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Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 03

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Dentu (Tome Ip. 25-37).
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Première partie


III

Voyage mystérieux


Vincent et son compagnon étaient seuls à l’entrée du passage Radziwill, non loin des fiacres qui stationnent le long du mur de la Banque.

Le colonel Bozzo grelotait un peu dans sa douillette, mais il avait l’air tout guilleret.

— Bonhomme, dit-il, ça ressemble à une aventure. Je ne m’amuse pas souvent, sais-tu ! J’ai couru le guilledou autrefois avec ce bêta de Richelieu, qui n’était pas vilain garçon, mais à qui je soufflais ses duchesses. Il y a quatre-vingts ans de cela, sais-tu ? et je ne m’en porte pas plus mal. Seulement, je me suis rangé avec le temps. Va chercher ce fiacre qui est le troisième en commençant par la baraque, et qui a des lanternes vertes : celui dont le cocher dort.

Vincent obéit. Quand il eut aidé le colonel à monter dans le fiacre, celui-ci abaissa la glace de devant et dit au cocher :

— Rue de Seine, devant le passage du Pont-Neuf. Bon train.

— Et gai, gai, gai ! ajouta-t-il en relevant la glace. Il ne fait pas une chaleur étouffante. Dis donc, j’espère que tu n’as aucune haine personnelle contre la famille de ce pauvre vieux Charles X, qui s’ennuie sur la terre étrangère ? C’était un grand chasseur.

— Si je croyais que ce fût une affaire politique… interrompit vivement Carpentier.

— Serais-tu content ou fâché, bonhomme ?

— Je vous supplie de me parler franc, monsieur. S’agit-il de sauver un infortuné ?

— Je vais d’abord, répondit le colonel, dont la joyeuse humeur semblait augmenter, vous mettre hors d’état de répondre vous-même à vos questions, mon ami Vincent. Nous ne sommes pas ici au catéchisme. La peste ! vous interrogez comme un juge !

Il avait ouvert sa douillette et tenait à la main une pièce de soie pliée. Elle était étroite, mais longue deux ou trois fois comme un cache-nez.

— Donnez votre tête, poursuivit le vieillard, ma parole d’honneur, je m’amuse !

Vincent le regarda et eut presque un sourire.

— Sur mon honneur aussi, murmura-t-il, comme s’il eût voulu répondre à quelque scrupule de sa conscience, je crois que vous avez de bons desseins.

— Allons, merci ! fit le colonel en posant le premier double de soie sur les yeux de son compagnon, vous avez l’obligeance de ne pas me croire un coquin. C’est déjà quelque chose. Ne bougez pas. J’ai connu le grand-père de Mme la duchesse de Berry quand je demeurais à Naples. La voilà qui s’est mise dans un bel embarras !

Vincent fit un mouvement. Toute la France s’occupait alors de la veuve du duc de Berry qui fuyait traquée par la police de son oncle Louis-Philippe, après sa malheureuse tentative en Vendée.

— Ne bougez pas, répéta le colonel. Les révolutions sont de drôles de mécaniques. Louis-Philippe ou ses fils conspireront à leur tour dans quinze ou vingt ans. Moi, j’aimerais mieux être sur le siège d’un fiacre comme notre cocher que de m’asseoir sur le trône. C’est la misère. Et pourtant, combien de gens se damnent pour avoir cette place-là ! Je parie que vous n’y voyez déjà plus.

— Plus du tout, répondit Vincent.

— C’est égal, je vais utiliser le restant de ma soie.

Depuis que Carpentier était aveuglé par son bandeau, la physionomie du colonel avait changé, et quoique ses mains gardassent un tremblement très accusé, il opérait avec une remarquable adresse.

— Il est sûr, reprit-il, que quand un brave garçon peut répondre au commissaire : « Fouillez-moi plutôt ! je ne sais rien de rien, » cela le met diantrement à son aise. Moi qui parle, du temps du roi Murat, je suis resté onze jours et onze nuits dans une cachette au château de Monteleone. On n’est pas là comme à la noce, mais cela vaut mieux que de passer devant une haute cour de justice, pas vrai, bibi ?

— Il s’agit donc d’une cachette ? demanda Vincent.

— Qu’est-ce que tu penses de Louis XVII, toi, bonhomme ? fit le vieillard au lieu de répondre. Voilà une malheureuse créature ! Moi, mes cheveux grisonnaient déjà quand le roi Louis XVI et la reine Marie-Antoinette allèrent à l’échafaud. J’en ai vu couler de l’eau sous le pont ! Je sais des tas de choses. Il y a un Bonaparte, fils de la reine Hortense qui était une jolie femme, ou le diable m’emporte ! Il est majeur de l’année dernière. Ah ! ah ! on joue la poule autour des Tuileries ! Je connais au moins quatre ou cinq billes numérotées, sans compter celle de la République. Et, veux-tu savoir ?… à ce jeu-là on passe souvent par une cachette avant d’entrer dans la chambre du trône… C’est fait ! Colin-Maillard, combien de doigts ?

Le fiacre tournait le coin de l’institut pour entrer dans la rue de Seine.

— Ce bandeau est épais comme la mort, pensa tout haut Carpentier.

— Tant mieux, ma chatte ! Tu as été bien gentil. Maintenant, nous allons te faire un bout de toilette, à cause des passants qui s’étonneraient de voir la tête d’un brave garçon empaquetée comme celle d’une momie. C’est gênant, les passants !

Il déplia le caban qu’il avait apporté sous son bras.

— Passe ta main droite d’abord, dit-il. J’en sue à grosses gouttes, moi, tu sais ! La gauche maintenant. Bon. Je te colle le capuchon, et ni vu ni connu ! S’il y a des curieux, j’en serai quitte pour avouer que tu as été opéré de la cataracte par un des premiers spécialistes de la capitale, et j’ajouterai : Quelle joie quand on lèvera l’appareil et que ce cher ami reverra la lumière !

Le fiacre s’arrêtait devant le passage. Vincent était comme étourdi par ce bizarre babil.

Le colonel descendit assez lestement. Ce n’était plus le même homme, depuis que, grâce au bandeau, il échappait aux regards de son compagnon.

Il paya le cocher et lui dit :

— Mon brave, aidez-moi à déballer mon pauvre diable de fils, qui a pris froid et que j’ai emmailloté de mon mieux. Ce sont les jeunes maintenant qui sont infirmes. Heureusement que nous n’allons pas loin. Nous sommes du passage.

— Il fait frisquet, ce soir, répondit le cocher en soutenant Carpentier des deux mains. Je n’avais pas remarqué là-bas que le voyageur était malade. C’est de le fourrer dans son lit de suite avec une tasse de vin chaud par-dessus.

Dans le passage, le colonel prit le bras de son prétendu fils, dont la tête était complètement cachée par le capuchon du caban.

— Je fais semblant de te soutenir, dit-il, mais tiens-moi ferme, car il y a longtemps que je n’ai fourni pareille course à pied. Nous allons jusqu’à la station de voitures qui est sur le quai près du Pont-Neuf.

— Pourquoi avoir changé de fiacre ? demanda Vincent.

— Parce que tu aurais pu prendre le numéro de celui que nous venons de quitter. Tu vois que je suis franc, voilà mon caractère. Ce soir, tu n’as peut-être pas fait attention au numéro, parce que ta curiosité n’était pas encore éveillée, mais demain…

— Nous recommencerons donc demain ?

— Dans une demi-heure, tu seras en face de la besogne, et c’est toi qui me diras à vue de nez combien de jours il te faudra pour l’accomplir… Attention ! il y a un pas : soutiens-moi.

Ils traversèrent la rue Mazarine et prirent le trottoir étroit de la rue Guénégaud.

Le colonel affectait maintenant de peser sur le bras de son compagnon, qui se laissait guider machinalement et marchait tout pensif.

Tout homme, placé en face d’un problème, cherche à le résoudre.

Le scrupule et l’inquiétude avaient dominé jusqu’à présent dans l’esprit honnête de Vincent Carpentier.

Les rébus politiques que le vieillard venait de lui jeter comme un leurre avaient occupé vivement son imagination.

Maintenant la curiosité naissait et du premier coup elle prenait les proportions d’une idée fixe.

Le cerveau de Vincent travaillait déjà, cherchant un moyen de voir et de savoir.

On eût dit que le regard du colonel, perçant l’étoffe épaisse du caban, la soie des bandelettes et la boîte du crâne, lisait comme en un livre la pensée intime de son compagnon.

— J’en étais sûr, grommela-t-il. Ça ne pouvait pas manquer d’arriver. Vous voilà parti, mon camarade, vous courez après le mot de l’énigme. Ce serait tant pis pour vous si vous le trouviez ; mais soyez tranquille, nous y mettrons bon ordre.

Il s’arrêta devant la porte latérale de la Monnaie pour reprendre haleine, quoique sa physionomie ne trahît aucun signe de fatigue.

— C’est loin, murmura-t-il. Sous l’Empire, je faisais encore une bonne demi-lieue sans m’essouffler ; mais en 1820. j’ai eu mon premier coquin de rhumatisme… En avant, marche ! Parmi ceux qui vont et qui viennent ici autour, il y en aura encore plus d’un qui arrivera avant moi au Père-Lachaise. À quoi penses-tu, bonhomme ?

— Je pense, répondit Vincent, à ma petite Irène, qui m’attend, et à ce cher enfant, Reynier, qui me la garde.

— Tu as raison, voilà de sages pensées. En quelques jours, tu peux leur gagner tout un avenir, à ces deux bébés-là.

Il appela un cocher qui ruminait sur son siège, se fit ouvrir la voiture et y poussa Carpentier en disant :

— Case-toi bien dans le coin et ne te découvre pas. Un peu de patience, nous allons bientôt être chez nous.

Puis il s’éloigna de la portière pour parler au cocher.

De ce qui fut dit ainsi, Vincent ne put rien entendre, quoiqu’il prêtât l’oreille avidement.

Au bout d’une demi-minute, le colonel revint et monta à son tour.

— Menez-nous rondement, l’ami, fit-il pendant qu’on refermait la portière, vous aurez pour boire.

Dès qu’il fut assis, il se frotta les mains, disant avec une expression de bien-être :

— Ça fait plaisir de se reposer, hein, mon neveu ? Demain soir nous prendrons le passage Vendôme, ou un autre qui soit tout près d’une station : je suis moulu !

Le cocher fouetta ses chevaux qui partirent au grand trot.

Vincent se disait :

— On doit pouvoir se rendre compte de la direction et de la distance en faisant bien attention aux détours.

Et il tint son esprit en arrêt.

Chacun sait qu’une voiture, en tournant, fait éprouver une sensation au voyageur, surtout si le coude du voyageur est en communication avec la paroi.

Deux minutes ne s’étaient pas écoulées que Vincent eut la preuve matérielle de ce fait.

On tourna à droite et il en eut complètement conscience.

— Est-ce le pont des Saints-Pères ou le pont Royal ? demanda-t-il.

— Voilà ! fit le colonel en riant bonnement, tu calcules déjà comme un malheureux ! Je parie cinquante centimes avec toi que, dans une demi-heure, tu ne sauras pas si tu es sur la route de Versailles ou sur le chemin de Saint-Denis.

— Nous sortirons donc de Paris ? s’écria involontairement Carpentier.

— Peut-être oui, peut-être non, bonhomme ! Le premier chien qui voudra de ta langue, je la lui donne. Tout ce que tu pourras répondre à ceux qui te demanderont des renseignements sur ton excursion, c’est qu’on ne t’a pas fait franchir la frontière de la France, ta patrie, bornée au nord par la Flandre et le Brabant, à l’est par la Suisse, au sud par la Méditerranée, à l’ouest par l’Océan. Tiens ! je vais te faire une importante confidence : nous sommes dans la rue Saint-Honoré ; allons-nous vers les Halles ou vers le Roule ? Hé ! bonhomme ?

Carpentier ne répondit pas tout de suite. Quand il prit la parole, ce fut pour dire :

— Vous êtes plus qu’un honnête homme, vous passez pour un saint, et à l’âge que vous avez, on se tient prêt à paraître devant Dieu. S’il n’y avait que moi, j’aurais à choisir, mais retrouverais-je jamais une pareille occasion pour mes pauvres enfants ? J’ai cherché à deviner où nous allons, c’est vrai, mais j’y renonce. Vogue la galère !

Le colonel lui tapa la joue paternellement.

— Toi, murmura-t-il, tu es un finaud, mais tu ne m’endormiras pas.

La voiture se mit à rouler sans bruit sur la terre douce. C’était une avenue ou une grande route.

Un fort quart-d’heure s’était écoulé depuis le départ.

Carpentier pensa.

— Si dans dix minutes nous retrouvons les cahots, ce sera le pavé de Neuilly : j’en suis sûr : nous sommes dans les Champs-Élysées.

Les cahots revinrent au bout de cinq minutes.

Après un autre quart d’heure, le fiacre se mit à tourner fréquemment dans des rues raboteuses et montantes.

— Devine devinaille, dit tout à coup le colonel : sommes-nous à Montmartre ou dans le quartier Mouffetard ? Paris est grand, surtout avec la banlieue.

À ce moment même, la voiture s’arrêta.

Le colonel fit descendre le cocher, qui aida Vincent à mettre pied à terre. Il n’y eut ni marteau retentissant sur une plaque, ni bruit, ni sonnette agitée. Une clef tourna dans une serrure qui sonna la rouille.

— Êtes-vous content du pourboire, l’ami ? demanda le colonel, 15 sous ! si vous aviez beaucoup de pratiques comme cela, c’est vous qui rouleriez dans votre carrosse !

Une fois la porte franchie, Vincent eut de la terre molle sous les pieds, — puis du sable. Il fit encore quelques pas sur l’herbe.

Suivant toute apparence, on était à la campagne.

— Attention, dit le colonel, nous sommes au perron. Lève la patte !

Vincent compta quatre marches et une seconde porte fut ouverte.

Elle devait être très étroite, car le colonel s’effaça pour passer, et néanmoins le caban de Vincent frôla le mur. Le frôlement ne fut pas instantané, comme il arrive d’ordinaire quand on passe un seuil : il dura le temps qu’il fallait pour donner à penser que le mur était d’une épaisseur exceptionnelle.

— À l’escalier, maintenant, bibi, dit encore le vieillard ; il est roide et j’aurai une courbature ; mais je dormirai la grasse matinée demain matin, et quand il s’agit de faire le bien, vois-tu, je n’écoute guère la plainte de mes vieux os.

Il monta l’escalier qui était à vis et dont les dernières marches lui arrachèrent plus d’un gémissement.

À diverses reprises, la main de Vincent toucha les parois de la cage. Elles étaient humides.

Le colonel s’arrêta enfin et poussa un long soupir de soulagement.

— N, i, ni, c’est fini, murmura-t-il. J’aurais de la peine à monter tout en haut des tours de Notre-Dame. Entrez, mon camarade, nous voici sur le terrain, et vous n’avez plus qu’à vous mettre en besogne.

Tout en parlant, il avait ouvert une troisième serrure.

Aussitôt que Vincent eut franchi cette dernière porte, il sentit autour de lui une atmosphère tiède et lourde comme s’il fût entré dans une serre chaude.