuivit Bobèche ?

— Parbleu ! Surprendre d’Artin, lui arracher la missive du roi.

— Bon, mais après ?

— Après quoi ?

— La lettre enlevée, reste d’Artin.

Cette fois, Espérat ne répondit pas.

— Il ne veut pas qu’on le tue, prononça lentement Henry en adressant un affectueux regard à son frère d’adoption.

— J’entends bien, insista le pitre. C’est convenu, on ne tuera pas ce gentilhomme, puisque la naissance en a fait le frère d’Espérat. Joli frère entre nous, si j’en avais un pareil…

Un coup d’œil suppliant d’Henry arrêta la parole sur ses lèvres.

— Enfin, je m’entends. Mais je reprends mon raisonnement. Nous sommes d’accord, la vie de d’Artin nous est sacrée. Seulement qu’est-ce que nous en ferons ?

Et lentement :

— Car enfin, on ne peut pas se borner à lui souhaiter poliment le bonsoir et à le laisser libre de dénoncer notre petite opération. D’abord ce serait dangereux pour nous ; cela n’est rien ; mais en outre le succès de l’entreprise deviendrait très problématique.

Ses auditeurs avaient courbé la tête, réduits au silence par la logique impitoyable des faits.

— Pas de réponse, fit Bobèche satisfait. La générosité est une belle chose que j’approuve, quand elle n’est pas trop périlleuse ; mais en tout cas, elle doit être doublée d’adresse.

— Enfin, gronda Milhuitcent, où veux-tu en venir ?

— À ceci, qu’il est absurde de laisser derrière nous un ennemi libre de contrecarrer nos projets.

— Tu es sanguinaire, Bobèche.

— Point, mais la prudence m’inspire.

— Je te comprends, je t’excuse. Hélas ! d’Artin est mon frère, et je ne puis me résoudre à le frapper.

— Mort et sang, gronda le pitre en plantant son regard dans celui d’Espérat, celui qui gémit là-bas, à l’île d’Elbe, est mon Empereur et je veux le délivrer. Es-tu d’avis de le sacrifier à d’Artin ?

— Qui tout enfant, t’a jeté hors de ta famille, appuya sévèrement Henry ; qui m’a mis, moi, fils de ta nourrice, Marion Pandin, à la place qu’il te ravissait.

— Qui a déshonoré la maison de ton père, reprit Bobèche.

— Livré ta sœur, la douce Lucile, aux combinaisons odieuses des Alliés.

— Causé la mort du comte de Rochegaule !

— Assassiné Marion Pandin !

— Fait célébrer le mariage honteux de Lucile et d’Enrik Bilmsen !

— Et amené ainsi la chute de l’Empereur.

Espérat se taisait. Ses mains tremblantes se crispaient sur son visage, tandis que les voix de ses amis alternaient, réveillant, en une sombre litanie, la série des crimes du vicomte d’Artin.

Au fond de lui-même, la raison lui criait que ce serait justice de punir le gentilhomme lâche, félon, parjure ; mais il résistait à cette pensée. Une horreur secouait sa chair. Était-ce la voix du sang qui parlait en lui ? Qui pourrait le dire ?

On ne saurait prévoir à quelle solution il se fut arrêté, quand un incident inattendu mit un terme à ses perplexités.

Frantz Brummen reparut, portant religieusement un plat de saucisses à la choucroute.

Meinherr, baragouina l’hôtelier, on fa fous servir ensuite la renommée de la maison.

— Vraiment, s’exclama Milhuitcent, enchanté d’une diversion qui lui permettait d’ajourner sa décision. Et quelle est la renommée de la maison ?

— La calantine de folailles et de foies gras en gelée.

— Oh ! Oh !

— Il est d’usache d’orner la pièce télicate d’une cocarde. Voulez-vous m’indiguer fotre bréférence ?

— Comme cocarde ?

— Ya, meinherr ; la tésirez-vous planche à la fleur de lis, ou fiolette à l’abeille ?

Les voyageurs s’entreregardèrent.

La question était insidieuse.

À une époque de suspicion, de défiance universelles, on n’avouait pas au premier venu ses opinions politiques.

Frantz eut un large rire, sa bouche s’ouvrit comme un abîme dans la broussaille de sa barbe, puis avec ce ton paternel que prennent volontiers les aubergistes à l’égard de leurs clients.

Che fois qué fous hésitez. Foulez-fous vous en rabborter à moi ?

— Du choix de la cocarde ?

— Ya, meinherr.

— Laquelle nous attribuerez-vous ?

Celle gue che brefère, meinherr.

— C’est à dire ?

Fenez foir.

— Quoi ?

Fous le ferrez, fenez seulement foir.

Tout en prononçant cette invite d’un ton aimable, le gros Alsacien avait passé ses énormes mains sous les bras de Bobèche et d’Espérat, et les soulevant de leurs sièges sans effort apparent, il les emportait presque vers le fond de la salle.

En toute autre circonstance, les amis eussent tenté de résister, mais la large face du patron des Trois Cigognes était si débonnaire, son sourire disait si clairement ses dispositions amicales, qu’ils s’abandonnèrent à sa volonté. Henry, lui, suivit fort intrigué.

Bientôt tous quatre pénétrèrent dans une chambre à coucher.

Là, le géant s’arrêta.

Il étendit le bras vers un panneau du mur où étaient accrochés, en panoplie, fusil de munition, baudrier avec son sabre, cartouchière, épaulettes, et, dominant le tout, un haut bonnet à poil.

Ch’ai été grenadier te la Garde, dit Frantz en se redressant de toute sa hauteur.

D’un mouvement instinctif, les mains des trois amis se tendirent vers lui.

Il les réunit dans les siennes, et ses yeux bleus humides, regardant dans le vide :

Plessé à Eylau, réformé, renfoyé ici. Mais tuchurs grenadier de cœur. Tuchurs la cocarde d’Eylau ; la voilà.

Il lâcha les mains de ses hôtes et empoignant le bonnet à poil, il le retourna, montra à l’intérieur la vieille cocarde tricolore.

Puis brusquement :

Égoutez, meinherr, un pon aubergiste feut savoir à qui il a affaire. J’ai donc des « écoutes » dans toutes les salles. Si pien que che suis au courant de fotre discussion de tout à l’heure.

Ils eurent un sursaut :

Ayez bas peur. Vous tenez pour l’Embereur et moi aussi. Les autres, avec leurs processions et leurs émigrés, m’assomment. Ch’ai gompris que le frère de ce cheune meinherr — il désigna Espérat — tenait pour le roi, et que, pendant un moment, il importait de l’immobiliser. Gonfiez-le moi. Che fous chure qu’il ne lui sera fait aucun mal, mais que lui non plus ne pourra pas en vaire du mal.

— Vous le garderiez, s’écria Espérat ?

— Aussi longtemps qu’il faudrait. Ch’ai des caves très pien tisposées.

— Eh bien, Bobèche, eh bien, Henry, qu’en dites vous ?

Les interpellés inclinèrent la tête :

— Ce serait une solution.

Le visage de Frantz Brummen s’épanouit :

Fous acceptez ?

— Certes, mon brave camarade.

— Alors, achevez de tîner, et nous trinquerons à notre général, avec une ponne pouteille te mousseux du Rhin. À la santé du petit tondu[1].

L’ancien grenadier exultait.

Durant le reste du repas, il se multiplia, servant ses hôtes, changeant les assiettes, se substituant à ses garçons d’auberge. Certes, ceux-ci durent croire que les dîneurs étaient de bien puissants personnages pour que l’hôtelier daignât se déranger à ce point.

Puis le vin mousseux du Rhin fit son apparition. Son or liquide pétilla dans les verres, et tous, les yeux brillants, une teinte plus rose aux joues, burent à l’exilé.

Comme ils achevaient, le galop d’un cheval retentit au dehors ; une voix sèche, mordante, arriva jusqu’aux compagnons de l’hôtelier.

— Holà… ho ! Que l’on conduise mon cheval à l’écurie, et que l’on me serve à dîner.

Tous se regardèrent :

— C’est lui, murmura Milhuitcent.

Celui gue fous attendez, ajouta Frantz.

— Oui.

— Alors, laissez-moi vaire. Avant une temi heure, che lui aurai montré ce gue pèse un émigré entre les mains d’un grenadier de la garde.

L’aubergiste n’avait pas fait une promesse téméraire.

La demi-heure n’était point écoulée que d’Artin, anéanti par le laudanum adroitement mélangé à sa boisson, dormait à poings fermés dans la salle basse où son dîner lui avait été servi.

Alors l’ancien grenadier alla chercher ses hôtes.

Fenez, leur dit-il.

Ils obéirent.

Rien ne fut plus facile que de débarrasser le vicomte de sa missive dont la suscription : À M. de Talleyrand, arracha un éclat de rire à Brummen.

Quand le papier eut disparu dans la poche d’Espérat, Frantz demanda :

— C’est tout ?

— Absolument.

Alors, che peux contuire ce meinherr dans l’entroit où il habitera ?

— Sans inconvénient.

Compien de temps che tois le carder ?

— Le plus possible. Chaque jour nous donne une chance de plus de sauver l’Empereur d’un grand danger qui le menace.

— Oh ! alors. Voudrez-vous me faire signe ?

— Oui. En revenant en France, un de mes compagnons s’arrêtera ici.

— C’est cela. Maintenant à l’ouvrage et bonne chance.

Quand d’Artin s’éveilla une douzaine d’heures plus tard, il était enfermé dans une cave et la missive du roi avait disparu.

En vain il cria, pria, menaça ; une voix agrémentée d’un fort accent alsacien lui répondit seulement à travers la porte :

— Soyez sache, sinon on fous mettra au pain sec et à l’eau.

Et tandis que furieux, n’y comprenant rien, le gentilhomme exhalait sa colère contre ses persécuteurs inconnus, Espérat et ses amis, traversaient Strasbourg, franchissaient le Rhin sur le pont détruit en 1814 et récemment rétabli.

Ils marchaient sur Vienne, remplis de confiance par le premier succès remporté si aisément sur l’ennemi.

  1. Appellation familière par laquelle les vétérans désignaient l’Empereur.