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Les Cinquante (Ivoi)/p02/ch15

La bibliothèque libre.
sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 339-350).


XV

La maison du bourgmestre


La maison était construite en moellons, couverte de tuiles rouges, les croisées encadrées de pierres blanches, sur lesquelles se détachait en relief méplat une guirlande de fleurs ornementales.

Par un escalier raide, aux marches recouvertes de sparterie, Christian monta à l’étage supérieur et déposa son prisonnier dans un petit salon.

Modeste et prétentieux ce salon, garni de meubles bourgeois d’un vague style empire, avec leurs cuivres façonnés en sphinx, en mufles de lion, en aigles.

Au-dessus de la cheminée, dans un cadre doré, un portrait en pied de jeune fille, blonde et pâle, offrant à manger (Ô goût de l’époque !) à un aiglon enchaîné.

Ridicule était la composition de la peinture, mais étrange, troublante, l’expression de celle que l’artiste avait représentée.

Le regard, mélancolique et rieur, répulsif et attirant, la bouche légèrement entrouverte indiquant également, soit la fin d’une tristesse, soit le début d’une explosion de gaieté, donnaient à la figure un aspect mystérieux, énigmatique et décevant.

C’était une Joconde créée par un peintre inconnu.

Au bas du cadre, sur une plaquette noire bordée d’un liséré d’or, on lisait ces mots :

MARIE-ANNE BOONS
EXIIT. 1814

Ce qui peut se traduire par :

Marie-Anne Boonsx1
Nous quitta en 1814.

Jamais épitaphe ne fut plus douloureuse en sa concision.

En face de cette image d’une morte, se dressant entre les deux fenêtres aux rideaux verts, une autre toile lui faisait pendant.

Celle-ci portait un homme d’une cinquantaine d’années, au teint rosé, à l’abdomen rebondi, avec, sur le nez, des lunettes d’or.

Un petit cartouche fixé à la partie inférieure de l’encadrement, apprenait que l’on se trouvait en présence d’Alcide-Hippolyte Boons, bourgmestre ou maire de Ligny.

Les habitants avaient dû fuir à l’arrivée des régiments de Blücher, et c’était une impression macabre, dans la maison abandonnée, aux portes ouvertes gémissant au vent, aux carreaux étoilés par les balles, de voir cette image d’un vivant sourire à l’image de la défunte.

Espérat, tandis que son geôlier soufflait, regardait ces choses.

Boons, ce nom sur les deux peintures lui fit penser :

— C’est le père et l’enfant.

Le père, l’enfant, appellations qui le contraignirent à se reporter à sa situation.

Là bas, au château de Rochegaule, proche de Saint-Dizier, il pouvait y avoir aussi deux toiles disposées ainsi, seulement là, ce serait l’enfant, ce serait lui-même, qui sourirait au père disparu.

Une seconde d’amère tristesse l’étreignit.

Non, non, ces deux panneaux, historiens muets d’un drame intime, ne se verraient jamais à Rochegaule. Le père était mort, et le fils allait mourir. Le fracas de l’artillerie vibrant dans l’air arracha le jeune homme à ses pensées. Il alla vers une des fenêtres.

Au bas était le quai de terre battue, bordant le ruisseau qui coulait, clair et profond, avec des clapotements joyeux. Ce minuscule fils de la nature semblait railler de son gazouillis les inutiles fureurs humaines.

Juste en face de l’angle de la maison, un pont de bois franchissait l’onde murmurante, faisant suite à la grande rue de Ligny, encombrée de débris, de barricades, de points noirs, cadavres qui avaient été des soldats.

À toutes les fenêtres, sur le pas des portes, on apercevait des Prussiens aux aguets, le fusil à la main. On sentait qu’après la furieuse canonnade, l’assaut allait revenir.

Et comme Milhuitcent regardait, voilà qu’un grand silence se produit.

Il dure à peine, mais il est angoissant et terrible.

Puis soudain, au loin, une musique guerrière égrène dans les airs ses notes martiales. Une dernière salve de boulets et le canon devient muet.

C’est au fusil, à la baïonnette maintenant d’entrer en lice.

Les fenêtres s’embrasent. En orage éclate la fusillade. Une odeur de poudre prend à la gorge, une fumée bleuâtre, à chaque instant épaissie emplit la rue, flotte au-dessus du ruisseau, arrête la vue.

De temps à autre, la bataille a de ces surprises, le crépitement des coups de feu s’arrête. On dirait que les tireurs obéissent à un signal.

Cela dure un moment inappréciable, alors on entend une voix plaintive qui, en arrière de l’église, crie :

— Au feu !

C’est un paralytique que l’incendie emprisonne dans la ferme de Martas, tout au bout du village.

La lutte devient de plus en plus ardente ; mais bientôt il est évident pour Espérat que les Français gagnent du terrain.

Des groupes de Prussiens apparaissent dans la rue.

Ils courent, semblent des ombres dans ce brouillard de salpêtre.

Ils se rapprochent du pont, le traversent, et à la voix de leurs chefs occupent les maisons situées le long du ruisseau, à l’alignement de celle où Christian garde son captif.

Une clameur formidable, faite d’imprécations, de cris d’agonie, s’enfle incessamment. À présent la rue est pleine de monde.

Les soldats de Blücher battent en retraite, mais bravement, baïonnette contre baïonnette. On ne tire plus, c’est à l’arme blanche qu’on lutte.

La fumée devient moins dense.

La buée bleutée qui flotte encore paraît striée d’éclairs. Ce sont les sabres, les épées, les canons de fusils, qui décrivent des cercles flamboyants.

À chaque éclair un homme tombe, une âme s’envole.

La vieille haine des Prussiens et des Français se donne carrière. On ne fait pas de prisonniers, pas de blessés.

Les combattants veulent frapper à mort.

Au-dessus des cris confus de cette multitude enfiévrée, un rugissement domine clairement.

— Pas de quartier ! Pas de quartier, clament les colonnes du corps Gérard.

Et les soldats de Blücher répondent.

— Pas de quartier !

Mais une masse noire, compacte, franchit le pont.

Ce sont les réserves prussiennes qui entrent en ligne.

Tout cède devant elles. Les Français reculent sous cette formidable poussée. De nouveau, les soldats de Blücher emplissent la rue.

À quatre reprises, les Français reconquièrent le terrain perdu. À quatre reprises, ils sont refoulés par des renforts de troupes fraîches.

Haletant, oublieux du danger de sa position, du trépas auquel ses geôliers l’ont condamné, Espérat assiste à ce duel furieux de deux armées.

Chaque retour offensif des soldats de France lui apporte une joie.

Chaque reculade lui est un déchirement.

Mais rien ne lasse les héroïques phalanges du 4e corps, rien ne rebute les débris de la division Bourmont, qui, à la suite du brave général Hulot, a perdu un tiers de son effectif.

Les Français parviennent à s’établir solidement dans les maisons qui font face à celle du bourgmestre.

Désormais une fusillade intense balaiera les abords du pont.

Les dernières réserves prussiennes viendront se briser là, s’évanouir sous l’averse de plomb.

Des deux côtés du ruisseau, à moins de trente mètres, on se vise, on s’abat. Chaque ouverture vomit la mort, chaque fenêtre devient une cible.

Au-dessus du ruisseau, qui coule rouge, des essaims de projectiles passent incessamment, confondent leurs sifflements aigus.

À plusieurs reprises, les tireurs qui ont envahi le salon du bourgmestre ont été atteints.

Il y a du sang sur les meubles, sur le plancher ; le plâtre du plafond est écaillé, il tombe par morceaux. La gentille pièce, bourgeoise et riante, prend, dans cette fureur de la bataille, dans cette blessure des choses, un aspect de colère et de désolation.

On dirait que le moindre objet vibre, s’associe au souffle rageur de la mêlée. Un instant, Milhuitcent regarde vers la cheminée.

Un projectile a troué la toile de Maria-Anne Boons.

Il est entré sous la lèvre, découpant un trou noir dans le menton blanc.

— Pauvre jeune fille, murmure le captif, comme si l’image pouvait souffrir de la mutilation.

Et il s’étonne que les yeux bleus de la morte conservent leur sourire empreint de gaieté et de douleur.

C’est que son âme flotte maintenant dans l’irréel.

Ce qui l’entoure, ce qu’il voit, prend à ses yeux la confusion du rêve.

Un jet de liquide chaud le frappe au visage.

Il sursaute. Qu’est-ce ? L’explication s’affaisse auprès de lui.

Un grand diable de Prussien vient d’être atteint d’une balle au cou. La carotide a été tranchée et de la blessure jaillit, à chaque pulsation du cœur, une projection de sang. L’homme s’écroule.

Espérat ne ressent ni horreur, ni dégoût.

Le sang n’est-il point la rosée normale en pareille tourmente.

Et le front marqué d’une tache rouge, les yeux écarquillés pour mieux voir, il reste là, grisé par la poudre, par l’odeur âcre du massacre.

Mais il se penche soudain.

Un hussard allemand galope sur la berge, filant le long des maisons. La fumée épaisse dérobe sa marche aux Français.

Il va gagner le pont, s’engouffrer dans la rue qui s’éloigne du ruisseau ensanglanté.

Christian Wolf le hèle :

— Où vas-tu, camarade ?

Le cavalier retient sa monture d’un mouvement instinctif, apeuré, puis il rend la main en criant d’une voix étranglée :

— Sauve qui peut ! La Garde a enlevé Saint-Amand !

Espérat a une clameur de joie.

Mais Wolf, d’un brutal coup de coude lui meurtrit l’épaule, le contraint au silence. Mille rides sillonnent la face du géant, contractée en un rictus de fauve.

Sa barbe, ses cheveux rutilent. On croirait voir des flammes.

Il ajuste lentement le hussard qui s’éloigne.

Un instant se passe, la détonation éclate.

Le fuyard a un soubresaut, il étend brusquement les bras, puis il tombe à la renverse, la botte prise dans l’étrier, et son cheval épouvanté, s’emporte, traînant après lui le cadavre qui rebondit sur les aspérités du chemin.

Le justicier s’est retiré de la fenêtre. Il recharge son arme à l’abri du mur. Tout en déchirant la cartouche, il gronde avec un mauvais rire :

— Sauve-toi maintenant, si tu le peux.

Il a un grincement de dents et ajoute :

— La Garde, allons-donc. Le vieux Blücher est à Saint-Amand. Jamais les chiens de Français n’y entreront.

La fusillade continue plus ardente.

Espérat, à présent, ne se rappelle plus l’endroit où il se trouve. Il ne voit plus ce qu’il a sous les yeux.

Les paroles du hussard sonnent en carillon de fête dans son cerveau :

— Sauve qui peut ! La Garde a enlevé Saint-Amand !

Et il regarde avec toute son âme vers le village enveloppé de fumée que strient les éclairs des coups de feu.

On se bat encore ; Saint-Amand n’est donc pas évacué. Le hussard a été pris de panique. Il a mal vu.

Non. Dans une accalmie, le jeune homme perçoit des roulements de tambour. C’est la charge.

À certaines modulations, Espérat reconnaît la batterie de la Garde. Tout est vrai. Elle est là, elle vient ; rien ne résistera à cette troupe d’élite.

Le prisonnier a raison. La Garde vient de décider du sort de la bataille.

L’inaction de Ney, durant cette journée, a privé Napoléon du corps de Drouet d’Erlon qui, les Quatre-Bras enlevés, devait revenir à Fleurus.

Elle l’a laissé avec 60.000 combattants seulement, en présence de 90.000 formidablement retranchés.

Malgré cette disproportion de forces, l’Empereur a galvanisé ses troupes ; il a fait passer en elles sa volonté de vaincre.

Elles occupent Saint-Amand, Ligny, jusqu’à la ligne du ruisseau. Il faut en finir avec la résistance des Prussiens, en finir aujourd’hui, car demain, on sera en contact avec la seconde armée des alliés, avec l’armée de Wellington.

Et dans la lueur du jour à son déclin, au milieu du tumulte, des armes, Napoléon modifie le plan qu’il avait primitivement arrêté.

La Jeune et la Vieille Garde se porteront au delà de Ligny, traverseront le ruisseau à l’abri des arbres qui le bordent et viendront prendre les Prussiens à revers.

Le mouvement commence à s’exécuter, lorsque Vandamme, à bout de forces, fait demander du renfort.

Rien ne surprend l’Empereur.

Devant ce nouvel incident, il change encore ses dispositions.

— Que la Jeune Garde soutienne Vandamme. La Vieille Garde seule exécutera la marche sur le flanc de l’ennemi.

Et comme un jeune officier, surpris par cet ordre, murmure :

— Cela fera bien peu d’hommes pour une diversion aussi importante.

Napoléon sourit et répond :

— Dans une manœuvre de ce genre, l’élément de succès n’est pas le nombre, mais la surprise.

À la baïonnette, la Jeune Garde pénètre dans Saint-Amand, refoule sur le plateau les troupes de Blücher.

Tandis que toute l’attention des combattants se porte sur ce point, tandis que le feld-maréchal croit voir dans l’entrée en lice de ces soldats d’élite une suprême tentative, la Vieille Garde tourne Ligny.

Les six bataillons de grenadiers, dont se compose la colonne, franchissent le ravin, le ruisseau, et sur la berge opposée, s’arrêtent un moment pour se reformer, avant d’escalader la rampe du plateau, où sont rassemblées les dernières réserves de Blücher et toute la cavalerie ennemie.

Ils ont été aperçus.

Une grêle de balles les assaille. Mais les « grognards » méprisent la mort, et, sous le feu, impassibles, ils rectifient leur alignement.

Une erreur des cavaliers allemands leur donne presque aussitôt l’occasion de rendre coup pour coup.

Se souvenant mal à propos qu’en 1814, à la Fère-Champenoise, quelques escadrons ont fait mettre bas les armes à plusieurs bataillons de gardes nationales, les Prussiens arrogants confondent les grenadiers avec ces troupes sans consistance, levées en toute hâte dans une heure de péril national.

La cavalerie s’ébranle pesamment, vient vers la garde, comptant que cette seule démonstration va lui assurer la victoire.

Le réveil est cruel.

— Formez le carré !

À ce commandement, les grognards évoluent, les bataillons se transforment en forteresses, hérissées de baïonnettes :

Un feu terrible couche à terre la moitié des cavaliers.

Et bondissant derrière les escadrons décimés qui s’enfuient éperdus, les grenadiers atteignent le plateau.

Ce sont des lions déchaînés. Rien ne leur résiste. Ils vont, renversant tout sur leur passage aux cris furieux de :

— Vive l’Empereur ; pas de quartier.

La division Vandamme, la Jeune Garde électrisées, chassent les Prussiens des dernières maisons de Saint-Amand, et débouchent à leur tour sur le plateau.

Dès ce moment, la bataille est gagnée.

Plus tard on saura, fait unique dans l’histoire, que tels ont été le bon emploi de l’artillerie, la furie des troupes françaises que, combattant à découvert un ennemi retranché, l’armée impériale a perdu seulement 6.950 hommes, alors que les Prussiens ont eu 25.000 soldats hors de combat et ont laissé aux mains des vainqueurs trente pièces de canon et six drapeaux :

Cependant la lutte continue dans Ligny.

Il semble que l’âme de Napoléon passe, apportée par le vent.

La fusillade des deux côtés du ruisseau redouble de fureur.

Toujours à la fenêtre de la maison du bourgmestre, Espérat, miraculeusement préservé jusqu’à ce moment, regarde d’un œil vague.

Il est brisé de fatigue. Un brouillard flotte sur sa vue. Ses oreilles, déchirées par les coups de feu que Christian et ses camarades viennent tirer à côté de lui, sont emplies de bourdonnements douloureux.

La fièvre fait couler son sang dans ses veines avec une impétuosité de torrent, une brûlure de lave enflammée.

Sait-il seulement encore qu’à chaque instant une balle peut l’atteindre, comme ont été atteints ceux qui gisent autour de lui.

Il est probable que non.

Il vit sans conscience des choses, et si la mort le surprenait là, il passerait de vie à trépas sans s’en apercevoir.

C’est curieux, la rumeur bourdonnante en ses oreilles s’apaise.

Que se passe-t-il ?

Il promène autour de lui un regard surpris. Dans le salon, deux êtres seulement sont encore debout.

Christian Wolf qui recharge son arme, et lui-même, les poignets toujours attachés derrière le dos.

On ne tire plus du côté des Prussiens. Sont-ils tous morts ? Ont-ils fui ?

Milhuitcent l’ignore, mais il constate que le silence s’est fait aussi sur la rive occupée par les Français.

Et soudain un roulement de tambours, des notes stridentes de trompettes retentissent dans la grande rue.

C’est la charge, encore la charge.

Un flot humain se présente à l’entrée du pont, s’engage sur le tablier de bois, s’engouffre dans la rue qui fait suite.

Les cris, détonations recommencent, rythmés par la charge qui s’éloigne, démontrant que l’ennemi fuit.

Auprès du prisonnier, Christian est venu.

Sombre, il considère la colonne française qui passe toujours sur le pont. Il réfléchit.

Un sourire féroce grimace sur sa face bestiale. De sa poche, il tire un couteau grossier, tranche les liens d’Espérat, et mettant son fusil entre les mains engourdies du jeune homme, il lui dit d’une voix menaçante :

— Tire sur tes amis.

Milhuitcent a un tressaillement.

Une colère généreuse gronde en lui. Tirer sur les Français, jamais ! Quelle âme de boue a donc ce Prussien pour avoir conçu une telle pensée ?

Mais l’athlète a saisi les bras du captif de ses mains puissantes. Espérat a l’impression d’être pris dans un étau. Il essaie de résister, de se débattre, mais la force de Christian est trop supérieure. Milhuitcent n’est qu’un jouet entre les poings herculéens de son geôlier.

— Tire, répète ce dernier.

Et son étreinte se fait plus âpre, plus violente. Il semble au captif que ses muscles, ses os vont éclater sous la pression sans cesse plus cruelle.

— Tire, rugit le colosse pour la troisième fois.

Non, plutôt mourir.

Espérat se raidit, se contracte, réunissant toute sa vigueur pour lutter contre l’ordre impie.

Effort inutile, dont le géant ne paraît même pas s’apercevoir.

Il ricane :

— Ah ! petit gueux, on veut faire à sa tête. On croit que Christian est une vieille bête et que l’on a le droit de lui désobéir.

Il secoue sa victime, puis reprenant sa sinistre gaieté :

— Après cela, un morveux pareil, ça n’a pas l’habitude de jouer avec une clarinette de ce calibre… Attends, attends, je vais t’aider.

Il lâche les bras du brave garçon, lui prend les mains, contraint Espérat à placer le doigt sur la gâchette, à épauler.

— Là, dit-il, voilà un mouvement bien exécuté.

Livide, le prisonnier ne lutte pas. Il sent qu’il est la faiblesse en face de la force, la feuille sèche sur l’aile de la tempête.

Un colonel paraît sur le pont, suivi de ses soldats qui clament éperdument :

— Vive l’Empereur !

— Voilà notre affaire, souffle le Poméranien dont le corps gigantesque est secoué par un formidable rire.

Et irrésistiblement, il force Espérat à diriger le canon de l’arme vers l’officier français.

Lui-même prend la ligne de mire par dessus l’épaule du prisonnier,

— Là, raille-t-il enfin… Feu !

Ce disant, il écrase le doigt du jeune homme sur la gâchette.

Le coup part. Mais Espérat a eu une suprême révolte. Tendant ses nerfs à les briser, il a un instant échappé à l’étreinte du soldat. Cela a duré un éclair, mais cela a suffi pour relever l’arme, pour que la balle s’en aille en sifflant par dessus les toits, les cheminées, sans atteindre personne.

— Chien !

C’est un rugissement que lance Wolf. Une rage aveugle bouleverse l’être brutal que vient de vaincre la volonté d’un enfant. Il lève le poing au-dessus de la tête de son compagnon.

Instinctivement, Milhuitcent ferme les yeux, attendant le coup mortel. Il n’y a pas de doute, le poing de l’athlète lui brisera le crâne. Une seconde s’écoule, puis deux. Le choc terrifiant ne s’est pas produit. Les paupières du prisonnier se lèvent curieusement. Étrange ! Christian n’est plus là, à côté de sa victime. Espérat se détourne et demeure saisi.

Son tourmenteur est debout devant la cheminée, à laquelle il se cramponne. Sur sa large poitrine, une tache sanglante va s’agrandissant.

Sa bouche s’ouvre, se referme sans qu’un son s’échappe de ses lèvres. Une mousse rougeâtre suinte à chacun de ces mouvements, coule sur le menton. Le prisonnier a un regard vers le ciel.

À l’instant où le poing formidable allait s’abattre, une balle, partie on ne sait d’où, a frappé le Poméranien en pleine poitrine.

Et l’homme, si fier de sa vigueur un instant plus tôt, sent ses jambes ployer sous lui. Il se cramponne à la cheminée, roulant des yeux terribles et désespérés, devant le portrait de Maria-Anne Boons, dont les yeux bleus sourient toujours mystérieusement.

— Libre !

Le mot sonne dans la tête d’Espérat.

Il peut fuir, rejoindre l’Empereur, ses amis, qu’il a cru ne plus revoir. Lucile a encore un frère dévoué qui tentera l’impossible pour la délivrer.

Le temps est précieux, il n’en faut pas perdre une parcelle. Le jeune homme se dirige vers la porte, suivi par les yeux furieux et désolés de Christian.

Un pas encore et il était dehors. Un fracas, un écroulement l’arrêta.

Le géant a roulé à terre, pesant, faisant gémir le plancher, trembloter les cloisons, et une plainte lugubre lui a échappé :

— De l’eau, à boire !

La voix était rauque. Elle n’avait pour ainsi dire plus le caractère humain. Un premier mouvement, tout de joie, répond chez Milhuitcent à ce cri de souffrance. Elle le venge, cette douleur du soldat qui lui a imposé de si effroyables tortures morales en cette journée d’horreur.

Mais Christian, vaincu, gisant faible et renversé, supplie :

— À boire, au nom du ciel, à boire.

Son accent se mouille pour prononcer un dernier mot :

— Maman !

Ah ! le mot divin que balbutient les premières années, le mot qui dit tendresse, confiance, secours, mot qui revient si souvent à l’heure suprême sur les champs de bataille. Conscrits, grognards vieillis sous le harnais, combien le prononcent avant d’exhaler le dernier soupir ![1]

Oui, il est divin ce mot, car il chasse de l’esprit d’Espérat les idées de vengeance.

C’est une pitié généreuse qui monte en lui à présent.

Il ne se souvient plus que le géant l’a brutalisé, qu’il lui a refusé quelques heures auparavant le verre d’eau sollicité maintenant, qu’il a tenté de faire de lui le meurtrier d’un Français.

Il ne voit plus qu’un blessé. Il n’entend plus que cet appel déchirant :

— Maman !

Pour la pauvre mère qui lui a donné le jour, qui attend et espère peut-être, dans une ville d’Allemagne, le retour du fils chéri, il faut secourir le malheureux.

On dirait que le moribond devine ces pensées pitoyables.

Son regard adouci semble remercier par avance.

Espérat n’hésite plus. Il se penche sur les morts. Il secoue les gourdes que les cadavres ont conservées en bandoulière.

Enfin en voici une où glougloute le précieux liquide. Il la prend, s’approche du blessé, s’agenouille auprès de lui et appuie le goulot à ses lèvres.

Christian boit avec volupté. La gourde est bientôt vide.

La teinte rouge du visage du soldat s’est effacée, une blancheur spectrale s’épand sur ses traits. Ses yeux tournent dans les orbites ; un murmure siffle sous sa moustache. Le jeune homme distingue confusément ces syllabes :

— Bonté… merci… pardon.

Un sursaut agite tout le corps du géant. Sa tête se renverse en arrière. Une exhalation profonde dégonfle sa poitrine, et puis plus rien.

Christian Wolf, la brute fidèle, dont la férocité de Blücher a fait une bête fauve, est entré dans le grand inconnu.

  1. Observation du baron Larrey, contrôlée par de nombreux médecins militaires. Sur cent soldats qui meurent, écrit Dehaussier, soixante au moins appellent leur mère.