Les Confessions (Tolstoï)/11

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 85-89).
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XI

Me rappelant combien ces mêmes croyances me rebutaient et me paraissaient stupides quand elles étaient confessées par des gens qui vivaient contrairement à elles, et combien elles m’attiraient et me paraissaient raisonnables quand je voyais qu’elles étaient le fondement de la vie des hommes, je compris pourquoi j’avais rejeté alors ces croyances, pourquoi je les avais trouvées absurdes, tandis que maintenant je les acceptais et les trouvais pleines de raison. Je compris que je m’étais égaré, et comment. Je m’étais égaré non pour avoir jugé faussement, mais pour avoir mal vécu. Je compris que la vérité m’avait été cachée moins par l’erreur de ma pensée que par ma vie elle-même, que j’avais placée dans des conditions exclusivement épicuriennes : la satisfaction de la chair. Je compris que ma question : Qu’est-ce que la vie ? Et la réponse : le mal, étaient parfaitement correctes. Il était seulement inexact de rapporter à la vie, en général, une réponse qui ne se rapportait qu’à moi seul. Je me demandais ce qu’était ma vie, et je recevais pour réponse : un mal, une stupidité.

Et en effet, ma vie, une vie de plaisir, de luxe, était stupide et mauvaise. C’est pourquoi la réponse : La vie est un mal et une stupidité, ne se rapportait qu’à ma vie propre et non à la vie humaine, en général. Je compris cette vérité, que je trouvai ensuite dans l’Évangile : que les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière parce que leurs actes étaient mauvais. Celui qui commet de mauvaises actions fuit la lumière et ne marche pas vers la lumière, afin que ses actes ne soient point dénoncés. Je compris que, pour saisir le sens de la vie, il faut avant tout que la vie ne soit pas insensée et mauvaise, alors la raison pourra le découvrir. Je compris pourquoi j’avais tourné si longtemps autour d’une vérité si évidente, et que si l’on veut penser à la vie de l’humanité, en parler, il faut penser et parler de la vie de l’humanité et non de la vie de quelques parasites humains. Cette vérité a toujours été aussi incontestable que 2 et 2 font 4 ; mais je ne la reconnaissais pas, car ayant admis que 2 et 2 font 4, j’aurais dû reconnaître aussi ma méchanceté. Or, me sentir bon était plus nécessaire et plus important pour moi que de reconnaître que 2 et 2 font 4. J’aimai les hommes bons ; je me détestai. Je reconnus la vérité. Dès lors tout devint clair pour moi.

Qu’arriverait-il, si un bourreau qui passe sa vie à martyriser, à couper les têtes, si un ivrogne invétéré, ou un fou enfermé pour toute sa vie dans une cellule obscure qu’il a souillée de ses ordures, et d’où il pense sortir, se demandaient ce que c’est que la vie ?

Évidemment, ils ne pourraient se faire d’autre réponse que celle-ci : « La vie est un très grand mal ». Et cette réponse du fou serait parfaitement juste, mais uniquement pour lui. Suis-je un fou semblable ? Nous tous, hommes riches et oisifs, sommes-nous des fous aussi ? Et je compris qu’effectivement nous sommes des fous pareils ; moi, sûrement, j’étais un fou.

L’oiseau est organisé de telle façon qu’il doit voler, amasser sa nourriture, construire son nid ; et lorsque je le vois accomplir ces différents actes, je me réjouis avec lui. La chèvre, le lièvre, le loup existent pour se nourrir, se reproduire, élever leur famille ; et quand ils font cela, je suis sûr qu’ils sont heureux et que leur vie est raisonnable. Que doit donc faire l’homme ? De même, il doit se soucier de sa vie comme les animaux, avec cette différence qu’il périra s’il ne pense qu’à lui seul. Il doit se soucier non seulement de soi mais de tous. Et quand il le fait, j’ai la conviction qu’il est heureux et que sa vie est raisonnable. Qu’avais-je donc fait, moi, pendant toute ma vie consciente, pendant trente ans ? Non seulement je n’avais pas eu souci de la vie des autres, je n’avais pas même eu souci de la mienne. Je vivais en parasite, et, m’étant demandé pourquoi je vivais, je recevais la réponse : pour rien.

Si le sens de la vie humaine est de travailler pour la gagner, moi qui, pendant trente années, m’étais occupé non à soutenir la vie mais à la détruire en moi et chez les autres, comment pouvais-je recevoir une autre réponse que celle-ci : ma vie était un non-sens et un mal. Elle était, en effet absurde et méchante.

La vie de l’univers s’accomplit par la volonté de quelqu’un, qui fait servir cette vie de l’univers et nos vies à une œuvre quelconque, qui est la sienne. Pour avoir l’espoir de comprendre cette volonté, il faut, avant tout, s’y soumettre, faire ce qu’on exige de nous. Si je ne fais pas ce qu’on exige de moi, je ne comprendrai jamais ce qu’on me demande, et, d’autant moins, ce qu’on exige de nous tous et de l’univers. On prend au premier carrefour venu un mendiant nu, affamé, on l’amène à un endroit couvert d’un splendide bâtiment. Après l’avoir nourri et vêtu, on lui fait mouvoir de haut en bas un morceau de bois quelconque.

Il est évident qu’avant de chercher pourquoi on l’a amené là, pourquoi il lui faut manœuvrer ce morceau de bois, si l’installation de tout cet édifice est raisonnable ? le mendiant doit d’abord faire mouvoir le morceau de bois. S’il exécute ce mouvement, il comprendra que ce morceau de bois active une pompe, que la pompe fait monter l’eau, que l’eau coule dans le jardin. Ensuite, on l’éloignera du puits couvert, et on le mènera à un autre endroit, pour une autre besogne : il cueillera des fruits, il comprendra la joie de son maître. Passant d’une besogne inférieure à une besogne supérieure, comprenant de mieux en mieux l’agencement de tout cet établissement, y participant, il ne demandera plus pourquoi il est ici et ne fera pas de reproches à son maître.

C’est ainsi que les hommes simples, les ouvriers, les ignorants, ceux que nous traitons comme des animaux, ne reprochent rien à leurs maîtres dont ils exécutent la volonté. Nous autres, les sages, au contraire, nous mangeons tout ce qui appartient au maître et nous ne faisons pas ce qu’il nous demande. Au lieu de cela, nous nous asseyons en rond et commençons à ergoter : « Pourquoi faut-il manier le morceau de bois ? C’est absurde ! » Et nous arrivons à la conclusion que le maître est stupide ou qu’il n’existe point, et que nous seuls sommes intelligents. Mais, en même temps, nous sentons que nous ne valons rien, et qu’il faut, d’une manière ou d’une autre, nous débarrasser de nous-mêmes.