Les Confessions (Tolstoï)/15

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 19p. 109-115).
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XV

Combien de fois enviai-je aux paysans leur ignorance, leur incapacité de lire et d’écrire ! Dans ces articles de foi qui pour moi n’avaient aucun sens, eux ne voyaient rien de mensonger. Ils pouvaient les accepter, croire en la vérité, en cette vérité à laquelle je croyais. Seulement pour moi, malheureux, il était clair que cette vérité était liée par un fil des plus fins au mensonge, et que je ne pouvais l’accepter sous une telle forme. Je vécus ainsi durant trois ans. Au commencement, — alors qu’en pénitent, je ne pénétrais que peu à peu la vérité, me guidant seulement par l’instinct et me dirigeant du côté où le ciel me paraissait le plus clair — ces contradictions me frappaient moins. Quand je ne comprenais pas quelque chose, je me disais : « C’est ma faute, c’est moi qui suis mauvais. » Mais plus je me pénétrais de ces vérités que j’apprenais, et plus elles devenaient la base de ma vie, plus ces contradictions devenaient pénibles, sensibles, et la démarcation qui existait entre ce que je ne comprenais pas parce que je ne savais pas comprendre et ce qu’on ne pouvait comprendre autrement qu’en se mentant à soi-même, devenait d’autant plus nette.

Malgré ces doutes et ces souffrances, je tenais encore à l’orthodoxie. Mais parurent les problèmes de la vie qu’il fallait résoudre, et leurs solutions par l’Église, contraires aux principes mêmes de cette religion dont je vivais, m’obligèrent à renoncer complètement à la possibilité de toute communion avec l’orthodoxie. Ces problèmes étaient :

1o Le rapport de l’Église orthodoxe avec les autres Églises, avec le catholicisme et ce qu’on appelle les schismes. À cette époque l’intérêt que je portais à la foi m’avait rapproché des croyants de diverses confessions : des catholiques, des protestants, des vieux-croyants, des Molokhanes et d’autres. Parmi eux je rencontrais beaucoup de personnes moralement très supérieures, et vraiment croyantes. Je désirais être leur frère. Eh quoi ! La doctrine qui me promettait de nous unir tous par une seule foi, un seul amour, cette même doctrine, par la bouche de ses meilleurs représentants, me disait que toutes ces personnes vivaient dans le mensonge, que ce qui leur donnait la force de vivre n’était que la tentation du diable, que nous seuls possédions la seule vérité possible !

Je remarquai que les orthodoxes tenaient pour hérétiques tous ceux qui n’avaient pas la même croyance qu’eux ; de même que les catholiques et les autres comptaient comme hérétiques ceux qui appartenaient à l’orthodoxie. Je remarquai aussi qu’envers tous ceux qui ne confessaient pas la foi par les mêmes signes extérieurs, par les mêmes paroles, l’orthodoxie se montrait hostile, bien qu’elle essayât de le cacher.

En effet : 1o Affirmer que tu es dans le mensonge tandis que je suis dans la vérité, c’est la parole la plus cruelle qu’un homme puisse dire à un autre ; 2o et l’homme qui aime ses enfants et ses frères ne peut pas ne point se montrer hostile envers des gens qui veulent convertir ses enfants et ses frères à une religion mensongère. Et cette hostilité augmente avec une connaissance plus profonde de la religion.

Quant à moi, qui plaçais la vérité dans l’unité de l’amour, je fus frappé de ce fait que la religion elle-même détruisait ce qu’elle devait produire.

Ce fait est surtout frappant pour nous, hommes instruits, qui avons vécu dans un pays où l’on confesse diverses religions et qui avons vu cette négation méprisante, cette confiance inébranlable qu’affectent les catholiques à l’endroit des orthodoxes et des protestants ; les orthodoxes, envers les catholiques et les protestants ; les protestants envers les deux autres, ainsi que les vieux-croyants et les gens de toute autre religion. On remarque ce fait dès le premier moment. On se dit : il n’est pas possible qu’ils ne voient pas ce qui est si simple, que si deux affirmations se nient l’une l’autre, alors ni l’une ni l’autre ne renferme cette vérité unique, qui doit constituer la foi. Il y a là quelque chose, une explication quelconque s’impose.

Ayant pensé cela, je me mis à chercher cette explication. Je lisais tout ce que je pouvais sur ce sujet ; je consultais tous ceux que je pouvais, et je ne recevais aucune explication, si ce n’est celle des hussards de Soumi qui croient que leur régiment est le premier du monde, tout comme les uhlans jaunes croient que le premier régiment du monde est celui des uhlans jaunes. Les prêtres des diverses confessions, les meilleurs d’entre eux, ne purent me dire qu’une chose : qu’ils se croyaient dans la vérité et que les autres étaient dans l’erreur ; et tout ce qu’ils pouvaient c’était de prier pour ceux-ci. J’allais voir les évêques, les archevêques, les vieux moines, je les interrogeais, mais aucun ne pouvait m’expliquer cette étrangeté. Un seul m’expliqua tout, mais d’une telle manière que je ne demandai plus rien à personne.

J’ai déjà dit que pour tout incrédule qui se convertit à la foi (et toute notre jeune génération subit cette conversion), la première question qui se pose est celle-ci : Pourquoi la vérité n’est-elle pas dans le protestantisme, ou le catholicisme, mais dans l’orthodoxie ? On lui apprend au lycée, il ne peut donc l’ignorer comme les paysans, que les protestants et les catholiques affirment de la même manière la vérité unique de leur foi. Les preuves historiques, que chaque confession interprète en sa faveur, sont insuffisantes. Ne peut-on pas, disais-je, comprendre la doctrine d’une façon assez élevée, afin que disparaissent toutes ces divergences, pour le vrai croyant ? Ne peut-on pas aller plus loin dans la voie que nous suivons avec les vieux-croyants ? Ils affirmaient que la croix, les alléluias, la façon de marcher autour de l’autel sont autres chez nous. Nous leur avons dit : Vous croyez au symbole de Nicée, aux sept sacrements, nous y croyons aussi, Eh bien ! Tenons-nous donc à cela, et pour le reste, faites comme vous voudrez. Nous nous sommes réunis à eux parce que nous avons placé ce qui est essentiel dans la religion plus haut que tout le reste. Ne peut-on pas dire de même aux catholiques : Vous croyez à ceci et à cela, au principal ; quant au Filio que et au pape, faites comme vous voudrez. Ne peut-on pas dire la même chose aux protestants, en tombant d’accord sur le principal ?

Mon interlocuteur acquiesça à ma pensée, mais il m’objecta que de telles concessions donneraient lieu à des reproches envers le pouvoir spirituel, s’il s’écartait ainsi de la religion des ancêtres ; qu’il se produirait un schisme, tandis que le devoir spirituel était de maintenir dans toute sa pureté la religion orthodoxe grecque, qui lui a été transmise.

Et je compris tout.

Je cherche la foi, la force de la vie ; eux, cherchent le meilleur moyen d’accomplir devant les hommes certaines obligations humaines. Et, accomplissant des œuvres humaines, ils les accomplissent en hommes. Ils ont beau parler de leur pitié pour les frères égarés, des prières qu’ils adressent pour eux au Très-Haut, pour accomplir des œuvres humaines, la violence est toujours nécessaire ; elle a été et sera toujours appliquée. Si deux religions se croient dans le vrai, et se tiennent réciproquement pour fausses, alors, afin d’attirer les hommes vers la vérité, elles prêcheront leur doctrine. Si la doctrine mensongère est prêchée aux fils inexpérimentés de l’Église qui croit posséder la vérité, alors cette Église doit brûler le faux livre, et écarter celui qui séduit ses enfants. Que peut-on faire de ce sectaire qui se consume dans une foi mensongère, d’après l’opinion de l’orthodoxie, et qui, en ce qu’il y a de plus grave dans la vie, en la religion, tente les fils de l’Église ? Que faire de lui sinon lui couper la tête ou l’enfermer ?

Du temps d’Alexis Mikhaïlovitch, on brûlait ces hommes sur des bûchers, c’est-à-dire qu’on leur appliquait le plus grand châtiment de cette époque. De nos jours on applique aussi l’extrême mesure : on enferme dans une cellule.

Et je portai mon attention sur ce qu’on fait au nom de la religion. Je demeurai terrifié, et renonçai presque complètement à l’orthodoxie.

Le second rapport entre l’Église et les questions de la vie c’est la façon dont elle envisage la guerre et la peine de mort.

À cette époque, la Russie était précisément en guerre. Les Russes, au nom de l’amour du Christ, se mirent à tuer leurs frères. Il était impossible de ne pas penser à cela. On ne pouvait point ne pas voir que le meurtre est un mal contraire aux bases les plus fondamentales de toute religion. Et en même temps, dans les églises on priait pour le succès de nos armes ; les docteurs de la foi reconnaissaient ce meurtre comme une œuvre découlant de la religion, et non seulement les meurtres commis à la guerre, mais ceux que l’on commit lors des troubles qui suivirent. Je vis des membres du clergé, des moines, des pèlerins, approuver le meurtre de jeunes gens égarés, abandonnés. Je portai mon attention sur tout ce que faisaient des hommes confessant le christianisme, et je fus horrifié.