Aller au contenu

Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 28

La bibliothèque libre.
Dentu (Tome Ip. 312-323).
Première partie


XXVIII

Le parricide


Le comte Julian s’arrêta à deux pas de son aïeul. La lumière de la lampe éclairait vivement son visage sans barbe et qui semblait sculpté dans l’ivoire.

Ainsi pleinement illuminés, les traits du Julian n’étaient plus ceux d’un jeune homme.

Sa beauté, car il était beau à la façon des comédiennes qui « font de l’effet » au théâtre, procurait à l’esprit un sentiment d’hésitation.

Elle avait, cette beauté, de vagues ressemblances avec la décrépitude du colonel.

C’était, à l’état naissant et presque imperceptible, le même réseau de rides, ici légères, là profondément creusées, et qui caractérisaient d’une façon analogue, deux masques dont les grandes lignes étaient semblables.

Le comte Julian pouvait être rangé parmi ceux dont on dit qu’ils n’ont pas d’âge. À le considérer de tout près, l’idée naissait qu’il avait dépassé, — peut-être de beaucoup, — la quarantième année.

Ce fut le vieillard qui parla le premier et qui dit :

— Je vous salue, mon petit-fils.

Julian répondit, en s’inclinant avec respect :

— Aïeul, je vous salue.

Et il y eut un silence pendant lequel Vincent Carpentier, la main appuyée contre sa poitrine, essaya de faire taire les battements de son cœur.

— Aïeul, reprit Julian, j’ai eu beaucoup de peine à vivre si longtemps.

— Vous êtes en vie, répliqua le colonel, parce que ma main, qui pouvait frapper, a hésité trop de fois.

— C’est la première fois que la mienne peut frapper, prononça nettement le comte. Elle n’hésitera pas. Aïeul, vous avez tué votre père, qui vous dit en tombant : « Ton fils me vengera. »

— C’est vrai. Et il mentait en disant cela.

— En tuant votre père, poursuivit le comte Julian, vous fîtes bien. C’est notre loi, c’était votre droit. Votre père mourant mentit, en effet, ou du moins se trompa, car votre fils, qui était mon père, au lieu de vous tuer, fut tué par vous.

— C’est vrai, c’était mon droit : c’est notre loi.

— Vous fîtes bien. Mon frère, le marquis Coriolan, avait juste six ans plus que moi, et voilà juste six ans qu’il mourut sous vos coups.

— C’est vrai.

— Quand vous eûtes frappé votre père, il vous remit la clef du trésor.

— C’était son devoir. Il le fit.

— Aïeul, votre devoir sera de me remettre cette clef.

— Quand vous m’aurez frappé, mon fils.

Il y avait autour des lèvres du vieillard un étrange sourire.

Il ajouta :

— Seulement, je savais où était la porte que la clef devait ouvrir.

Derrière son rideau, Vincent respira fortement.

Il attendit avec une anxiété indicible la réponse du comte Julian.

Il ne raisonnait pas, c’est à peine si l’on peut dire qu’il pensât, tant était tumultueux le bouleversement de sa cervelle.

Mais déjà se glissait en lui un instinctif espoir.

La position de son corps était telle qu’il ne pouvait être aperçu du centre de la chambre.

Ce pouvait être son salut, si le comte Julian restait seul.

Et son salut, c’était peut-être la victoire.

Il avait le secret.

Son cœur battait à s’écraser contre les parois de sa poitrine.

Le comte Julian reprit :

— Aïeul, le trésor est dans cette maison, je le sais ; il est peut-être dans cette chambre. Le trésor c’est votre âme. Où vous êtes le trésor doit être. Or, dans une minute, je serai le maître de cette maison. Je chercherai. S’il le faut, j’en réduirai les murailles en poussière.

La main de Vincent s’étendit pour saisir le couteau.

Il était ivre de haine.

Le vieillard répondit :

— Il y a un homme qui connaît le secret.

Vincent eut à peine le temps de ressentir l’angoisse de terreur qui étreignit sa poitrine, car Julian répliqua aussitôt avec dédain :

— Cet homme est mort. J’ai vu vos serviteurs qui emportaient son cadavre.

En même temps, il plongea sa main sous les revers de son vêtement.

Quand sa main ressortit, elle tenait un stylet qui jeta des étincelles.

Le colonel resta droit sur ses jambes qui ne tremblaient plus, mais son front livide creusa la profondeur de ses plis.

— Ce stylet fut le mien, dit-il, je le reconnais. Je le laissai dans la blessure.

— Je l’y ai pris, prononça froidement Julian. Aïeul, je n’ai rien contre vous. Je n’ai pas connu mon père ; mon frère était mon ennemi. Découvrez votre poitrine pour que je ne vous fasse pas de mal.

Ou eût pu suivre un frisson qui courut depuis la plante des pieds du vieillard jusqu’à son crâne, où ses rares cheveux s’agitèrent, comme si un souffle de vent eût soulevé leurs mèches.

— Découvrez votre poitrine, répéta Julian. Je viens chercher l’héritage qui m’appartient. J’exécute notre loi. Je prends mon droit.

— Je t’offre le partage, balbutia le colonel dont les bras restaient convulsivement croisés.

— Je ne veux pas de partage.

— Je te donnerai tout, laisse-moi vivre.

De la main gauche, Julian saisit le poignet du colonel qui n’opposa aucune résistance, et dont les bras tombèrent, tandis qu’il fermait les yeux en murmurant :

— Ton fils me vengera.

Le stylet toucha la chair et y entra, produisant le bruit sec d’un poinçon qui traverse une feuille de parchemin.

La figure du colonel ne changea pas.

Il resta debout pendant l’espace d’une seconde.

Puis il s’affaissa sur lui-même, formant une pauvre masse, agitée de faibles tressaillements.

Sa main, qui s’ouvrait à demi, laissa voir une clé. Il dit d’une voix à peine intelligible :

— Tu as bien fait. J’ai fait comme toi. Mon père avait fait comme moi : c’est notre loi. Mais je te hais !

Julian desserra ses doigts pour prendre la clé. Le colonel essaya de parler encore. Il ne put.

L’agonie le tenait.

Sur un signe de lui, Julian se pencha, espérant une révélation. Son attente ne fut pas trompée.

Son oreille, qu’il colla aux lèvres du mourant, perçut ces mots, exhalés avec le dernier râle :

— Vincent Carpentier n’est pas mort !

Vincent ne put saisir ces paroles, mais il les devina peut-être, car ses doigts étreignirent avec plus de force le manche du couteau qu’il tenait à la main.

Il avait tout vu par un étroit interstice du rideau.

Malgré les liens qui l’entravaient, il comptait vendre chèrement sa vie.

L’horreur de ce spectacle si bizarre dans son atrocité avait, il faut bien le dire, glissé sur lui dans une certaine mesure, parce qu’il était gardé par son idée fixe, concentrée, exaspérée jusqu’à cette intensité spasmodique qui produit l’insensibilité.

Il lui semblait, au fond de l’engourdissement où plongeait sa pensée, que ces choses terribles devaient arriver nécessairement, inévitablement.

C’était la fatalité de l’or.

L’or était là tout près qui expliquait le crime comme eût pu le faire l’ivresse poussée jusqu’au délire ou la folie furieuse.

Quand le vieillard eut cessé de respirer, la chambre s’emplit de silence.

Le comte Julian s’était relevé. Il resta un instant immobile, couvrant d’un regard froid le cadavre de son aïeul.

Aux fenêtres, les premières lueurs de l’aube mettaient leurs nuances grises.

Les regards du comte Julian, quittant le mort, allèrent au lambris qui lui faisaient face et rencontrèrent le portrait pendu à la muraille.

C’était, nous le savons, le portrait du colonel lui-même, dans sa jeunesse.

La lumière de la lampe touchait cette face blanche et glabre qui semblait sortir du fond sombre de la toile.

Il y avait une glace au-dessus de la console. Le regard de Julian pouvait y rencontrer sa propre image éclairée comme le portrait et tranchant sur le noir.

Il sourit et dit :

— C’était lui, mais c’est moi. Nous sommes le phénix, immortel malgré la mort. Nous ne succédons pas, nous continuons, et notre existence non interrompue, passe à travers le temps comme une chaîne d’acier.

Il se retourna lentement pour contempler l’autre portrait, la tête de vieillard qui pendait à l’autre muraille.

Il ajouta :

— C’était encore lui, mais tout à l’heure, ce sera moi. Avant d’être lui c’était son père. Après moi, ce sera mon fils, — si je ne sais pas me garder contre son poignard !

Depuis quelques instants, Vincent Carpentier avait recouvré assez de sang-froid pour concevoir la pensée de se débarrasser de ses liens à bas bruit.

Il avait une main libre, et cette main tenait un couteau bien affilé.

Mais au moment où il attaquait avec des précautions infinies, la corde qui retenait encore son bras gauche, le comte Julian fit un mouvement et prêta l’oreille.

Vincent s’arrêta aussitôt, et Julian, croyant s’être trompé, retomba dans sa rêverie.

— Ceux de notre race, murmura-t-il, devraient étouffer leurs enfants dès le berceau. J’ai laissé fuir autrefois Zorah, la Gitanille, avec la petite créature qui pendait à sa mamelle. J’étais si jeune ! j’avais pitié. La créature doit avoir grandi. Elle est derrière moi maintenant, comme j’étais derrière celui qui gît là sur le plancher.

Tout cela était dit de ce ton froid et réfléchi que prendrait un marchand pour calculer avec lui-même les chances d’une affaire courante, avant de se coucher.

En songeant, Julian roulait une cigarette qu’il alluma à la flamme de la lampe.

Vincent, dont le couteau attaquait de nouveau ses liens, s’arrêta pour la seconde fois en entendant son nom prononcé.

Le comte Julian disait :

— Et ce Vincent Carpentier n’est pas mort ! Et les maîtres de la Merci, les Habits-Noirs qui s’appellent aujourd’hui les Compagnons du Trésor, unis dans leur éternelle conjuration, vont m’entourer, moi, le maître des maîtres, comme des prétoriens révoltés ? Tout n’est pas rose, dans ce premier jour de mon règne. Ceux qui m’ont précédé avaient un talisman : le trésor dont ils possédaient seuls le secret les protégeait comme une armure magique et impénétrable. Moi, je n’ai pas le secret, je n’ai pas le trésor. Cette clé inutile que le Père a mise dans ma main est une dérision…

— Si je l’avais, cette clé, pensa Vincent dont la poitrine se gonfla sous l’effort d’un prodigieux désir, c’est moi qui serais le Maître ! Je rendrais au Bien ces richesses incalculables entassées par le Mal. Je m’égalerais à Dieu, car, d’une main, je détruirais l’impure armée du crime, de l’autre, je répandrais sur toutes les misères de ce monde, mon opulence, comme un inépuisable flot de bienfaits !

Et la lame de son couteau mordit la corde.

C’est toujours comme dans l’amour, dont l’éloquence ne croit jamais mentir. Ils sont sincères, ces fiancés de l’or ; ils sont généreux ; leur rêve entasse monts et merveilles.

Ils voient passer devant leurs yeux éblouis la cohue des misérables qu’ils vont rendre heureux. Cela coûte si peu !

Mais, comme dans l’amour aussi, la possession tue et damne. Ces cœurs, si larges hier, se racornissent le lendemain.

Quand le comte Julian jeta sa cigarette brûlée, Vincent avait tranché à moitié la corde qui liait son bras gauche à ses flancs.

Il dut interrompre encore son travail parce que le parricide s’approchait de l’alcôve.

Julian vint jusqu’aux rideaux et regarda le lit.

Vincent appuya contre son cœur le manche du poignard sur lesquels ses doigts se crispaient violemment.

Il ne pouvait pas bouger, mais le parricide pouvait faire un pas de plus.

Un seul. Cela aurait suffi pour le mettre à portée du couteau.

Julian avait la clé. — Il était sans défiance. — Vincent voyait déjà le couteau enseveli dans sa poitrine, tout entier : manche et lame.

Il frappait par avance. Il avait l’ivresse de ce coup véhément, horrible ; il voyait, il élargissait l’énorme blessure d’où le sang s’élançait comme un jet de rubis…

Vincent, vous savez, cet honnête garçon qui, en toute sa vie, n’avait pas commis une action mauvaise ! Ce serait trop peu de dire que l’idée d’assassiner ne l’arrêtait pas.

L’homme saoulé par les fumées de l’or ne procède pas ainsi dans ses rêves.

Il faut dire, pour être vrai, que l’idée d’assassiner transportait le cerveau de Vincent et faisait voluptueusement tressaillir toutes les fibres de son être.

Mais le pas qui restait à faire était aussi large qu’un abîme.

Il y avait pour Vincent impossibilité absolue de le franchir.

Et le comte Julian ne le fit pas.

Le comte Julian songeait, calculait, dressait le bilan de sa situation présente avec un admirable sang-froid. Sa première parole fut celle-ci, et certes, elle ne dut point calmer la fièvre de l’architecte.

— Vincent Carpentier ! dit-il, résumant sans doute les pensées agitées en lui pendant le silence qui venait d’avoir lieu. S’il est vivant, tant mieux ! avant de le tuer, je lui arracherai le secret !