Les Confessions d’un révolutionnaire/XIX

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XIX


16 AVRIL :


EXPÉDITION DE ROME.


Mes lecteurs ont remarqué peut-être que les dates révolutionnaires de 1849 correspondent presque jour par jour à celles de 1848, offrant de plus avec celles-ci une opposition surprenante.

En janvier et février 1848, c’est la querelle parlementaire de l’opposition Barrot avec le ministère Guizot-Duchâtel. — En janvier et février 1849, nous retrouvons dans le Gouvernement la même lutte de prérogatives. Seulement, le rôle du personnage principal est changé. La première fois il combattait contre le gouvernement ; la seconde il combat pour le gouvernement

Le 21 mars 1849 offre une pareille coïncidence avec le 17 mars 1848. Ici, le parti démocratique vient couvrir de sa protection le pouvoir ; les clubs, à la nouvelle que le Gouvernement provisoire est menacé, envoient pour le secourir une manifestation de 150,000 hommes. — En 1849, le pouvoir organise la persécution contre la démocratie, et veut porter atteinte au droit de réunion ; il attaque les clubs. Aussitôt le parlement vient en aide aux citoyens ; l’Assemblée nationale s’arrête un moment dans la voie de réaction où elle s’est engagée : la crainte du peuple fait reculer le gouvernement.

Même rapport de signification et d’analogie pour le 16 avril. Le 16 avril 1848, la démocratie socialiste presse le Gouvernement provisoire de réaliser l’idée révolutionnaire ; — le 16 avril 1849, le gouvernement de Louis Bonaparte organise une expédition contre cette idée. Trente mille hommes pour rétablir la Papauté : voilà, à un an de date, la réponse à la pétition du Luxembourg.

Nous retrouverons pareillement les dates de mai et de juin, et, ce qui paraîtra encore plus étrange, nous verrons les revirements de Louis Bonaparte former une sorte de compensation à ceux de Cavaignac. Quand les événements s’engendrent, s’échelonnent, se compensent avec cette précision presque mathématique, ne faut-il pas conclure que la liberté a ses lois comme la matière, et que la pensée humaine peut, avec un légitime orgueil, aspirer à remplacer dans le gouvernement du monde les deux puissances qui se sont jusqu’ici partagé l’adoration des mortels, la Providence et le Hasard ?

Décidément, la réaction sert de relai à la révolution, et prend la place des démocrates. Odilon Barrot, Léon Faucher, le doctrinaire et le malthusien, ont fait leur œuvre : M. de Falloux, le jésuite, va entrer en scène.

Tout a été dit, au point de vue politique, sur l’affaire de Rome. Les faits sont connus. Les pièces sont entre les mains de tout le monde : les résultats nous arrivent chaque jour plus honteux et plus déplorables.

Il reste à expliquer le sens philosophique et révolutionnaire de cette expédition, que la Montagne a combattue, que j’ai combattue moi-même, et contre laquelle je proteste encore de toute l’énergie de ma pensée, parce que l’homme qui pense ne doit jamais se soumettre à la fortune ; mais qui, dans le travail de décomposition que rendaient nécessaire et nos préjugés traditionnels et nos hésitations présentes, était devenue la seule manière de faire avancer les choses.

La guerre faite à la République romaine est le coup de grâce que le principe d’autorité s’est porté à lui-même par la main de Louis Bonaparte. — Est-ce donc que la métempsycose serait une vérité ? Faut-il croire, ainsi qu’aucuns l’assurent, que les âmes des morts revivent dans leurs descendants et successeurs, pour continuer le bien qu’elles ont fait durant leur précédente existence ou pour en réparer le mal ? C’est un Bonaparte qui fut, au commencement du siècle, la personnification la plus haute de l’autorité ; c’est un Bonaparte qui en devient, cinquante ans après, la plus éclatante négation. Encore une fois, est-ce hasard ou mystère ?...

J’ai rapporté de quelle manière le Gouvernement, tombé entre les mains de Louis Bonaparte, avait commencé de se démolir, d’abord par la proposition Râteau, ensuite par le projet de loi sur les clubs. Il est utile de faire ressortir la formule contenue dans chacun de ces actes, qui ont été comme les prémisses d’un syllogisme dont la conclusion finale devait être l’expédition de Rome.

1. Proposition Râteau. — La séparation des pouvoirs, dit la Constitution, est la condition de tout gouvernement. Nous avons vu en effet que, sans cette séparation, le gouvernement est dictatorial et despotique : c’est là un fait définitivement acquis à la science politique, et passé en théorie. Mais avec la séparation des pouvoirs le gouvernement est caduc ; le législatif et l’exécutif sont nécessairement en conflit ; dès qu’ils fonctionnent, ils travaillent réciproquement à s’user : comme une paire de meules qui, tournant l’une sur l’autre, se réduiraient bientôt en poussière si la violence du tourbillon ne les faisait auparavant voler en éclats. Sept fois au moins depuis soixante ans nous avons vu tantôt le pouvoir exécutif expulser le législatif, tantôt le législatif destituer l’exécutif. Il semblait après Février que l’expérience dût paraître suffisante, et que l’on n’eût rien de mieux à faire à l’avenir que de renoncer à ce mécanisme. Mais, pour la grande majorité des esprits, la question était encore douteuse. Il fallait un dernier essai, qui, résumant toutes les expériences antérieures, pût se réduire en une formule simple, capable de se graver, comme un aphorisme, dans la mémoire du peuple.

Or, voici cette formule :

Majeure. — Ou le despotisme, ou le dualisme.

Mineure. — Or, le despotisme est impossible, le dualisme encore impossible.

Conclusion. — Donc le gouvernement est impossible.

La proposition Râteau et la journée du 29 janvier ne sont pas autre chose que la mise en scène de ce syllogisme.

En demandant à l’Assemblée Constituante de se retirer devant le Président, M. Barrot et ses amis signalaient à tous les yeux l’antagonisme constitutionnel. C’était comme s’ils eussent dit au Peuple : Oui, la séparation des pouvoirs est la première condition d’un gouvernement libre. Mais cette séparation ne doit pas se prendre à la rigueur ; il faut que l’un des deux pouvoirs se subordonne à l’autre, sans quoi ils se dévoreront tous deux. C’est pour cela que nous demandons que la Constituante résigne ses Pouvoirs, et fasse place à une Législative mieux disposée à suivre les inspirations du Président.

Sous la Charte, qui, de même que la Constitution de 1848, posait en principe la séparation des pouvoirs, il était admis et passé en coutume, que le Roi devait choisir ses ministres dans la majorité, sauf à faire tous ses efforts pour obtenir des électeurs une majorité soumise. C’était une manière de se soustraire aux conséquences de la séparation. Sous la Constitution de 1848, le Président étant responsable, électif, nommé par tous les citoyens, on jugea, au rebours de ce qui se passait sous la Charte, que c’était à la majorité d’appuyer le Président, non au Président de s’appuyer sur la majorité : conséquence parfaitement logique, mais qui met à nu la contradiction et le péril de l’Autorité.

2. Loi sur les Clubs. — Les faits sont la manifestation des idées. De même que pour connaître les lois de la nature, il suffit d’en observer les phénomènes ; de même, pour pénétrer la pensée intime d’un gouvernement, et prédire sa destinée, il ne s’agit que d’analyser ses actes. La proposition Râteau, en nous montrant l’antagonisme dans le Pouvoir, nous a fait pressentir sa dissolution future ; la loi sur les clubs, en nous dévoilant l’antagonisme entre le Pays et le Pouvoir, change ce pressentiment en probabilité.

La séparation des pouvoirs est l’essence de la Constitution ; l’accord de l’autorité et de la liberté est son objet. Depuis 1790, les partisans du système constitutionnel se sont surtout occupés de cet accord : chacune de nos constitutions, même celle de 93, a été un essai d’application de leur théorie. Tous ont prétendu successivement avoir résolu le problème, et tous ont successivement échoué à l’œuvre. Les auteurs de la Charte de 1830 s’étaient surtout flattés de donner cette solution, et si l’expérience n’avait pas, cette fois plus que les autres, confirmé la théorie, c’était, affirmait l’opposition Barrot, la faute de la couronne et de ses ministres, qui, par une collusion déloyale, faussaient l’institution ; c’étaient, au dire des jacobins, la dualité des chambres, la prérogative monarchique, le privilége électoral, qui en étaient cause.

Pour que l’expérience fût décisive, il fallait donc qu’elle réunît toutes les conditions exigées à la fois par les doctrinaires et les jacobins.

Or, comme la société, dans sa marche progressive, épuise d’ordinaire toutes les transitions et n’admet guère d’enjambements, il devait arriver, d’un côté, que la Constitution fût modifiée au sens des jacobins, de l’autre, que le pouvoir fût donné aux hommes de l’opposition doctrinaire, afin que l’on sût à quoi s’en tenir sur la devise adoptée jusqu’à ce jour par tous les partis : Accord de la Liberté et du Pouvoir.

On observera peut-être que l’épreuve fournie par la Constitution de 1848 ne peut être regardée comme décisive, attendu que la Constitution n’est point absolument telle, avec son Président et sa Chambre unique, que l’eussent voulue chacun de leur côté les montagnards et les doctrinaires.

Mais cette observation ne saurait être admise. Ce qui constitue l’autorité dans une société, suivant la véritable acception du mot ; ce qui réalise le pouvoir et qui fait l’essence de la monarchie elle-même, c’est bien moins, comme nous l’avons vu à propos de la Constitution, la personnalité du gouvernement, que le cumul des attributions. Or, en quoi ce cumul serait-il diminué, en quoi la constitution monarchique du pouvoir serait-elle altérée et la démocratie plus réelle, parce que Louis Bonaparte aurait quitté le fauteuil, et qu’il ne resterait à la tête du pouvoir exécutif que M. Barrot, avec le conseil des ministres, l’un et l’autre à la nomination de l’Assemblée ? Avec la majorité de l’Assemblée législative pour souverain et M. de Falloux pour ministre, la guerre contre la République romaine, indiquée d’avance par la sotte piété du général Cavaignac envers le pape, en fût-elle moins devenue une politique de nécessité pour la réaction?... Quant à la dualité des Chambres, comme elle n’a d’autre objet que de servir de contrôle, et, au besoin, de faire cesser les conflits entre les pouvoirs, en départageant les volontés, le parti Barrot serait aujourd’hui mal fondé à arguer de l’absence d’une Chambre haute, attendu que c’est lui qui gouverne et qu’il a la majorité.

La Constitution de 1848, avec la présence aux affaires de l’ancienne opposition, réunit donc toutes les conditions de sincérité et d’évidence désirables : l’épreuve, il faut l’espérer, sera définitive.

Eh bien! le résultat de cette épreuve, la journée du 21 mars nous l’a fait connaître : c’est que le gouvernement, contradictoire dans son essence, est encore en contradiction avec son objet, avec la liberté. Mise en demeure de fournir sa solution, l’Opposition dynastique nous a répondu, par la bouche de Léon Faucher, comme les républicains de la veille l’avaient fait par la bouche de M. Marie : Nous nous sommes trompés ! Les institutions républicaines, la liberté de la presse, le droit d’association et de réunion dépassent la mesure du pouvoir. Il faut imposer des limites à la liberté, sans quoi le gouvernement ne saurait répondre de l’ordre !

Le dilemme s’est donc resserré, la formule est devenue plus énergique :

Ou point de liberté,

Ou point de gouvernement.

Tel est le sens de la loi sur les clubs et de la dernière loi sur la presse.

Ainsi, le gouvernement du 10 décembre n’existe que comme démonstration révolutionnaire, comme réduction à l’absurde du principe d’autorité. Chaque pas qu’il fait est un argument qu’il adresse à la liberté : « Tue-moi, ou je te tue, » lui dit-il. — Maintenant, nous allons le voir généraliser la formule régnicide, en invoquant contre la liberté qui le poursuit sa dernière espérance, le droit divin, en se réfugiant dans son dernier asile, la papauté.

3. Expédition de Rome. — De temps immémorial, l’État avait tendu à se rendre indépendant de l’Église. Le temporel avait fait schisme avec le spirituel ; les rois, ces premiers révolutionnaires, avaient souffleté le pape de leur gantelet de fer. Ils comptaient ne plus relever que de leur droit et de leur épée : ne comprenant pas que le droit monarchique est la même chose que le droit canonique, dont le souverain juge est le pape, et que le droit du glaive n’est autre chose que le droit d’insurrection, dont le souverain juge est le peuple. La liberté parlait au pape par la bouche des rois, en attendant qu’elle parlât au roi par la bouche des esclaves. La royauté s’insurgeant contre la papauté, commença dès lors de marcher à sa perte. Le droit divin étant le seul que les rois pussent invoquer en faveur de leur prérogative, la désobéissance au pape mettait de fait le roi en interdit, déliait les sujets du serment de fidélité, et si le roi entreprenait de les soumettre par la force, les sujets avaient le droit de lui courir sus et de l’occire. Ainsi l’avaient décidé les casuistes, longtemps avant que les républicains de 1688 et 1793 missent en pratique leurs leçons.

Le schisme existait donc depuis des siècles entre l’autel et le trône, au grand dommage de l’Église et de la monarchie, mais au grand profit des peuples, dont l’émancipation y trouvait sans cesse de nouvelles forces. Au xvie siècle, une conjuration s’organisa pour arrêter les progrès de l’esprit nouveau. La compagnie de Jésus fut fondée pour ramener, par la prédication et l’enseignement, les rois et les peuples à l’autorité papale, et pour concilier, autant que possible, les progrès et les besoins du siècle avec les droits sacrés et indéfectibles du vicaire de Jésus-Christ. Mais bientôt l’école puritaine de Jansénius vint démasquer la tactique des enfants de Loyola. Un peu plus tard, parurent à la fois Voltaire et l’Encyclopédie, avec le marquis de Pombal et le pape Clément XIII, qui, faisant expulser les jésuites de la plupart des États de l’Europe, rendirent dès lors la scission presque sans remède. La constitution civile du clergé, faisant ensuite l’Église salariée de propriétaire qu’elle était autrefois, et la reléguant dans la métaphysique du culte et du dogme, ôta toute réalité à sa puissance. Les ordonnances contre les jésuites, qui parurent sous Charles X, contresignées par un évêque, furent la consécration du schisme gallican, posé un siècle et demi auparavant par Bossuet. Enfin, la révision de la Charte en 1830, où la religion catholique perdit son titre de religion de l’État, et fut déclarée simplement religion de la majorité des Français, consomma la séparation du temporel et du spirituel, ou, pour parler plus juste, l’anéantissement de celui-ci.

L’Église ainsi humiliée, le principe d’autorité était frappé dans sa source, le pouvoir n’était plus qu’une ombre, l’État une fiction. Chaque citoyen pouvait demander au gouvernement : Qui es-tu pour que je te respecte et que je t’obéisse ? Le socialisme ne faillit pas à montrer cette conséquence ; et quand, à la face de la monarchie, la main étendue sur une charte qui niait l’Évangile, il osa se dire Anarchiste, négateur de toute autorité, il ne fit que tirer la conséquence d’un raisonnement qui se déroulait depuis des milliers d’années, sous l’action révolutionnaire des gouvernements et des rois.

Le moment est donc venu pour les puissances de l’Europe, ou de s’abjurer elles-mêmes devant l’interrogation des citoyens, ou de rappeler les jésuites et de restaurer le pape. Qui l’emportera de la Révolution ou de l’Église ? La dernière heure a sonné ; la tempête qui doit emporter le saint-siége et le trône se lève mugissante. L’éternel dilemme se serre de plus en plus, et se pose dans son inexorable profondeur :

Ou point de papauté,

Ou point de liberté.

C’est en ces termes mêmes que la question s’était produite à l’Assemblée constituante, dans la séance mémorable du 20 février 1849.

Le citoyen Ledru-Rollin. — « Un fait capital, qui laissera une longue trace dans l’histoire, vient de s’accomplir en Italie. La République vient d’y être proclamée : le pouvoir temporel des papes y a été frappé de déchéance. C’est là, pour les amis de la liberté, une bonne nouvelle. » (Rumeurs et réclamations.)

L’orateur dénonce ensuite le projet d’intervention que les bruits de bourse attribuent au gouvernement, et demande « Si c’est pour ou contre la République romaine, pour ou contre le rétablissement de la puissance temporelle du pape que le ministère se propose d’intervenir. »

Le citoyen Drouyn de Lhuys, ministre des affaires étrangères. — « Le gouvernement n’admet pas de solidarité entre la République française et la République romaine... Ceci posé, je dis que la question est fort délicate, parce qu’elle présente la nécessité de la conciliation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Depuis qu’il y a dans le monde des âmes et des corps, c’est là le grand problème qu’on a cherché à résoudre. C’est la solution de ce problème que nous chercherons avec bonne foi, et avec le désir d’arriver à un heureux résultat. »

Le citoyen Ledru-Rollin. — « Il ne s’agit pas de concilier le temporel et le spirituel ; il s’agit de les séparer. Votre conciliation n’est qu’un cumul, c’est la confiscation de la liberté même. »

Les citoyens Poujoulat et Aylies. — « L’existence de la papauté est attachée à cette conciliation : toute la catholicité y est intéressée. L’intervention est un droit pour l’Europe, non pas catholique, mais chrétienne. »

Le citoyen Proudhon. — « La liberté passe avant la catholicité ! »

Ainsi la cause du gouvernement et celle du pape se déclaraient solidaires. Au point de vue de la conservation du pouvoir, l’intervention de Louis Bonaparte dans les affaires de l’Église était logique, elle était une nécessité. Que dis-je, c’était une amende honorable au pape de toutes les révoltes et profanations commises depuis plus de mille ans contre son autorité, par les rois, ses enfants rebelles. En rétablissant le pouvoir temporel du pape, sans lequel le spirituel n’est qu’un pouvoir de raison, comme l’âme sans le corps n’est qu’une abstraction, une ombre, disaient les anciens, le gouvernement de la République française espérait se consolider lui-même ; en attaquant la Montagne à Rome, la réaction absolutiste triomphait de la Montagne à Paris. Donc, encore une fois, ou l’intervention ou la mort, je veux dire la mort spirituelle, en attendant la mort physique : telle était, pour le gouvernement de Louis Bonaparte, la question, parfaitement comprise du reste par les socialistes et les jésuites.

Toutefois, et c’est ici qu’apparaît le caractère équivoque qu’on a tant reproché aux promoteurs de l’intervention, le gouvernement de Louis Bonaparte, composé en majorité d’anciens libéraux, ne pouvait, sans mentir à ses antécédents constitutionnels et à ses traditions de libéralisme, sans froisser le sentiment démocratique et philosophiste du pays, prendre d’une manière absolue la défense du pape. Les faits accomplis depuis des siècles, et définitivement acquis à l’histoire ; nos principes de droit public, nos mœurs gallicanes, notre indifférence endémique en matière de religion, notre athéisme légal, tout faisait au pouvoir une nécessité de n’agir qu’avec mesure, et chose singulière, tandis qu’il intervenait en faveur de l’absolutisme, de se porter encore garant de la liberté. La contradiction le suivait partout. Si le gouvernement, disait M. Odilon Barrot, prend fait et cause pour la papauté contre la démagogie transtéverine, c’est bien moins encore pour rétablir le souverain pontife dans son inviolable prérogative, que pour faire jouir le peuple romain, sous un gouvernement saint et paternel, d’une sage et honnête liberté. Le gouvernement n’entendait pas confondre, comme le lui reprochait Ledru-Rollin, il voulait concilier les deux pouvoirs spirituel et temporel, de la même manière qu’il avait prétendu concilier déjà, par la Charte de 1830, la monarchie et la liberté.

Ainsi, sous la forme d’une papauté constitutionnelle, faisant pendant à cette royauté constitutionnelle trois fois renversée par ceux-là mêmes qui l’avaient créée, les ministres de Louis Bonaparte se chargeaient de résoudre un problème que la philosophie a dès longtemps déclaré insoluble ; ils refaisaient au nom du pape, et malgré le pape, le livre de cet abbé philosophe, de l’Accord de la Raison avec la Foi, livre duquel il résulte précisément, contre l’intention de l’auteur, que la Foi et la Raison sont à jamais inaccordables. Ce que les doctrinaires allaient essayer à Rome, c’était ce que, depuis soixante ans, la Révolution avait démontré impossible, l’union de l’autorité et de la liberté, quelque chose comme la quadrature du cercle et le mouvement perpétuel !

On reconnaît à cette politique d’autant d’illusion que de bonne foi l’esprit du juste-milieu, prenant sans cesse un raccommodement pour une conciliation, et qui, par la peur des extrêmes, se condamne fatalement à l’inertie ou se rejette dans l’antagonisme. Ce que cherche l’éclectique en philosophie, le doctrinaire a la prétention de le produire en politique : tant il est vrai que les actes humains ne sont que la traduction des idées !

Vous demandez à l’éclectique : Êtes-vous matérialiste ? — Non, répond-il.

Spiritualiste ? — Pas davantage.

Quoi donc ? réaliste ? — Dieu m’en garde !

Idéaliste ? — Je distingue.

Panthéiste ? — Je ne sais.

Athée ? — Je n’ose.

Sceptique ? — Je ne puis.

Allez donc : vous êtes un charlatan ou un imbécile !

La politique du doctrinaire est la reproduction exacte de cet éclectisme.

Que pensez-vous de la République ? — Fait accompli.

De la monarchie ? — Je ne sors pas de la légalité.

Du président ? — Élu de six millions de suffrages.

De la Constitution ? — Résumé de nos idées politiques.

Du socialisme ? — Généreuse utopie.

De la propriété ? — Abus nécessaire.

Croyez-vous à la religion ? — Je la respecte.

Croyez-vous à l’égalité ? — Je la désire.

Croyez-vous au progrès ? — Je ne m’y oppose pas !…

L’éclectique et le doctrinaire, au-dessus d’eux le jésuite, voilà les trois éléments qui dans ce moment gouvernent la France, j’ai presque dit, qui de tout temps ont gouverné le monde. Le dernier, représentant du principe absolutiste, a été, comme le socialiste son contradicteur, souvent proscrit ; l’Église même, par la voix de ses papes et de ses évêques, s’est montrée pour lui plus d’une fois sévère. Malheureusement, dans la conjoncture où se trouve aujourd’hui l’Europe, au moment où le pouvoir aux abois ne sait plus quelle politique tenir, l’influence jésuitique devait l’emporter sur l’éclectisme et la doctrine, et leur donner pour un temps l’exclusion.

La conspiration tentée dès l’origine, entre l’autel et le trône, contre la liberté, reprit donc son cours fatal. Le crime qu’exigeait une théologie implacable fut consommé par une philosophie sans critérium, mère d’une politique sans boussole. Sur la proposition de M. Odilon Barrot, l’Assemblée nationale décréta qu’une armée française irait prendre position à Civita-Vecchia. C’était voter la guerre à la République : les faits se chargèrent vite de réaliser l’idée.

À cette attaque de l’absolutisme qu’allait répondre le socialisme ?

La guerre faite aux Romains lui donnait trop beau jeu, et il est inconcevable qu’avec leur habileté si vantée, les jésuites se fourvoyassent à ce point. Le dilemme posé, comme il vient d’être dit, entre la papauté et la liberté, il était évident, quel que fût le succès de l’expédition, que la papauté y périrait. Ou bien, livrée à ses propres forces, elle disparaîtrait sous les réformes de Mazzini : le pape, privé de son autorité temporelle, n’étant plus que l’évêque de Rome, le premier salarié du culte suivi par la majorité des Romains, n’était rien. Renfermer le catholicisme dans ses églises, c’est l’exiler de la terre. Ou bien, restaurée par les baïonnettes étrangères, cimentée du sang de ses sujets révoltés, devenue un objet d’horreur pour le monde chrétien, la papauté mourrait de sa propre victoire : un pape, vicaire du Christ, qui règne par le sabre, est le blasphème sous la tiare : c’est l’Antechrist.

La passion réactionnaire emporta les jésuites. Oublieux de leurs propres maximes, méconnaissant l’esprit de leur institut, alors qu’il fallait faire la part au principe antagoniste, ils voulurent, comme autrefois le concile de Trente avec la Réforme, en finir avec lui. Dévorés d’une longue soif de vengeance, ces hommes, dont le fatal génie avait poussé l’Assemblée constituante aux funérailles de juin, eurent le crédit de la rendre complice encore du bombardement de Rome. Ils voulaient, dans leurs folles pensées, exterminer la protestation de dessus la terre : ils n’ont réussi qu’à compromettre, de la manière la plus déplorable, l’existence même de la religion.

Après le vote du 16 avril, la guerre à la république romaine était inévitable. Après la prise de Rome par l’armée française, la chute de la papauté n’est plus douteuse : elle doit entraîner, dans un temps donné, celle du catholicisme. S’il existait encore de vrais chrétiens, ils se lèveraient, ils se tourneraient vers les évêques : La religion est en danger, leur diraient-ils. Pères de l’Église, avisez !

Pour moi, après la séance du 16 avril, je commençai à m’effrayer de la rapidité des événements. J’en étais presque à regretter les coups portés à l’Église par la main de ses propres chefs : si ce n’était par intérêt pour la religion, c’était par respect de l’humanité. Le catholicisme est l’élément organique le plus ancien, le plus puissant encore des sociétés modernes : comme plus ancien et plus puissant, il ne peut être révolutionné que le dernier. Sa transformation suppose, comme conditions préalables, une révolution politique et une révolution économique. La conduite des jésuites et de la cour de Rome renversait toutes les lois de l’histoire, toutes les notions du progrès : j’étais presque tenté de voir, dans cette politique de désespoir, une perfidie de plus contre la révolution.

Cependant le socialisme ne pouvait aller au secours du principe contradicteur : sa marche était tracée. Le devoir révolutionnaire interdisait aux organes de la démocratie socialiste de garder le silence : il leur commandait au contraire de protester, bien que leur protestation ne pût avoir d’autre effet que d’activer la passion des réacteurs. Il fallait appeler sur cette grande controverse le jugement des nations, donner à l’expédition dirigée contre le peuple romain, à son esprit, à ses moyens, à son but, à ses effets, la plus grande publicité. Il fallait, puisque ainsi l'avaient voulu les hommes de Dieu, poser dans toute conscience le fatal dilemme ; montrer le catholicisme de persécuté devenu persécuteur, de martyr bourreau ; l'Église romaine changée en furie ; un pape faisant bombarder ses ouailles ; les cardinaux et les prêtres dressant les listes de proscription ; les travailleurs et les pauvres, jadis les hommes de la foi, les meilleurs amis de Dieu, maintenant déclarés anathèmes, tandis que la richesse incrédule et libertine était caressée et applaudie ; le gouvernement d’une république, enfin, poignardant de sangfroid, au signal de la Congrégation, une autre république, et cela parce qu’il est gouvernement, et que suivant la théorie ultramontaine, tout gouvernement qui ne relève pas de la papauté est une institution usurpatrice, un fait illégitime.

La presse démocratique rivalisa donc avec les organes du jésuitisme d’ardeur désorganisatrice. Le Peuple, jusqu’à son dernier jour, sonna héroïquement la charge contre la papauté homicide. La propagande atteignit jusqu’aux paysans, aux domestiques, aux soldats. Je n’ai jamais eu grande foi à la vertu républicaine du sabre ; j’ai toujours cru la baïonnette plus brutale qu’intelligente, et j’avais de bonnes raisons de regarder le corps des officiers comme moins sensible à l’honneur du pays et au succès de la révolution qu’au respect de ce qu’ils nomment discipline. La question idéologico-politique de la guerre de Rome n’en fut pas moins portée à la connaissance de l’armée, discutée par chaque soldat, devenu, par son droit d’électeur, le juge du gouvernement. Le succès dépassa toutes les prévisions : le pouvoir trembla. Encore quelques mois de cette propagande, et nous eussions amené les régiments, non pas sans doute à quitter leurs drapeaux et à se révolter contre leurs chefs, mais à prendre eux-mêmes l’initiative d’une manifestation dont les suites eussent été alors tout autres que celles du 13 juin.

De tels combats, pour les hommes d’idées, les seuls vrais révolutionnaires, sont bien autrement grandioses que les batailles où tonne le canon, où le fer et le plomb ne menacent que la partie charnelle de l’homme. Soixante années de révolution n’avaient pu déraciner en France le respect de l’autorité : et nous, journalistes, nous pouvons le dire avec orgueil, en une campagne nous avons vaincu la papauté et le gouvernement, la domination spirituelle et temporelle. Nous n’avons pas dégénéré de nos pères !....

L’alliance des doctrinaires avec les jésuites a tout perdu : religion, papauté, monarchie, gouvernement. À présent, il semble que le repentir les saisisse. Le président de la République a essayé d’écrire pour protester contre l’absolutisme papal. Inutile effort ! La femme qui se livre perd la volonté avec la pudeur. Les doctrinaires, subjugués par les jésuites, n’ont de pensée que celle des jésuites. Les jésuites exigent que l’armée française sorte de Rome, abandonnant le peuple à toutes les vengeances sacerdotales ; et l’armée française obéira. L’avarice se mêlant du complot, les bancocrates refuseront les crédits nécessaires au séjour de nos soldats : on aura sacrifié 25 millions pour restaurer le pape, on n’aura pas une obole pour soutenir notre influence. Coupable envers la liberté d’assassinat et de parjure, le doctrinaire se frappe la poitrine. Le jésuite vient, et dit : Partons ?

Évêques de France, je vous parlerai avec franchise, sans égard à l’opinion que je représente.

Rien ne se détruit dans le monde, rien ne se perd : tout se développe et se transforme sans cesse. Telle est la loi des êtres, la loi des institutions sociales. Le christianisme lui-même, expression la plus haute et la plus complète jusqu’à présent du sentiment religieux ; le Gouvernement, image visible de l’unité politique ; la Propriété, forme concrète de la liberté individuelle, ne se peuvent totalement anéantir. Quelque transformation qu’ils aient à subir, ces éléments subsisteront toujours, au moins dans leur virtualité, afin d’imprimer sans cesse au monde, par leur contradiction essentielle, le mouvement. Le catholicisme, travaillé depuis tant de siècles par la libre pensée, après s’être tour à tour inspiré du génie romain et de l’esprit féodal, devait se rapprocher, par le développement des idées sociales, de ses origines grecques et philosophiques. La guerre intentée à la République romaine, soulevant contre l’Église la réprobation des peuples et déshonorant le catholicisme, vicie la révolution, trouble les consciences, et compromet la paix de l’Europe. Le socialisme, dont la mission était de vous convertir, vous écrase : prenez garde. Séparez-vous des jésuites, tandis qu’il en est temps encore, avertissez votre chef Pie IX, ou vous êtes perdus !