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Les Cinquante (Ivoi)/p02/ch13

La bibliothèque libre.
sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 317-328).


XIII

Où Espérat voit l’ennemi autrement qu’il ne l’espérait


— Eh bien quoi, que se passe-t-il ?

— Je ne sais.

— Les estafettes ne sont pas rentrées ?

— Non, feld-maréchal.

— Le diable vous grille tous !

Et le vieux feld-maréchal Blücher écrasa la table d’un formidable coup de poing.

Tout blanc, sec, anguleux, les traits durs, l’œil perçant, le généralissime de l’armée prussienne marchait avec agitation dans le jardinet de la maison de Namur, où il avait élu domicile.

Vu la chaleur étouffante de cette journée du 15 juin, il avait fait transporter une table et des sièges en plein air ; mais son travail avait été bientôt interrompu par le bruit d’une canonnade lointaine.

Sur son injonction, son chef d’état-major, demeuré auprès de lui, avait expédié plusieurs officiers d’ordonnance aux renseignements.

La mauvaise humeur du maréchal provenait de ce que ces cavaliers tardaient à revenir.

Son juron : Le diable vous grille tous ! ne parut pas avoir ému son chef d’état-major.

C’était un vieux serviteur du nom d’Olfuschs, aujourd’hui major, et qui avait débuté dans la carrière des armes, par l’emploi modeste de valet de chambre de Blücher.

Seul peut-être dans toute l’armée, il jouissait de son franc parler devant l’irascible maréchal.

— Là, là, ne souhaitez pas cela, illustre Blücher, car si le diable me grille un jour, il vous aura grillé vous-même, à quinze pas devant moi, distance réglementaire.

La saillie amena un sourire sur la face parcheminée du général prussien.

— Eh, tu m’ennuies, Olfuschs.

— Excusez-moi, repartit le major, ce n’est pas moi qui ai commencé.

Cette fois, Blücher fronça ses épais sourcils.

— Ah ! mais, tu t’oublies, mon garçon.

— Cela doit être, puisque vous le dites, seulement, vrai de vrai, je croyais me souvenir.

Et comme les traits du feld-maréchal se renfrognaient de plus en plus.

— Vous avez envie de me quereller. Ne vous gênez pas. En me tarabustant, vous donnerez peut-être à nos officiers d’ordonnance le temps d’accomplir leur mission.

Blücher n’eut pas le loisir de répondre. Un jeune hauptman (capitaine) fit irruption dans le jardin.

À la vue du généralissime, il s’arrêta, rapprocha les talons, et la main à la hauteur de la visière de son casque, il attendit que le chef l’interrogeât.

— Qu’est-ce ? fit sèchement ce dernier.

— Des déserteurs français.

— Qu’on les interroge,… et la fusillade s’ils ne parlent pas.

Le capitaine secoua la tête :

— On vous les a amenés, feld-maréchal, parce que l’un d’eux est un général.

— Un général ?

Olfuschs et son maître échangèrent un regard surpris.

— Un homme vêtu en paysan les accompagne. Il m’a prié de vous remettre ce billet.

Le jeune officier tendait en même temps à son supérieur un papier froissé. D’un geste brusque, Blücher s’en empara, le déplia et lut ce qui suit :

Selon ma« Illustre feld-maréchal,

« Selon ma promesse, je vous amène le général de Bourmont et cinq de ses officiers. Mais j’ai mieux que cela encore. Un prisonnier. Espérat Milhuitcent, ce gamin ami de l’Usurpateur, qui nous joua naguère si lestement à Châtillon[1]. Celui-là, j’en suis sûr, n’ignore rien des projets de notre ennemi. Il faut le contraindre à parler. J’ai fait de mon mieux. À vous, de parachever l’œuvre de votre très humble et très obéissant admirateur.

« Signé : d’Artin. »

La physionomie du général prussien s’était transformée pendant cette lecture. Mille petites rides striaient sa face parcheminée.

— Oh ! oh ! murmura Olfuschs à part lui, le vieux renard est content.

Blücher, lui, donnait ses ordres au hauptman.

— Que l’on introduise le signataire de cette lettre. Que l’on garde soigneusement un jeune garçon qui se trouve au nombre des prisonniers. Je l’interrogerai tout à l’heure.

— Bien, feld-maréchal.

— Pour les autres, qu’on les laisse libres de gagner la ville de Gand. Vous même, capitaine, les conduirez hors de nos cantonnements. Vous voudrez bien répéter au général de Bourmont ce que je vais vous dire :

Et lentement il ajouta :

— Monsieur de Bourmont, M. le feld-maréchal sait quelles considérations particulières vous ont détaché de Napoléon. Il ne veut pas vous faire l’injure de vous demander un renseignement militaire quelconque. Afin d’être certain de résister à sa curiosité, il renonce au plaisir de vous voir. Vous êtes libre, ainsi que vos officiers. Je vais vous mettre à même d’atteindre Gand.

Il s’arrêta :

— Vous avez compris, hauptman ?

— Oui, feld-maréchal.

— C’est bien, allez.

Et tandis que l’officier s’éloignait, Blücher se frotta vivement les mains.

— Je n’ai pas besoin de questionner cet imbécile. D’Artin parlera sans peine, et le jeune Espérat, lui, parlera aussi, dussè-je le mettre à la torture.

D’Artin se montrait à ce moment à la petite porte accédant au jardin. Le maréchal courut à lui, jeta un coup d’œil sur ses vêtements de paysan, sourit :

— Mon compliment. Vous avez pleinement réussi.

— Les nouvelles de Vendée ont décidé Bourmont.

— Et ses officiers ?

— L’appât des munificences royales.

— Parfait. Mais le jeune drôle… ?

— Espérat ? La ruse.

— Vite, contez-moi cela.

En quelques mots, d’Artin mit son interlocuteur au courant. Il dit comment il avait attiré Milhuitcent au Bois aux Merles, comment au matin on s’était mis en route, le jeune homme confié à Clouet et aux officiers ses complices ; Bourmont et lui-même chevauchant à l’extrême pointe d’avant-garde, hors de la vue de l’ami de l’Empereur.

Puis l’arrivée à proximité des vedettes prussiennes, l’ordre envoyé à Clouet de joindre le général. Ce dernier se séparant des six chasseurs qui formaient son escorte et allant attendre les conjurés à cent mètres en avant, à l’abri d’un taillis. Et enfin la venue de ceux-ci avec Espérat, la surprise du pauvre garçon saisi, lié, réduit à l’impuissance, et emporté au triple galop parmi les lignes de l’armée du feld-maréchal.

— Et, reprit enfin Blücher, cet adolescent est le confident de Napoléon ?

— Oui ; l’Usurpateur a toute confiance en lui. C’est d’ailleurs un adversaire avec lequel il faut jouer serré. Rappelez-vous Châtillon.

Un ricanement grelotta entre les lèvres du maréchal.

— À Châtillon, M. de Metternich était le maître de la situation ; à Namur, je commande seul. Cela fait une différence.

Il se tourna vers Olfuschs qui approuvait du geste :

— Va me chercher Espérat Milhuitcent.

— À l’instant.

S’empressant, le major disparut dans la maison.

— Pour vous, Comte, fit alors le maréchal, vous ne soupçonnez pas le but de la démonstration que tente en ce moment Napoléon ?

Du doigt il indiquait la direction où le grondement du canon continuait à se faire entendre.

D’Artin étendit les bras à droite et à gauche d’un air de doute :

— Ma foi non. À moins qu’il ne veuille se placer entre votre armée et celle de lord Wellington…

— Ce serait insensé… ce serait se mettre entre les mâchoires d’un étau.

De même qu’il avait deviné par l’étude de la carte, le point précis où il devait attaquer, de même l’Empereur avait pressenti que ses adversaires ne comprendraient pas sa manœuvre, qu’il aurait le temps d’écraser les Prussiens, avant de faire face, avec toutes ses forces, aux Anglais.

Une fois encore, la divination du génie se trouvait confirmée par les faits.

Mais Olfuschs reparaissait, tirant après lui Espérat, les mains entravées derrière le dos.

Le jeune garçon était pâle, mais son regard n’avait rien perdu de sa fermeté. Si le brave enfant était désolé de la malechance qui l’avait livré à l’ennemi, malechance que la présence de d’Artin centuplait, du moins, il ne ressentait aucune crainte.

Après tout, au pis aller, il mourrait pour l’Empereur, comme il s’y était engagé par serment.

Qu’importait cela, si la France était victorieuse.

Un instant, il est vrai, le souvenir de Lucile avait amolli son cœur ; mais il l’avait chassé bien vite.

À cette heure décisive, la famille, les affections, tout devait disparaître devant le dévouement à la seule patrie.

Dirigé par le major, il vint, sans forfanterie comme sans faiblesse, se planter à deux pas du feld-maréchal.

Celui-ci le considéra un instant ; puis d’un ton bonhomme :

— Vous êtes celui que l’on appelle Espérat Milhuitcent.

— On m’appelle aussi autrement.

Sur le point de prononcer le nom de Rochegaule, le jeune homme s’arrêta. Non, c’eût été se réclamer de la qualité de frère de d’Artin. Le fourbe n’eût pas manqué d’attribuer ces paroles à la peur. Aussi, comme Blücher surpris demandait :

— Quel autre nom vous applique-t-on ?

Il répliqua lentement, les yeux fixés sur son frère :

— Un nom ne signifie rien. Je suis celui que l’on appelle Espérat.

— Grand ami de l’Usurpateur.

Milhuitcent sourit dédaigneusement et d’une voix forte :

— J’ai l’honneur d’être tout dévoué à Sa Majesté Napoléon, Empereur des Français.

Le feld-maréchal approuva de la tête :

— Bien répondu. Il a du sang, ce garçon.

Puis reprenant l’entretien.

— On prétend que Napoléon n’a point de secrets pour vous.

— Sa Majesté a daigné parfois m’accorder quelque confiance.

— Eh bien, cela me décide. Moi aussi, j’ai besoin d’un ami jeune, actif, entreprenant. Je vous prends. Confiance pour confiance, et vous aurez en moi un ami sûr.

S’il avait compté surprendre son interlocuteur, Blücher fut aussitôt déçu.

— L’amitié d’un grand homme est flatteuse, certes, repartit Milhuitcent, et si j’étais libre, j’accepterais avec gratitude. Par malheur j’ai aliéné ma liberté, j’ai choisi une amitié précieuse et je m’y tiens.

À ces mots, le maréchal qui s’était contenu jusque-là (la douceur chez lui était anormale) changea de ton.

— Votre liberté n’est pas aliénée, mon garçon, elle est morte.

— Pas encore, puisque je vis.

— L’existence humaine est fragile.

La menace ne produisit pas plus d’effet que les bonnes paroles.

Espérat éclata de rire :

— Je comprends. J’ai déjà vu de quelle façon la Sainte-Alliance entend la justice. On enlève un homme ; on le conduit garrotté dans un camp. Une fois là, on l’accuse d’espionnage et on le condamne à mort. C’est ainsi que vous et les vôtres avez procédé à l’égard du capitaine Marc Vidal, mon frère d’armes.

Blücher tressaillit.

En dépit de sa rudesse, le feld-maréchal était un soldat. L’accusation lancée par Milhuitcent l’avait atteint en plein honneur. Mais d’Artin se pencha à son oreille :

— Prenez garde. Il faut qu’il parle. Sinon… avec l’Ogre tout est à craindre ; dans le tumulte d’ailleurs ce drôle vous échappera à un moment donné.

— Il ne m’échappera pas, gronda le Prussien, saisi aux moelles par la crainte de la défaite, habilement sous-entendue par le comte.

Et demeurant d’autant plus menaçant qu’il violentait sa conscience, Blücher poursuivit :

— Espérat, vous savez que Marc Vidal fut sauvé et cela vous donne du courage.

L’adolescent secoua mélancoliquement la tête :

— Vous vous trompez, Monsieur le maréchal.

— Comment, je me trompe ?

— Sans doute. La personne qui pouvait empêcher l’exécution de Vidal avait pour lui une immense affection. Elle sacrifia sa vie, son bonheur, au salut de l’officier.

— Eh bien ?

— Pour moi, il n’en est pas ainsi.

Et ses yeux clairs plantant leur regard dans celui du comte :

— La personne qui s’intéresse à mon sort, acheva le jeune homme, assurera son bonheur, le silence sur ses crimes par ma mort. En entrant ici, je me savais perdu. N’employez donc pas un temps précieux à me proposer une trahison. Envoyez-moi au peloton d’exécution et récompensez ainsi les malheureux qui se sont déshonorés en servant votre cause.

Ce n’était plus un adolescent que Blücher avait en face de lui, c’était un héros.

En offrant sa vie, Espérat semblait avoir grandi.

Tout son être respirait l’énergie, la soif du dévouement ; un rayonnement émanait de sa personne, auréolait son front juvénile. Le feld-maréchal fut impressionné par ce nouvel aspect, et suivant sa coutume, sa gêne se traduisit par une brutalité.

— Il sera fait selon ton désir, mon drôle, on va t’expédier chez Pluton.

Il tutoyait son prisonnier maintenant.

Impassible, celui-ci ricana :

— Tu le peux sans nulle crainte, car mon mépris pour toi n’augmentera pas.

— Ton mépris ?

— Il a atteint le maximum auquel ma nature lui permettait d’arriver.

L’ironie jeta le maréchal hors des gonds. Sa face ridée se congestionna, ses yeux eurent un regard sanglant.

— Par les cornes du diable, commença-t-il d’une voix mugissante…

— Mets ton chapeau dessus, on ne les verra pas, ses cornes, persifla le prisonnier.

Du coup, Blücher écuma :

— Misérable !

Mais toujours calme, Espérat répliqua du tac au tac :

— on est misérable quand on est pauvre d’honneur. Juge à qui ce mot s’applique le mieux, à l’assassin ou à la victime.

Peut-être, dans sa rage, le maréchal allait se porter à quelque extrémité. L’entrée en scène de nouveaux personnages l’en empêcha.

Avec un grand bruit de ferraille, d’éperons, de bottes, plusieurs officiers prussiens firent irruption dans le jardin.

Tous étaient couverts de poussière, tous avaient la figure animée.

— Nos estafettes, s’écria Olfuschs.

Oubliant dans leur émoi, et la raideur, et la stricte discipline prussienne, les officiers s’écrièrent tous à la fois, sans attendre d’être interrogés.

— Les Français, feld-maréchal, les Français.

— Ils ont passé la Sambre, à Charleroi.

— Au Châtelet également.

— Ils poussent droit vers la chaussée de Namur à Bruxelles.

— Sombreffe paraît être leur objectif.

De la main, Blücher leur imposa silence et s’adressant à d’Artin.

— L’impossible se réalise.

Le comte s’inclina :

— La supposition que nous émettions tout à l’heure, devient un fait. Dans son aveugle présomption, l’Usurpateur se jette de lui-même entre deux armées, dont chacune est aussi forte que la sienne.

Et avec la religiosité étrange qui est restée l’apanage de la Germanie, le vieux général ajouta :

— Le Dieu des batailles se prononce en notre faveur.

Puis, nerveux, autoritaire :

— Messieurs les aides de camp, remontez à cheval. Mes ordres à toutes les divisions — et les désignant successivement — Vous, au général Ziethen ; vous, à Pirch Ier ; vous, à Thielmann, je préviendrai Bulow moi-même. Que l’on se mette en retraite sur la plaine de Fleurus, en disputant le terrain, juste assez pour faciliter le mouvement. Le front de bataille entre Fleurus et Ligny. Que les premiers arrivés occupent les villages et les fortifient. Allez, ne perdez pas un instant. Demain nous accepterons la bataille, et les Français se briseront contre mes lignes, tandis que l’armée anglaise les prendra à revers.

L’erreur que Napoléon avait escomptée en ordonnant à ses généraux de repousser l’ennemi dans la plaine de Fleurus, sans s’y engager eux-mêmes, se produisait. Tandis que le génie de l’Empereur se rendait compte que les Prussiens pourraient être vaincus, bien avant que les Anglais fussent en mesure de leur porter secours, l’esprit moins large de Blücher faisait le calcul contraire, calcul faux qu’une étude sérieuse de la carte permet de juger.

Les officiers d’ordonnance s’étaient retirés.

Olfuschs seul demeurait dans le jardin.

— Et moi, feld-maréchal, ne ferai-je rien ?

Le général prussien regarda le major.

— Si, mon brave. Rends-toi au logement de mes chasseurs poméraniens tu m’amèneras Christian Wolf.

— Christian Wolf ?

— Oui, et dépêche, car moi-même, je dois me diriger sur Fleurus.

Le major s’élança pour obéir.

Un lourd silence suivit son départ. Blücher paraissait avoir oublié la présence des frères ennemis. Le comte réfléchissait. Moins aveuglé par la vanité militaire, ayant une perception plus nette de la valeur de Napoléon, le gentilhomme se demandait par suite de quelles déductions, l’Empereur en venait à commettre ce que son adversaire considérait comme une faute.

Espérat de son côté rayonnait.

Le rapport des estafettes lui avait appris que la première partie du plan rêvé par son Maître avait eu un plein succès. Les paroles de Blücher lui montraient que le maréchal tombait tête baissée dans le piège tendu par Napoléon.

Qu’importait sa vie désormais. Il était sûr de mourir dans une aurore de victoire.

Souriant, il s’approcha d’une chaise, occupée naguère par le major et s’assit.

Son mouvement attira l’attention du feld-maréchal.

Ce dernier l’examina un instant, puis secoua la tête, comme pour prendre le ciel à témoin de l’incorrection de son prisonnier, mais il ne lui adressa aucune observation.

À quoi bon s’irriter contre ce prisonnier, que tout bas il venait de vouer à un trépas cruel.

Olfuschs du reste reparut.

À sa suite marchait un géant roux, barbu, énorme, sanglé dans l’uniforme des chasseurs poméraniens.

Espérât toisa le nouveau venu.

Ses yeux bleus faïence, ses lèvres charnues, traçant comme un sillon sanglant dans la rutilance de sa barbe, dénotaient la stupidité, les appétits matériels et grossiers.

Il s’arrêta devant le feld-maréchal, rapprocha les talons, éleva la main droite à hauteur de son front, et raide, immobile, attendit.

Blücher frappa amicalement sur l’épaule de cette brute, qui gloussa de joie, tel un animal que l’on flatte.

— Christian Wolf, dit le maréchal, tu sais que je compte sur toi.

— Oui, oui, je sais aussi que vous avez bien raison.

— Tu m’es dévoué ?

— Bien sûr. Comment le soldat ne serait-il pas dévoué au maréchal, qui peut lui faire donner ou la Schlague (bastonnade) ou le Schnaps (eau-de-vie).

— Parfait ! Si tu exécutes bien mes instructions, le Schnaps sera abondant.

Les yeux bleus du colosse brillèrent de convoitise.

D’une voix gourmande, il prononça :

— J’exécuterai de façon à vous satisfaire.

— J’y compte. Tu vois ce jeune homme.

Et le maréchal désigna Espérat.

Wolf eut un gros rire.

— Bon ; Wolf a des yeux, il voit clair. Bien que ce soit un gringalet, je l’aperçois.

— Il est mon prisonnier.

— Ça, fit le géant avec dédain, eh bien ça n’a pas dû donner grand mal à prendre !

La confiance de la brute en la force physique était tout entière dans cette exclamation.

Mais Blücher fronça les sourcils.

— Tu es idiot, Wolf.

— Comme il plaira au maréchal.

— Ce prisonnier est rusé comme un renard. Il est très difficile à garder. C’est pourquoi je n’ai voulu le confier qu’à toi.

Le géant se redressa.

— Tu vas l’emmener. Tu ne le quitteras pas d’une semelle, s’il tente de s’enfuir…

Christian fit le geste d’un cuisinier tordant le cou à un poulet.

— Crrrouic ! Voilà.

Blücher sourit :

— Vous entendez, Monsieur Espérat ? dit-il en accentuant avec ironie les mots : Vous et Monsieur.

Un haussement d’épaules et le captif répondit avec une hautaine indifférence :

— Oh ! fusillé ou étranglé, cela n’a pas d’importance.

Sa tranquillité narquoise arracha un mouvement d’impatience au général prussien.

Avec une âpreté cruelle, Blücher reprit :

— Ce prisonnier s’intéresse beaucoup aux Français, Christian Wolf. On se battra demain. Il faut qu’il t’accompagne à ton poste de combat.

— Je le porterai.

— Je désire qu’il voie parfaitement toutes les opérations.

— Je l’attacherai à un arbre, ou je le mettrai à une fenêtre.

— C’est cela même. Je pourrais user pour lui quelques balles allemandes, je préfère qu’il voie et soit en vue. Un Français servant de but à des projectiles français, voilà où conduit l’amitié de l’Ogre de Corse.

Le feld-maréchal ricanait, éprouvant un plaisir cruel à étaler devant son prisonnier la vengeance qu’il tirait de son courage, de sa loyauté. Il se réjouissait en pensant :

— Je n’ai pu te contraindre à trahir ; eh bien, je te ferai tuer par ceux-là même auxquels tu te sacrifies.

Mais il ne devait avoir aucune satisfaction complète venant d’Espérat. Il resta stupéfait, déconcerté, quand le jeune homme, s’inclinant, murmura d’une voix douce :

— Merci, Monsieur. Il me sera en effet plus agréable de mourir d’une balle française.

  1. Voir la Mort de l’Aigle.