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Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 07

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Dentu (Tome Ip. 70-82).
Première partie


VII

Fanchette


Le lendemain, vers dix heures du matin, la maison de Vincent Carpentier, d’ordinaire si tranquille, s’emplit de gaieté et de bruit.

À la porte de la rue, pauvre rue et pauvre porte, deux beaux chevaux piaffaient, attelés à une calèche armoriée.

Sur le siège de la calèche, Giovan-Battista, le cocher napolitain du colonel Bozzo, trônait, et, sur l’arrière-marche, Giampietro, le valet de pied sicilien, se tenait debout.

C’était la charmante Francesca Corona, autrement dite Fanchette, qui venait voir sa petite amie Irène et son protégé Reynier, de la part du colonel, et, par conséquent, les mains pleines de bienfaits, car le saint vieillard de la rue Thérèse était la Providence faite homme.

Francesca, toute jeune qu’elle était, allait seule, comme une dame, dans les équipages de son aïeul. Le monde l’acceptait ainsi et lui faisait même un mérite de son originalité capricieuse et hardie.

Le monde ne demande jamais mieux que de bénir les travers des heureux, quitte à prendre sa revanche sur les vertus du malheur.

Francesca passait à bon droit pour être une des plus riches héritières de Paris. Elle avait droit d’excentricité ! elle aurait eu droit d’insolence, mais Dieu sait qu’elle n’usait point de ce dernier privilège.

C’était une tête étourdie et un cœur d’or. On s’étonnait parfois des mélancolies qui voilaient tout à coup le rayon de son sourire, car il n’y avait autour d’elle que des motifs de joie.

Quand elle était triste ainsi, elle était plus belle.

Mais ce n’était pas le poids d’un secret qui courbait son front rêveur. Elles ont souvent des pressentiments, les jeunes filles, à l’âge où l’enfant devient femme.

Elle n’avait point de secret. Elle allait devenir comtesse sans changer de nom, en épousant son cousin, le comte Corona, brillant cavalier qu’elle croyait aimer.

Tout était rose pour elle dans la vie. Il aurait fallu être fou pour la plaindre, soit dans le présent, soit dans l’avenir.

Elle n’avait qu’un ennemi, ce M. Lecoq, que le colonel appelait familièrement l’Amitié. Que pouvait contre elle le caprice haineux d’un subalterne ?

C’était par elle que les portes de l’hôtel Bozzo s’étaient ouvertes pour Vincent Carpentier. Irène aussi faisait l’aumône avec la bourse de son frère Reynier. Un jour que Mlle Fanchette, en veine de zèle charitable, courait les greniers au lieu d’aller au bois, elle avait rencontré Irène au chevet d’une vieille femme de la rue Saint-Dominique du Gros-Caillou.

Irène, comme le petit Chaperon-Rouge, apportait à sa pauvre voisine un petit pot et un petit pain.

Les impressions de Francesca étaient soudaines comme des éclairs. Jamais elle n’avait vu si mignonne fillette. La pauvre voisine eut quatre ou cinq pièces d’or d’un coup, et Mlle Francesca enleva Irène pour la manger de baisers en la reconduisant à sa demeure.

Elle voulut monter les trois étages, elle donna une poignée de main à Reynier en lui reprochant toutefois d’être trop joli pour un garçon, elle jura que Vincent Carpentier ne resterait plus maçon et qu’il redeviendrait architecte.

— Grand-père, dit-elle, ne me refuse rien, et tout ce que veut grand-père arrive.

Ces deux affirmations étaient exactement vraies. Dès le jour suivant Carpentier fut présenté au colonel Bozzo, qui l’interrogea, parut touché de son malheur et promit de l’aider à remonter sa position. Nous avons vu le résultat de cette promesse.

Ce matin, Fanchette était une messagère de bonheur. Irène chiffonnait déjà la belle robe de mérinos gris-perle, le manteau pareil et le petit chapeau à fleurs que Fanchette venait de lui apporter.

C’était Fanchette qui avait habillé Irène, et avec quelle joie !

Irène était pendue à son cou et souriait à Reynier, qui avait les larmes aux yeux.

Mais des trois c’était encore Fanchette qui était la plus contente.

Elle tambourinait à la porte fermée de Vincent et criait :

— Allons, monsieur Carpentier, debout, vous êtes un paresseux ! La fortune vient en dormant, c’est connu, mais il faut au moins s’éveiller pour la recevoir.

Vincent avait dormi péniblement, comme il arrive quand la courbature morale s’ajoute à la fatigue du corps. Le sommeil l’avait surpris au plus fort de ses calculs à perte de vue, qui s’étaient prolongés confusément en un rêve lourd et maladif.

Il se leva, brisé, mais cherchant encore, avec l’entêtement de la fièvre, la solution du problème posé par les événements de la nuit précédente.

La voix de Fanchette, si douce pourtant, le blessa au premier abord parce qu’elle lui rapportait la pensée d’une sorte de complicité.

Il était mécontent de lui-même et inquiet ; il se disait :

— Y a-t-il au monde une excuse pour ce fait de se laisser mettre un bandeau sur les yeux ? J’ai vendu ma clairvoyance : Suis-je encore un honnête homme ?

Mais dès qu’il eut ouvert sa porte, le sourire contagieux de Fanchette entra chez lui comme ce rayon de soleil qui dissipe le cauchemar nocturne. Rien ne pouvait se cacher derrière Fanchette, sinon la grâce et la bonté. Elle était si heureuse de bien faire !

— Monsieur Vincent, dit-elle, vous êtes pâle comme si vous aviez dansé toute la nuit. Je ne sais pas comment vous vous y êtes pris avec le bon père, mais il est coiffé de vous jusqu’aux oreilles. Il était dans ma chambre à neuf heures, ce matin, pour me parler de votre Irène et de votre Reynier. Nous allons partir pour le couvent, pour le collège. Je veux voir tout ce monde-là moi-même et contenter une bonne fois l’envie que j’ai de jouer à la maman.

— Est-ce que tu veux aller en pension, Irène ? demanda Carpentier d’un ton où il y avait de l’amertume.

— Irène, est-ce que tu veux nous quitter ? ajouta Reynier.

L’enfant s’arracha des bras de Fanchette. Son regard, tout à l’heure si joyeux, avait pris une expression farouche.

— Mademoiselle Francesca, dit encore Vincent, nous étions bien pauvres ici, mais nous étions heureux.

— Et croyez-vous que j’aimais à apprendre quand j’étais petite ? s’écria Fanchette. C’est décidé : Irène ira au couvent ou à la pension, cela m’est bien égal ; elle ira où se donne la belle, la bonne éducation, et si Reynier s’y oppose, c’est qu’il ne l’aime pas, voilà tout.

Elle tendit sa main à Reynier, qui y mit ses lèvres, mais ne répondit point.

— Nous étions heureux ici, répéta Vincent, dont le regard fit le tour de la chambre indigente : qui sait où nous allons ?

Il était en proie à une émotion plus vive et surtout plus douloureuse que la situation ne semblait le comporter.

— Et si c’est Irène qui ne veut pas aller en pension, continua Fanchette, c’est qu’elle n’aime ni son père ni son frère !

La petite fille se jeta au cou de Vincent. Reynier dit :

— Elle apprend si vite et si bien ! J’ai souvent fait ce rêve qu’elle aurait l’éducation d’une demoiselle.

— Veux-tu ?… balbutia Vincent dans le baiser qu’il donnait à sa fille.

L’enfant répondit, les yeux fixés sur Reynier.

— Oui, père, si vous le voulez tous les deux.

Il y eut un silence pendant lequel Mlle Fanchette s’assit sur le pied du lit en fronçant ses jolis sourcils pour cacher l’envie qu’elle avait de pleurer.

— Lequel des trois est le moins sage ? fit-elle.

— C’est moi, répliqua brusquement Carpentier. On devrait vous recevoir ici comme l’ange du salut, mademoiselle Francesca. Je sais ce qu’il y a en moi. Si votre aïeul me remet le pied à l’étrier, ma fille sera riche, j’en réponds. Il faut qu’elle soit élevée pour cela. Qui sait, d’ailleurs, jusqu’où montera notre Reynier ? Et la femme d’un grand artiste ne doit pas être la première venue…

— Alors, s’écria Fanchette, qui essayait de railler par dessus son attendrissement, on les a fiancés au berceau comme un prince et une princesse, ces deux amours-là ?

Elle s’empara d’Irène, dont l’enfantine fierté se révoltait contre cette moquerie, et l’assit de force sur ses genoux en ajoutant :

— Tu sais, chérie, jamais il n’y a eu de prince ni de princesse si gentils que vous deux. Ne te fâche pas.

— Moi, prononça tout bas Reynier, ce n’est pas sa beauté que j’aime, ce ne sera pas son esprit ou sa science que j’aimerai. C’est elle, et ce sera elle ! Jamais je n’aurai qu’un amour en ma vie.

Les yeux de Francesca brillèrent, puis se baissèrent.

Elle aussi avait un fiancé dont l’image évoquée passa devant elle, rapide comme l’éclair. Elle pensa :

— Si l’amour est ainsi, je ne suis pas aimée.

— Et toi, murmura-t-elle à l’oreille d’Irène, est-ce que tu sens déjà ton cœur ?

— Moi, repartit la petite, je veux bien travailler et être savante pour le faire plus heureux.

— Alors, en route, décida Mlle Fanchette. Vous êtes de drôles de gens. Je suis fière comme si j’avais réussi dans une ambassade.

Carpentier avait passé sa redingote. Il offrit son bras à Francesca pour descendre l’escalier. Irène et Reynier venaient par derrière en se tenant par la main.

Les deux enfants étaient graves et muets. Carpentier dit à Fanchette :

— Mademoiselle, je vous demande pardon, il n’a pas été assez question entre nous de ma reconnaissance.

Francesca l’arrêta d’un geste.

— Vous parlerez de cela au bon père, fit-elle. Voulez-vous que je sois franche ? Vous aviez l’air de songer à vous-même presque autant qu’aux deux petits.

— Je vais être seul, et je me connais, répondit Vincent à voix basse. Quand je suis seul, je songe.

— Vous aurez moins de temps que vous ne croyez à donner à vos rêves, repartit Fanchette en riant. Bon père veut vous avoir tout à lui. Qu’avez-vous donc fait ensemble la nuit dernière. Est-ce un secret ?

Comme Vincent hésitait, elle ajouta :

— Notre maison en est pavée. Avez-vous une pension préférée pour Irène ?

— Celle où ma femme avait été élevée, rue de Picpus. Elle était restée l’amie des bonnes dames qui lui avaient servi de mère.

— C’est bien. Montez, mes enfants.

— Du reste, continua Vincent pendant que Reynier et Irène prenaient place dans la calèche, nous allons voir, avant de nous engager…

— La volonté du père, interrompit Fanchette, est que tout soit fini ce matin.

— Ce matin ! répéta Carpentier, mais c’est impossible ! Le trousseau… Il y a des préliminaires…

— Vous vous trompez, interrompit la jeune fille à son tour. Tout se fait comme par enchantement avec le nom du colonel Bozzo-Corona.

Une heure après, en effet, on quittait la maison de la rue de Picpus où Irène, comblée de caresses, restait aux mains des bonnes dames qui n’avaient point oublié sa mère. Grâce à Fanchette, la séparation ne fut pas trop douloureuse. Reynier se cacha pour pleurer.

En sortant, il dit à Vincent :

— Père, vous la reverrez tant que vous voudrez, moi non. Puisqu’un moyen m’est offert d’étudier selon ma vocation, je ne veux choisir qu’une école, qui est Rome.

— Bravo ! s’écria Francesca. Voilà ce que j’appelle parler !

Vincent courba la tête. Reynier lui prit les deux mains, qu’il attira contre son cœur, et dit encore :

— Père, si j’ai ce grand bonheur d’être aimé d’elle, il faut que je meure à la tâche ou que je lui donne la gloire avec la fortune.

Vincent Carpentier le pressa sur sa poitrine en silence, et Francesca donna l’ordre au cocher de brûler le pavé jusqu’à la rue Thérèse. Le colonel, en effet, devait être consulté sur ce nouveau projet qui ne rentrait pas dans les pleins pouvoirs confiés à Mlle Fanchette.

Le colonel fut charmant.

— La petite sera traitée à la pension comme une princesse, dit-il, et je vais donner au jeune homme des lettres qui le mettront là-bas dans la position d’un fils de roi. Puisque tu t’intéresses à ces pauvres gens, chérie, je veux que tout change autour d’eux, comme si une bonne fée était entrée dans leur taudis par le tuyau de la cheminée.

Comme Fanchette le remerciait avec effusion, il ajouta :

— J’aime les choses qui vont à la baguette. Dépense tout l’argent que tu voudras. Que le jeune garçon ait un bon trousseau dans des malles neuves, et que sa place soit arrêtée à la poste pour ce soir. Va, trésor, tu n’as que le temps !

Il avait bien le droit de parler fées et baguettes, ce vieil homme à qui rien ne résistait. Reynier partit pour Marseille par le courrier du soir, avec des lettres de recommandations adressées aux personnages les plus influents de l’État pontifical.

Reynier était soutenu par la fièvre de la première aventure. La plus lourde part de tristesse fut pour Vincent, à l’heure de la séparation.

En revenant à l’hôtel, Francesca lui dit, et c’est à peine s’il y prit garde, tant il avait le cœur serré :

— Quand bon père est généreux avec quelqu’un, ce quelqu’un-là doit regarder où il met le pied. Vous avez éveillé déjà bien des jalousies, et les envieux ne dorment jamais. Méfiez-vous.

À la même heure que la veille, et avec le même luxe de précautions, Vincent Carpentier fut conduit au lieu inconnu où sa tâche de chaque nuit devait désormais s’accomplir.

— Travaillons ferme, mon camarade, lui dit gaiement le colonel quand ils furent installés dans la chambre tendue de blanc. Il faut que je sois content de vous comme vous êtes content de moi, je l’espère. Les deux enfants sont casés, vous voilà tout à moi. Si vous ne commettez pas le péché de notre mère Eve en cueillant justement le seul fruit qui vous soit défendu, vous deviendrez le chef puissant d’une famille heureuse.

Trois heures sonnant, le travail cessa. On remonta en voiture, et, après quelques minutes de voyage, il y eut un arrêt pendant lequel la voix de la nuit précédente demanda :

— Avez-vous quelque chose à déclarer ?

Seulement, à mesure que les représentations d’une comédie se succèdent, la mise en scène se perfectionne. Cette fois, quand on descendit du fiacre, le cocher ne dit pas « merci » en recevant son pourboire.

Comme la première fois, le colonel dénoua lui-même le bandeau de Vincent, qui fut tout étonné de se trouver au milieu de bâtisses inachevées, dans une rue qu’il ne reconnut point.

— C’est ton nouveau quartier, bibi, dit le colonel. Excellent pour un architecte ! Donnez-moi le bras.

Au bout de quelques pas, ils arrivèrent devant une petite maison neuve, à la porte de laquelle stationnait le fameux coupé, conduit par Giovan-Battista.

— Sonne, dit encore le colonel, je t’ai mis là-dedans une perle de domestique, Roblot ; c’est moi qui l’ai formé, mais tu le changeras si tu veux ; ne te gêne pas. C’est ta maison, en attendant mieux. Bonsoir, bibi, à demain !

Vincent, introduit par son valet modèle, demanda tout de suite sa chambre à coucher.

Il refusa les offres de service de Roblot et se laissa choir dans un fauteuil au coin du feu.

Son regard abattu ne fit même pas le tour de la chambre, toute fraîche et toute coquette.

La pendule sonna plusieurs fois avant qu’il songeât à gagner son lit.

— C’est une idée extravagante, murmura-t-il enfin. J’ai conscience d’un danger mortel. Irène et Reynier m’auraient peut-être arrêté ; mais je ne les ai plus, me voilà seul. Cet homme a eu tort de me laisser seul !