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Les Confidences d’une jolie femme/Partie 2

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Chez la veuve Duchesne (Deuxième Partiep. T2-95).

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME

SECONDE PARTIE.



A AMSTERDAM, & ſe trouve A PARIS,
Chez la Veuve Duchesne, Libraire, rue
Saine-Jacques, au Temple du Goût.
M. D C C. L X X V.

LES
CONFIDENCES
D’UNE
JOLIE FEMME.

SECONDE PARTIE.


Rendue à moi-même, par l’éloignement de Murville, je ne vis plus qu’un étang chargé d’épaiſſes vapeurs. Ma tête étoit brouillée. Mon mariage me paroiſſoit un ſonge. Je n’oſois interroger mon cœur, dans la crainte d’y découvrir des ſentiments qu’il m’auroit fallu déſavouer.

Le je ne ſais quoi que m’inſpiroit Murville, avoit beſoin d’être entretenu par le charme de ſon eſprit, & de ſon enjouement. Quelle différence entre ce léger météore, & la flamme vive que le Comte avoit allumée dans mon ame ! quoiqu’elle eût déja perdu de ſon activité, elle me tourmentoit ſans ceſſe. Je me retraçois les ſcenes tendres que j’avois eues avec lui, particuliérement celle du Couvent de ***. Plus je me faiſois d’efforts pour éviter ces douloureux ſouvenirs, plus ils devenoient opiniâtres.

Des combats ſi fréquents, ſi pénibles, la mélancolie qui s’enſuivoit, mettoient un obſtacle continuel au rétabliſſement de ma ſanté.

Sans diſſipation, ſans autre reſſource que la tante du Baron, bonne, ſage, il eſt vrai, mais âgée, ſérieuſe & dévote, il falloit en périr, ou trouver le moyen de ſe procurer quelque dédommagement.

J’imaginai qu’après m’être ſacrifiée aux volontés de ma mere, elle ne me refuſeroit pas la ſatisfaction d’avoir ma ſœur, ne ſût-ce que pour le temps où je devois être ſeule à la campagne ; cette penſée devint bientôt un deſir très-ardent. Mon mentor, à qui je la communiquai, la déſapprouva, ſans en dire la raiſon ; j’en fus ſurpriſe, fâchée… Je la crus jalouſe, & réſolus de ſuivre mon projet, ſans lui en parler davantage.

J’écrivis donc à la Marquiſe pour lui demander cette grace, & mis dans la lettre un billet pour ma ſœur, à peu près conçu en ces termes :

Madame de Murville à Mlle d’Aulnai.

„ J’ai changé de nom, ma chere d’Aulnai, & celui que je porte ſera ſans doute le bonheur de ma vie ; mais je ne fais encore que l’appercevoir ce bonheur. L’abſence de Murville me jette dans un ennui qui m’accable, & retarde les progrès de ma convaleſcence. Venez m’en tirer, mon aimable ſœur ; l’amitié vous appelle, & vous tiendra compte des ſecours que vous m’apporterez. Le plaiſir de vous poſſéder ici, me fera ſouvent oublier que je peux, que je dois y ſouhaiter la préſence d’un autre. „

Mon cœur n’avoit aſſurément pas ſouſcrit à toutes les phraſes relatives au Baron ; mais je m’étois piquée d’un petit héroïſme, par lequel je croyois m’honorer auprès de ma ſœur, même auprès de ma mere, qui liroit ce billet : comme il ſuppoſoit ſon conſentement, je me tins pour aſſurée que s’il parvenoit à Mademoiſelle d’Aulnai, elle ſaiſiroit promptement l’occaſion de quitter ſa retraite. Pluſieurs jours ſe paſſerent ſans que je reçuſſe de réponſe. J’attendois avec une extrême impatience… Enfin, on me remit deux lettres, l’une de ma mere, l’autre de ma ſœur ; c’étoit l’intéreſſante… Je l’ouvris : la voilà.

Mlle. d’Aulnai à Madame de Murville.

„ J’avois appris votre mariage, mais j’ignorois vos diſpoſitions, & celles où M. de Murville étoit pour vous… Vous êtes aimée, puiſque vous vous promettez d’être heureuſe ? Jouiſſez de cet ineſtimable bien : mon cœur s’en occupera plus que vous ne l’imaginiez ; c’eſt tous ce que je puis faire. Perſonne ne ſeroit moins propre que moi à diſſiper votre ennui. Je troublerois, au contraire, par ma préſence, & ma façon de penſer, la félicité que vous goûterez bientôt. „

Ma mere me conſirmoit le reſus de Mademoiſelle d’Aulnai ; elle l’avoit laiſſée, diſoit-elle, maîtreſſe de ſe rendre à mon invitation ; & n’avoit pas cru devoir uſer de ſon autorité pour l’y contraindre. Je me perdis en conjectures ſur ce que je venois de lire. Quel ton ! quelle ſéchereſſe ! quel procédé ! A quoi pouvois-je attribuer de telles bizarreries ?… Tout m’y paroiſſoit inconcevable.

Cependant, à force de réfléchir, je crus voir dans la lettre de Mademoiſelle d’Aulnai, une cenſure de mon infidélité pour le Comte ; & dans ſon refus, une marque poſitive de ſes dédains.

Le témoignage de la conſcience ne ſuffit pas aux ames foibles : elles ont beſoin, pour ſe ſoutenir, pour s’eſtimer, de l’approbation des autres, ſur-tout de ces perſonnes décidées qui ſavent leur en impoſer. C’étoit préciſément le cas où je me trouvois avec ma ſœur. Mon eſprit ſe tenoit en reſpect devant le ſien… J’attendois ſon jugement pour oſer en prononcer un.

Confuſe, humiliée de l’opinion que je lui ſuppoſois, mon obéiſſance ne me parut plus qu’un acte de puſillanimité. Le petit édifice de vertu que j’élevois avec tant d’efforts, s’écroula ſubitement. Je ne combattis plus en faveur de mon mari… J’allai juſqu’à m’applaudir des révoltes de mon cœur.

Quelle ſituation ! qu’elle étoit dangereuſe !… Je ne me le diſſimulois pas.

Cet ouragan un peu ralenti, je fus effrayée de me rencontrer ſi loin de mon devoir. Il fallut travailler ſur nouveaux frais ; avancer un pas, en reculer deux, regardant ſans ceſſe en arriere, par la crainte des ſarcaſmes que ma ſœur pouvoit lancer ſur moi. Cette crainte étoit ſi tourmentante, que, pour ma propre tranquillité, je me vis obligée de me compoſer un ſyſtême de juſtification : je l’établis ſur mes cris, mes pleurs, mes réſiſtances ; ſur la néceſſité du choix où j’avois été réduite, ſur le temps même où l’on m’avoit portée à l’Autel pour y ratifier un conſentement extorqué.

Je crus avoir beaucoup fait en me muniſſant des armes néceſſaires contre les attaques de Mademoiſelle d’Aulnai ; mais c’étaient des armes à deux tranchants, qui bleſſoient mon cœur, pendant que je les préparois pour ma défenſe : de ſorte qu’après avoir bien ramé, bien parcouru du chemin, je me trouvai préciſément au point d’où j’étois partie, c’eſt-à-dire ; dans ces fatigantes alternatives d’égarement & de raiſon.

Dès que le retour du printemps eut rendu la campagne agréable, ma mere vint m’y rejoindre, traînant après elle, ſelon ſa coutume, une compagnie brillante & nombreuſe.

Si je n’avois eu à vaincre que l’ennui, rien ne m’auroit mieux ſervi qu’une aſſemblée de gens diſpoſés à s’amuſer de tout ; mais leur gaieté étoit un aſſez mauvais remède pour les maux que je ſouffrois. Comment m’y prêter de bonne grâce ? Comment étouffer mes ſoupirs, diſſimuler ma triſteſſe, me rendre impénétrable ?… Je l’entrepris, il le falloit… Ma mere s’étoit conduite de maniere à mettre tout le monde dans la confidence de mon amour pour le Comte… Je ſavois qu’une jeune femme, dont on a forcé les inclinations, fixe ſur elle l’attention curieuſe de ceux qui l’approchent ; qu’on va chercher ſes ſecrets juſques dans le fond de ſon ame, & que ce n’eſt pas toujours avec le deſſein de la plaindre.

La contrainte à laquelle je me condamnai pour tromper mes obſervateurs, me fut plus ſalutaire que je n’aurois dû l’eſpérer. A force de vouloir en impoſer aux autres, je parvins à m’en impoſer auſſi ; à ſoupçonner de l’exagération dans mes chagrins ; à leur chercher un adouciſſement dans la diſſipation, & cela me réuſſit. Les nuages qui m’environnoient, s’éclaircirent. Mon cœur recommença de ſe dilater à l’aſpect du plaiſir. Je ſoupirois encore ; mais je n’étouffois plus. L’image du Comte ne s’effaçoit point de mon ſouvenir, mais elle s’affoibliſſoit. Les éloges du Baron me flattoient, comme auroient pu faire ceux d’un meuble de goût, ou d’un bijou de prix. Je prenois, à ſes lettres, un intérêt du même genre : elles étoient vives, galantes, pétillantes d’eſprit ; je ne les recevois avec joie, que pour m’en faire honneur en les montrant.

Mon humeur étoit dans ſon naturel ; mon ame, ſinon contente, du moins aſſez tranquille ; j’étois redevenue fraîche & jolie quand Murville arriva.

Sa préſence ne me ſurprit point, je l’attendois… Elle me fit pourtant une étonnante révolution… Mes ſentimems étoient ſi tumultueux, ſi variés, qu’il me ſeroit impoſſible de les définir… Il y avoit de tout ; & je fus heureuſe de ce que la circonſtance favoriſoit mon déſordre. Notre union fut célébrée par une Paſtorale ingénieuſe, dont on m’avoit caché les préparatifs. J’admirai tout, parce que tout y parloit de moi. Cette fête n’étoit que le prélude de celles qui m’attendoient à Paris.

Le jour de notre retour en cette ville, fut celui des étonnements. Nous n’arrivâmes qu’aux flambeaux. Je comptois aller chez ma mere, & crus tomber des nues en entrant dans une maiſon très-belle, & très-agréablement décorée, qu’on me dit être la mienne. Introduite dans un ſallon où tout reſpiroit la galanterie & la magnificence, j’y trouvai quatre-vingt perſonnes de ma famille, de mes connoiſſances, parées comme en un jour de noce. Revenue de l’étourdiſſement qu’une telle apparition m’avoit cauſé, je me ſentis un peu confuſe de paroître au milieu de ce cercle dans un très-ſimple négligé. Je n’avois pour coëffure que mes cheveux ; pour vêtement qu’une robe du matin.

Ma mere avoit prévu mon embarras, & s’en étoit amuſée. Elle me dit qu’étant chez moi, je devrois en faire les honneurs ; mais que la compagnie voudroit bien permettre qu’elle me remplaçât pendant que j’irois m’habiller.

Je me laiſſai conduire dans un appartement qui ne cédoit en rien à ce que j’avois vu juſques-là. Des robes ſuperbes, des ajuſtements de la derniere élégance, étoient étalés autour de ma chambre. Ma toilette éblouiſſoit par l’éclat des bijoux & des pierreries dont elle étoit couverte.

J’étois en extaſe… J’aurois voulu pouvoir examiner chaque choſe en particulier… Ce n’étoit pas le moment, mais celui de me livrer aux ſoins de trois femmes qui me ſurchargerent de tous les ornements inventés par le luxe.

Rayonnante de parure, de diamants, de rouge, dont je mettois, pour la premiere fois, la doſe des femmes de qualité, je m’enivrois d’amour-propre devant mon miroir. Le deſir de me montrer fut ſeul capable de m’arracher à cette douce comtemplation.

En entrant au ſallon, j’excitai ce murmure ſi flatteur pour celles qui regardent la beauté comme leur plus précieux avantage. Murville me dit des choſes charmantes. J’étois trop contente de moi, pour ne l’être pas de lui ; en cet inſtant, je crois, en vérité, que je n’aurois pas conſenti à être la femme d’un autre.

On ſervit. Le ſoupé fut ſplendide ; un concert de voix & d’inſtruments en abrégea la longueur. Mon enchantement augmentoit ſans ceſſe. J’étois l’idole à qui l’on prodiguoit l’encens de toutes parts ; ma vanité novice ſavouroit le plaiſir de m’entendre louer en vers, en proſe, & ſans meſure.

A la fin du ſouper, les fenêtres qui donnoient ſur le jardin, s’ouvrirent tout-à-coup, pour laiſſer voir une illumination brillante. Nos chiffres, ſoutenus par des amours, ſurmontés d’emblêmes, étoient placés en vingt endroits. Un feu d’artifice les répéta ſous d’autres formes, & termina la fête.

Dès que je fus ſeule avec mon mari, je lui demandai ſi c’étoit à lui que je devois les ſurprifes de cette ſoirée ! Oui, me répondit-il : ſerois-je aſſez heureux pour qu’elles aient pu vous plaire ? Eh ! qui n’en ſeroit pas ravi ! m’écriai-je. Vous êtes un homme unique ! il faudra vous adorer. Cette ſaillie fut payée de quelques tranſports. Notre converſation prit un caractere de tendreſſe qui ne s’étoit pas encore fait ſentir entre nous. Je crus n’avoir jamais rien tant aimé que Murville, & le lui témoignai d’une maniere ingénue, à laquelle il parut mettre un grand prix.

Il fallut aller, ſelon l’uſage, aux ſpectacles, aux promenades, chez le monde entier, faire trophée de mon nouvel état. Le Baron m’accompagnoit par-tout, & par-tout il ajoutoit à mon triomphe, à ma ſatisfaction… La tête m’en tournoit.

Preſque toutes les jeunes perſonnes débutent, dans le mariage, entourées de preſtiges éblouiſſants. La nouveauté des objets, le beſoin d’aimer, la ſéduction des ſens, le tourbillon des plaiſirs, l’attrait de la propriété, la chimere de l’indépendance, les jettent dans une douce ivreſſe, d’où il réſulte ordinairement un goût très-vif pour celui qui leur procure cette délicieuſe exiſtence.

J’éprouvois, comme les autres, l’effet de ces illuſions, quand je me rappellai que j’avois une ſœur, envers laquelle il me reſtoit des devoirs à remplir. Qui que ce fût ne m’en avoit fait ſouvenir, & je n’étois pas en droit d’en faire des reproches.

Murville, occupé de je ne ſais quoi, ſe diſpenſa d’être de la partie. Ma mere s’offrit à me conduire au Couvent. Peu m’importoit qui j’aurois pour ſecond dans cette viſite, pourvu que j’évitaſſe le tête-à-tête avec Mademoiſelle d’Aulnai. Je redoutois un examen, une explication ; enfin, d’avoir à rougir du bonheur dont je jouiſſois.

Je mis dans ma parure toute la recherche imaginable, perſuadée que cet article entre pour beaucoup dans l’opinion qu’on prend à la grille, de la félicité d’une femme.

A ce ſoin frivole, j’ajoutai celui de porter pluſieurs bijoux, que j’arrangeois dans une boîte, lorſque ma mere arriva. A qui deſtinez-vous ces préſents ? me demanda-t-elle. — A ma ſœur. — N’en prenez pas la peine : ces bijoux ne peuvent plus lui convenir. — Comment ? pourquoi ne lui conviendroient-ils plus ? Il faut, reprit Madame de Rozane, que vous ſachiez une choſe dont j’ai jugé à propos de vous faire un ſecret. Vous allez voir Mademoiſelle d’Aulnai bien différente de ce que vous l’avez laiſſée… Ce n’eſt plus cette fille hautaine, décidée, qui ne reſpiroit que la liberté ; c’eſt une humble & fervente novice, déjà revêtue de l’habit religieux. O Ciel ! m’écriai-je, ma ſœur novice ! ma ſœur Religieuſe ! Eh ! vous exigez d’elle cet affreux ſacrifice ? Qu’eſt-ce à dire ? demanda fiérement la Marquiſe. Vous êtes bien téméraire d’oſer me mettre dans le cas de me juſtifier auprès de vous ! Non, Madame, je n’ai rien exigé de votre ſœur ; c’eſt par ſon choix qu’elle embraſſe cet état. Loin d’avoir éprouvé de ma part aucune violence, je lui en aurois fait une, ſi je m’étois oppoſée à ce deſſein.

J’avois une preuve ſi récente du deſpotiſme que ma mere ſavoit exercer ſur ſes enfants, que ſon apologie ne détruiſit point mes ſoupçons… Je ne penſai même pas à lui en faire des excuſes… Je révois… J’avois peine à diſtinguer le ſentiment que cette nouvelle excitoit en moi. J’aimois ma ſœur ; mais comment, dans l’ivreſſe du plaiſir, s’affecter d’un objet triſte, dont l’influence ne ſauroit venir juſqu’à nous ? D’ailleurs, Mademoiſelle d’Aulnai avoit, à mon égard, le tort que ſe donnent toujours les caracteres impérieux avec ceux qui s’en laiſſent ſubjuguer : elle s’étoit fait craindre. L’idée de n’être plus en butte à ſa cenſure, étoit un puiſſant correctif à mes regrets…

Je ne ſortis de ma diſtraction, je ne recouvrai la parole qu’en montant dans la voiture. Alors je demandai depuis quand ma ſœur avoit annoncé cette bizarre vocation ? Depuis environ ſix mois, répondit Madame de Rozane. Elle m’a, en quelque maniere, forcé la main pour entrer au noviciat lorſque votre vie étoit en péril, & je ne vous ai quittée ſi promptement, après votre mariage, que pour venir aſſiſter à ſa priſe d’habit.

Il eſt bien ſingulier, dis-je, qu’un tel événement ne m’ait pas été connu plutôt ! Perſonne n’en étoit donc informé ? — Vos parents le ſavoient ; mais tous ſe ſont impoſé ſilence par ménagement pour votre ſituation ; enſuite pour ne point troubler les fêtes qui vous attendoient au retour du Baron. Etoit-il dans la confidence, demandai-je encore ? Au-lieu de me répondre, Madame de Rozane me fit remarquer un joli meuble ſur la boutique d’un Tabletier, & m’entretint, juſqu’au Couvent, de ſemblables bagatelles.

Malgré la diſpoſition dont je me ſuis accuſée, ma ſœur étoit ſi maigre, ſi pâle, ſi changée, que je ne pus la voir ſans que mon cœur ſe ſerrât, & que mes larmes fuſſent prêtes à couler. Quelle métamorphoſe ! lui dis-je, il n’y a pas une heure que j’en ſuis inſtruite, & j’héſite même à la croire en la voyant. Pourquoi tant s’étonner ? dit-elle ; vous n’ignorez pas que le cœur humain eſt ſujet à d’étranges variations. Je ſentis le piquant de ce trait, il me fit rougir. Ma mere, qui s’apperçut que j’en avois été bleſſée, entama une autre matiere ; bientôt la converſation tomba. Je ne diſois mot ; ma ſœur preſque rien ; Madame de Rozane n’avançoit que des propos en l’air… La crainte d’en trop dire nous tenoit dans une gêne extrêmement fatigante.

Pour ſortir d’embarras, la Marquiſe me fît obſerver que je devois voir la Communauté, au moins celles des Religieuſes & Penſionnaires, avec qui j’avois été liée plus étroitement. Toutes m’étoient aſſez égales ; Madame de Saintal étoit abſente, ainſi je priai ma ſœur de faire une invitation générale.

La curioſité ne laiſſa qui que ce fût en arriere… En quatre minutes j’eus à répondre aux compliments, aux queſtions de trente perſonnes à la fois.

Ma mere, que ce bavardage ennuyoit, en prit occaſion d’aller faire une emplette à quelques pas du Couvent. A peine elle fut partie, qu’un Office ſonna ; tout le monde s’y tendit, excepté ma ſœur, à qui l’on permit de reſter.

C’étoit l’inſtant de la criſe. Je mourois d’envie d’interroger Mademoiſelle d’Aulnai, & de peur d’avoir mon tour.

Dès que nous fûmes ſeules, elle me regarda d’un certain air… qui ſembloit dire : “ Je veux pénétrer juſqu’au fond de ton ame. „ Etes-vous heureuſe, me demanda-t-elle ? Je me ſoumets aux circonſtances, dis-je, & la raiſon me preſcrit d’en tirer le meilleur parti poſſible. — Répondez plus franchement : êtes-vous heureuſe ? — Oui… à peu près… du moins je ne ſuis pas le contraire. — M. de Murville vous aime donc ? — Beaucoup, aſſurément. — Et vous ? — Mais… — Quoi, vous héſitez ! Votre mari ne paroîtroit-il pas fait pour juſtifier vos ſentiments ?

Je n’étois rien moins que préparée à cette attaque, & ne ſavois trop quelles armes j’y devois employer. Cette incertitude me donna de l’humeur, & l’humeur fit l’effet du courage. Non ſeulement j’avouai l’amour que je me croyois pour Murville ; mais je voulus le motiver par l’énumération exagérée de ce qu’il avoit fait pour me plaire, & des qualités que je lui avois reconnues. Epargnez-vous les détails de ſon éloge, dit Mademoiſelle d’Aulnai… Vous êtes récuſable… De plus, il eſt inutile pour décider mon jugement. Nous reſtâmes muettes. J’avois les yeux fixés ſur mon éventail. Ma ſœur promenoit les ſiens ſans rien regarder… Quelles étoient mes tranſes ! Je lui avois donné un ſi beau champ, qu’en retournant ſes batteries du côté de Rozane, elle pouvoit me foudroyer. Il falloit mettre à profit ſa diſtraction, pour la diriger vers un autre objet : je n’y manquai pas.

Ma ſœur, lui dis-je, le moment de liberté qu’on nous laiſſe peut me délivrer d’une perplexité bien cruelle. Inftruiſez-moi par quelle étonnante révolution je vous vois revêtue d’un habit que vous déteſtiez ? Seroit-ce ma mere qui vous y auroit forcée ? Votre mere ! s’écria-t-elle ; me connoiſſez-vous aſſez mal pour le ſuppoſer ? — Je vous connois, ſans doute ; mais je ſais auſſi qu’avec une grande fermeté, on peut céder quelquefois à des volontés plus abſolues. — Eh ! vous avez cru que j’étois dans ce cas ? — Oui. — C’étoit me juger d’après vous : rien de plus naturel… Vous vous êtes trompée, & vous tromperez toujours à la comparaiſon… Madame de Rozane n’a point interpoſé ſon autorité pour me faire embraſſer cet état ; je m’y ſuis même décidée dans un temps où la crainte de vous perdre, conſéquemment celle de reſter ſans enfants, ſi je prenois le voile, m’a fait éprouver, de ſa part, d’aſſez fortes oppoſitions.

Que tout ce que j’entends eſt ſingulier ! m’écriai-je. Que j’étois injuſte, quand j’accuſois ma mere de vous avoir ſacrifiée ! On peut l’être de plus d’une maniere, dit ma ſœur ; mais je répete qu’en prenant cet habit, je n’ai fait que ce que j’ai voulu. — Seroit-ce une ferveur ſubite qui vous auroit portée à le demander ? — Non. — Je m’y perds, & vous conjure. — De quoi ? de vous dire mon ſecret ? Il eſt dans mon cœur, & n’en ſortira point que je ne ſois… Reſpectez-le, vous vous repentiriez de l’en avoir arraché. Quel qu’il ſoit, je le condamne, repris-je. Perſonne n’eſt moins faite que vous, pour le genre de vie auquel vous vous deſtinez. Je le croyois de même, dit-elle… Alors je me méprenois à l’objet de mon bonheur. — Votre bonheur ! Eſpérez-vous le trouver dans un Cloître ? — J’y trouverai ce que je deſire, le ſeul bien qui puiſſe encore m’arriver.

L’obſcurité des paroles de ma ſœur, ajoutoit infiniment à ma curioſité ; je fis de nouveaux efforts pour l’engager de les rendre plus claires ; elle s’en impatienta. Vos queſtions ſont trop indiſcretes, me dit-elle : pourquoi m’en fatiguer, quand je vous ai fait ſentir que je ne voulois pas y répondre ? — Eh bien je n’en ferai plus, puiſque vous me refuſez la confiance que je me flattois de mériter ; mais ſouffrez que je vous exhorte à vous épargner de très-longs, de très-inutiles repentirs. Tout vous eſt inconnu ; le monde, ſes plaiſirs, la douceur d’aimer, celle d’être aimée, dont la ſeule idée vous enchantoit… qui peut-être vous enchanteroit encore, lorſque vous ne ſeriez plus maîtreſſe de ſuivre votre goût… Quel ſupplice ! Partagée d’une ame ſi vive, ſi tendre, comment oſez-vous renoncer… Finiſſez, me dit-elle, avec une eſpece de fureur ; je n’ai beſoin des conſeils de qui que ce ſoit, & vous ſeriez la derniere dont il me conviendroit d’en recevoir.

Quoique je n’euſſe pas mis une extrême chaleur dans mes remontrances, elles étoient ſi peu faites pour m’attirer cette bruſquerie, que j’en fus vivement offenſée. Sans le retour de la Marquiſe, ce commencement d’aigreur auroit pu nous mener loin. Notre tête-à-tête, notre émotion, parurent la ſurprendre, même la troubler. Elle n’eut rien de plus preſſé que de me demander la cauſe de ces nuages dès que nous eûmes quitté la grille. Je la lui racontai fort naïvement. De quoi vous mêliez-vous ? me dit-elle. Laiſſez Mademoiſelle d’Aulnai achever ſon ſacrifice, puiſqu’elle en a la fantaiſie… Mettant à part l’intérêt de la fortune, il en eſt mille autres qui doivent vous rendre cette folle démarche avantageuſe. Savez-vous bien que votre ſœur a dans le caractère, dans la tournure de ſon eſprit, tout ce qu’il faut pour faire votre malheur, ſi vous viviez enſemble dans le monde ?… Je dis plus, toutes converſations particulieres ſeroient capables de produire, en partie, ce triſfte effet. Ce n’eſt qu’en les évitant avec ſoin que vous conserverez votre repos, & les agréments dont une union bien aſſortie vous fait jouir.

Diſpoſée comme je l’étois, il ne m’en coûta rien pour en faire la promeſſe, & peu de choſe pour l’exécuter. De ce jour, toutes mes attentions pour Mademoiſelle d’Aulnai ſe bornerent à des viſites de bienſéance, où je ne manquois pas de me faire accompagner par quelqu’un.

Pluſieurs mois s’écoulèrent rapidement. Le ſouvenir de Rozane ne troubloit pas ma ſatisfaction. Il obtint, en ce temps-là même, un Régiment. Je mis à cette nouvelle une médiocre importance, & n’étois pas bien d’accord avec moi-même, ſur le deſir de le revoir. Ma mere, qui me ſuivoit de l’œil, ne me vit pas plutôt où elle s’étoit flattée de m’amener, qu’elle ſe rendit aux prières de M. de Rozane pour le retour du Comte : c’étoit ſe ménager le double plaiſir d’obliger le pere, & de ſe venger du fils, en le rendant témoin de mon goût pour un autre.

J’ignore ſi ma mere voulût ſe faire un jeu de ma ſurpriſe, ou m’examiner dans un premier mouvement ; ce que je fais, c’eſt qu’elle ne me prévint point ; que ſur quelque prétexte elle m’appella chez elle, où je me trouvai ſeule entre elle & ſon mari, à l’inſtant de l’arrivée du Comte. Le bouleverſement que me cauſa cette vue inopinée, me fit jetter un cri. Pour Rozane, tremblant, interdit, il balbutia quelques mots que perſonne n’entendit, que peut-être il n’entendoit pas lui-même, me ſalua ſans lever les yeux, & ſe plaça de maniere à me ſauver l’embarras de laiſſer tomber les miens ſur lui.

Ce procédé étoit d’une délicateſſe trop recherchée : je ne le ſentis point ; & n’y vis qu’une marque de froideur qui me fâcha.

Le Marquis rayonnant de joie, accabloit ſon fils de queſtions, auxquelles il répondoit oui, & non, au hazard, preſque toujours de travers. La tête baiſſée ſur mon ouvrage, je le tournois, & le retournois de tous côtés. Ma mere ajoutoit à mon embarras par ſes regards furtifs, & ſon ſouris en deſſous. La préſence de Murville me manquoit : il arriva.

A ſon début, j’eus lieu de penſer qu’il avoit été mieux informé que moi de l’événement du jour. L’air aiſé, les bras ouverts, il aborda Rozane, & l’accueillit comme l’homme du monde qu’il auroit le plus de plaiſir à revoir. Celui-ci, au contraire, ne ſe prêta qu’avec une réſerve qu’on auroit pu qualifier de répugnance.

Ces compliments, ces embraſſades, ou peut-être la malice de mon mari, occaſionnerent un déplacement ; nous nous trouvâmes aſſis l’un près de l’autre, & le Comte en face de nous.

Dans cette poſition je fus en butte à toutes les petites agaceries qui décèlent l’intime familiarité : elles me mirent à la torture. Je ne ſavois comment il falloit les recevoir : cela dépendoit des ſentiments de Rozane, qui ne m’étoient pas connus. S’il ne m’aimoit plus, ma vanité pouvoit trouver ſon compte aux empreſſements du Baron ; s’il m’aimoit encore, c’étoit une barbarie dont je ne devois pas me rendre complice. Tourmentée par cette incertitude, je laiſſai voir une contrainte, une gaucherie, une maladreſſe ridicules.

Cette ſcene devint inſupportable au Comte : il jetta ſur Murville un coup d’œil… dont l’expreſſion n’étoit pas équivoque, & ſortit, prétextant le déſordre de ſa toilette, auquel il vouloit remédier. Son émotion ne m’échappa point, & je crus l’énigme expliquée. Rozane aimoit, Rozane étoit jaloux, donc ſon état exigeoit les plus grands égards… Malheureuſement mon mari n’étoit pas de moitié dans cette concluſion.

Le Comte ne reparut que vers l’heure du ſouper. Un cercle nombreux tint en reſpect ſa jalouſie, & non l’affectation de Murville à me lutiner. Outrée d’une malignité d’autant plus évidente, que j’étois reſtée, de ſa part, fort tranquille dans l’abſence de Rozane, je le repouſſai pluſieurs fois avec aigreur, & tombai dans une rêverie dont tout le monde dut s’appercevoir.

J’accélérai mon départ de chez ma mere, tant pour me délivrer d’une telle perſécution, que pour être du moins en liberté de penſer. L’impitoyable Baron ſe plut à tromper mes eſpérances ſur l’un & l’autre point ; il me ſuivit dans ma chambre, malgré le beſoin de ſommeil que je prétextois pour l’en éloigner.

Venez, me dit-il, en me ſaiſiſſant le bras, & m’arrêtant devant lui d’une maniere badine. Regardez-moi… Regardez-moi donc… Pourquoi détournez-vous les yeux ? Pourquoi ce petit air d’impatience ?… Comment, de la rougeur !… de la dignité auſſi ! la choſe prend de la conſiſtance ; il faut la diſcuter gravement… Et bien, allons au fait ; écoutez, j’ai des vérités importantes à vous dire.

Entre nous, mon enfant, votre conduite d’aujourd’hui eſt plus que ſuffiſante pour vous donner un travers… Des travers ! à votre âge ! ce ſeroit le moyen de paroître ſurannée à vingt-cinq ans : eh, qu’eſt-ce qui vous auroit attiré ce déſaſtre ? Rien, ou autant vaut.

Je ſais que l’apparition inattendue d’un homme qu’on a beaucoup aimé, contre lequel on n’eſt peut-être pas encore bien affermie, doit néceſſairement cauſer quelque trouble ; mais on ſe remet ; on ne fixe pas l’attention des ſpectateurs par ſa bouderie, ſon humeur, ſes diſtractions ; on ne ſe refuſe pas, dédaigneuſement, aux badinages, aux careſſes d’un mari, parce que ſon rival en eſt le témoin… Réellement vous n’êtes pas plus formée, ſur cet article, qu’une petite fille. Les conſeils d’un ami vous ſont néceſſaires : de bon cœur je vous offre les miens.

C’eſt pouſſer loin la complaiſance, dis-je avec ironie, que de vouloir enſeigner à ſa femme l’art de déguiſer ſes ſentiments. — Eh ! les auriez vous moins, quand vous les afficheriez dans tout Paris ? Ce ne ſeroit aſſurément qu’une faute de plus. — J’en conviens, auſſi n’eſt-ce pas ce que j’entends ; mais que vous y mettez bien peu d’importance, comme mari, puiſque vous vous réduiſez au rôle de précepteur avec autant de déſintéreſſement. — Cette conſéquence eſt fauſſe, je vous en avertis. Mon offre ſignifie ſimplement que je ſuis raiſonnable, que je prévois vos dangers, & veux vous rendre un ſervice, en vous aidant à conſerver l’eſtime publique, dont on ne peut jamais réparer la perte. Si vous reſtez fidelle à vos engagements, les lumieres que vous aurez acquiſes, vous ſerviront à juger les autres. Si la tentation devient trop forte, elles vous rendront capable de ſauver les dehors, qui font, dans le fond, le grand, & très-grand article.

Quels propos ! m’écriai-je ; ſi c’eſt une plaiſanterie, elle eſt bien mauvaiſe ; ſi vous parlez ſérieuſement, vous m’outragez pour votre ſeul plaiſir… Laiſſez-moi ; vous ne méritez pas d’avoir une femme honnête & ſenſible.

Je me levai pour mettre fin à une convention révoltante. Le Baron m’obligea de me raſſeoir. Voilà de l’enfance, me dit-il ; tâchez donc d’entendre raiſon, de ſentir vos beſoins & vos reſſources.

Vous débutez dans une carrière périlleuſe qui vous eſt inconnue, & dont je poſſede la carte ; je propoſe de vous y ſervir de guide : vous m’en faites un crime. Aimeriez-vous mieux que je n’euſſe l’œil ouvert ſur vos actions que pour en concevoir des alarmes ? que j’allaſſe fouiller dans les replis de votre cœur, pour y découvrir la matiere d’un reproche ? que j’empoiſonnaſſe vos jours & les miens par les fureurs de la jalouſie ? Oui, repliquai-je, oui, Monſieur, je l’aimerois mille fois mieux. Vos injuſtices ſeroient au moins une marque de votre amour, & vous ne m’en donnez que de la plus profonde indifférence. — Va, tu ne fais ce que tu dis, ni ce que tu veux. Un temps viendra où tu te féliciteras de ce qui te révolte aujourd’hui : je vais te le prouver en un moment.

Cette preuve fut tirée de mes charmes, des attaques fréquentes auxquelles ils m’expoſeroient, des précautions qu’il me faudroit prendre pour n’être pas atteinte des mêmes feux que j’aurois allumés, & ſurtout pour en empêcher l’éclat : c’étoit ſon refrein.

Rien de plus joli, de plus adroit, de plus flatteur. Ces cajoleries étoient ſoutenues de careſſes aſſez vives… Je me crus aimée, parce qu’on m’aſſuroit que je devois l’être. Ma colere s’appaiſa ; mon cœur s’attendrit… Peu s’en fallut que je ne m’accuſaſſe d’ingratitude envers un homme ſi jaloux de mon bonheur.

Rozane me fit la première viſite à l’heure où le cercle ſe formoit chez moi. Vêtu avec plus de goût que de magnificence, noble, ſimple, preſque négligé ; … il étoit admirable ! Je vis qu’on le remarquoit, j’en reſſentis une émotion… dont je n’examinai point le principe.

Le malin & pénétrant Murvjlle loua tout avec tant d’excès & d’opiniâtreté, que le Comte, excédé de ce torrent d’éloges, termina ſa viſite plus promptement qu’il n’en avoit eu le deſſein.

Dès qu’il fut ſorti, le Baron s’approcha de mon oreille, & me demanda ſi je ne le trouvois pas le plus généreux des maris ? Cette queſtion avoit trop l’air d’une épigramme, pour que je puſſe m’y méprendre : ſans répondre, ſans regarder celui qui me la faiſoit, j’adreſſai la parole à une femme de la compagnie… Il n’inſiſta pas.

Comme Rozane & moi avions à peu près les mêmes ſociétés, je le rencontrois partout. Ma maiſon étoit celle où il ſe montroit le moins, & jamais aux heures où je pouvois être ſeule. Il me traitoit avec un reſpect aſſommant, une cérémonie impatientante… De ſes ſentiments, pas un mot.

Je m’étois attendue à des plaintes, à des regrets, à tous les tranſports d’un amant ſacrifié ; je m’étois arrangée pour les ſoutenir convenablement : Rozane déconcertoit mes projets par ſa froide & uniforme conduite… J’en fus mortifiée extrêmement.

Réduite à douter d’un amour qui m’avoit paru d’abord inconteſtable, j’examinai les raiſons ſur leſquelles j’en avois établi la croyance : toutes me parurent équivoques ; mais je n’eus pas le courage de me dire : il a changé.

Perdre nos conquêtes eſt un accident dont nous ſavons, en général, que nous ſommes menacées ; nous avouer, en particulier, une perte de ce genre, eſt une humiliation à laquelle nous ne nous ſoumettons qu’avec la plus parfaite évidence.

Quelque choſe de plus fort que le dépit, me faiſoit ſupporter avec peine l’idée de celle que je craignois. Je me fis une occupation très-grave d’éclaircir mes doutes, de pénétrer dans un cœur, dont, en ſuppofant qu’il fût encore enflammé, je ne pouvois faire que le tourment, s’il ne faiſoit pas ma honte.

Il auroit fallu des principes pour être arrêtée par ces conſidérations : je n’en avois que ce qu’on a coutume d’en acquérir dans le grand monde. Toutes les femmes de ma connoiſſance ſe glorifioient de leurs eſclaves ; il n’en étoit pas une d’elles qui n’eût regardé l’hommage de Rozane comme un triomphe : c’étoit un nouvel encouragement pour le retenir dans ma chaîne, ou l’y rappeller s’il en étoit ſorti.

Je redoublai de ſoins, d’obſervations, & perdis mes peines. Souvent je croyois avoir fait une grande découverte ; l’inſtant d’après j’étois miſe en défaut. Quelle fatigue ! Elle prit ſur mon humeur… Le Baron m’en fit appercevoir… Je reçus l’avis très-durement : il devoit s’en fâcher : il n’en fit rien. Bleſſée du peu d’importance qu’il ſembloit mettre à ce caprice, j’eus la bizarrerie de lui en faire des reproches : il n’en tint compte. Une ſortie fort vive, où je me laiſſai emporter, ſans trop ſavoir pourquoi, ne me réuſſit pas mieux. J’en conclus que Murville étoit un homme léger, qui ne vouloit & ne pouvoit s’appeſantir ſur rien.

Ce grief fut le prélude de cent autres. Quoique ſa conduite avec moi fût exactement la même, il ne ſe paſſoit pas un jour ſans que je lui ſuppoſaſſe quelque tort. Sa façon de m’aimer étoit particuliérement le ſujet de mes tracaſſeries. Exigeante en proportion de ce que mon goût pour lui s’affoibliſſoit, je voulois de l’amour dans tout, & n’en reconnoiſſois nulle part. Je pleurois, je grondois, je contrariois, j’étois inſupportable. Mon mari développoit mieux que moi-même la cauſe ſecrete qui me faiſoit agir ; mais il ne prenoit la peine ni de m’éclairer, ni de ſe défendre. Toute querelle, de ma part, n’attiroit, de la ſienne, que du perſifflage : un ſouris moqueur, une chanſon, une épithete dédaigneuſe la terminoient ; il me quittoit enſuite comme quelqu’un qu’on abandonne à ſa déraiſon.

Cependant nous vivions enſemble, ce qu’on nomme bien, au regard du monde. J’étois libre autant & plus qu’il ne convenoit à une femme de mon âge. Une grande fortune, dont nous uſions noblement, nous donnoit l’apparence de la félicité. Je n’avois point d’amant connu, Murville point de maîtreſſe affichée, & qui que ce fût n’étoit informé de nos démêlés ſecrets.

Mon bonheur étoit dans un ébranlement qui le menaçoit de ſa ruine, quand le temps de la profeſſion de ma ſœur arriva. Elle ſe fit avec pompe ; l’aſſemblée fut brillante ; le ſeul Murville ne s’y trouva pas. Des affaires l’avoient appellé à la campagne pluſieurs jours auparavant.

J’avois bien vu des cérémonies pareilles à celle qui m’attiroit au Couvent de *** ; mais la perſonne qui s’alloit immoler, mettoit ce redoutable ſpectacle dans un nouveau jour.

Ces tableaux, ſi étrangers au ſiecle & au caractere de ma ſœur, que préſentoit un Orateur pathétique ; ces eſpeces d’ombres qui environnoient la victime, & dont elle alloit groſſir le Catalogue ; ces vœux terribles, diſtinctement prononcés, me cauſerent une ſi forte révolution, que je fus prête à m’évanouir.

On vint à moi ; il ſe fit un petit tumulte… Rien n’altéra le calme qui regnoit ſur le viſage de ma ſœur. Elle acheva ſon ſacrifice avec un courage qui ſembloit l’élever au-deſſus d’elle-même, & de tout ce qui exiſtoit.

Remiſe de ma premiere émotion, je gardai une contenance aſſez ferme, juſqu’au moment où la jeune Profeſſe s’avança pour donner à ſes parents le dernier baiſer. Alors j’eus beau me raiſonner, il me fut impoſſible de l’attendre… Je me ſauvai dans une ſalle voiſine du Chœur, pour pleurer en liberté.

Deux minutes après on ſortit de l’Egliſe, & ma ſœur entra impétueuſement dans l’endroit où j’étois réfugiée. Surpriſe, interdite de ma rencontre, elle fit un mouvement pour retourner en arriere. Je la prévins & courus vers elle à deſſein de l’embraſſer. Loin de répondre à mon empreſſement, elle recula, me tint en reſpect à quelque diſtance par le froid inexprimable de ſon regard, & par une ſorte d’incertitude dont elle paroiſſoit agitée. Vous pleurez quand mes yeux ſe refuſent aux larmes ! dit-elle… Je n’imaginois pas que ce fût Madame de Murville qui dût en faire uſage… Des Religieuſes qui la cherchoient, arriverent avant que j’euſſe pu lui parler… Je ne la vis plus qu’en public, & nous nous quittâmes ſans qu’elle m’eût témoigné un léger regret de notre éternelle ſéparation.

L’impreſſion de triſfteſſe que j’avois reçue dans le cours de cette journée, ne s’effaça pis en m’éloignant des objets qui l’avoient produite : au contraire, je ſentis ce qu’on ſent preſque toujours à la perte des perſonnes avec qui on a vécu dans l’intimité. Les inconvénients attachés à ces liaiſons diſparoiſſent ; on n’en voit plus que les avantages ; on s’exagere les reſſources qu’on en a tirées, & celles qu’on pouvoit en tirer encore.

Ma ſœur avoit peu ménagé mon amour-propre, lorſqu’elle avoit été en poſſeſſion de ma confiance ; depuis, je l’avois moi-même preſque abandonnée. Notre rapprochement auroit ſouffert des difficultés, en toute poſition. Malgré cela, je me rappellois douloureuſement qu’elle m’avoit écoutée, conſolée, ſoutenue… Un tel ſecours me redevenoit ſi néceſſaire ! j’avois tant de choſes à verſer dans le ſein de l’amitié ! Malheureuſement mes chagrins n’étoient plus du reſſort de Mademoiſelle d’Aulnai. C’étoit des conſeils qu’il me falloit ; une Religieuſe ne pouvoit & ne devoit me donner que des leçons.

On auroit peine à croire la ſermentation qui s’enſuivit d’un événement ſi peu fait pour en opérer de ſemblables. J’errois ſans guide dans le labyrinthe de mes idées, de mes ſentiments. Je retournois continuellement par les mêmes routes, & n’en appercevois point l’iſſue…

L’amour s’établiſſoit au fond de mon cœur : je ne voulois pas l’y voir, pour n’être pas obligée de l’en chaſſer… Souvent je tâchois de me perſuader que j’aimois toujours le Baron ; bientôt après je m’en donnois le démenti, & j’en étois affligée. Ce n’étoit pas pour mes devoirs, mais pour mon repos, que cette découverte m’alarmoit… Je m’avouois à demi, qu’un mot du Comte me rendroit ma tranquillité ; ce mot ne venant point, je me tourmentois, & par contre-coup, tout ce qui m’étoit aſſujetti.

Je voyois mon mari ſi rarement, en particulier, que l’influence de mes caprices ne pouvoit guere s’étendre juſqu’à lui ; c’étoit une ſurcharge pour le reſte.

On ne répand point impunément l’amertume ſur la vie des autres… Je ne fus pas long-temps ſans éprouver le contre-coup de ce que ma mauvaiſe humeur faiſoit ſouffrir… Il me paroiſſoit affreux de ne voir autour de moi que des viſages mécontents : je leur en voulois autant de mal que ſi j’avois agi de maniere à les rendre fort gais. Rongée de vapeurs noires, je me forgeois des tortures, dont mes paſſions étoient les ſeuls agents… Enfin je me trouvois très-malheureuſe ; mais j’aurois été bien embarraſſée de définir les cauſes de mon malheur.

Comment ſortir d’un état auſſi pénible ? Je rêvai, je cherchai, & crus avoir fait un grand effort de jugement, en décidant qu’il me falloit un ami capable de remplacer Mademoiſelle d’Aulnai ; quelqu’un d’aſſez habile pour deviner ce qui ſe paſſoit dans mon cœur, d’aſſez indulgent pour y compatir. Où le rencontrer cet être ſecourable ? Le choix étoit délicat ! Rozane, avec toutes les qualités requiſes, ſe préſenta des premiers à mon eſprit. Je le repouſſai comme un téméraire qui ne devoit pas être écouté. Il revint… Puis encore… Puis toujours… Fatiguée de cette importunité, je m’arrêtai pour m’affermir, à ce qu’il me ſembloit, dans le deſſein de l’exclure, par l’examen des obſtacles qui s’élevoient entre nous. D’abord je les jugeai inſurmontables… A force d’y réfléchir, ils me parurent dégénérer en ſimples inconvénients… Finalement je n’en vis plus qu’un : c’étoit l’amour ; mais cet amour, ſur lequel je m’abuſois pour mon propre compte, étoit en queſtion pour celui de Rozane. L’intérêt du moment exigeoit que je la décidaſſe : elle le fut. La néceſſité de faire les avances ne m’arrêta pas davantage ; je me juſtifiai tout au nom de l’amitié, comme j’avois déjà fait. Le plus ou le moins de ſupercherie avec moi-même, m’étoit égal.

Je ne délibérai donc plus que ſur la maniere de communiquer mon plan à Rozane, & de le lui faire agréer. Les occaſions ne me manquoient pas : nous jouiſſions, à la campagne de ma mere, d’une plus grande liberté qu’en aucun lieu du monde ; mais je voulois que mon ſujet fût amené : j’en épiois l’inſtant favorable ; il s’offrit.

Obligée de répondre à pluſieurs lettres, j’annonçai, une après-dînée, que je n’irois pas à la promenade. Mes dépêches furent expédiées plus promptement que je ne l’avois cru ; mais ne ſachant où je rejoindrois la compagnie, j’allai prendre un livre chez le Marquis, dans le deſſein de me promener ſeule. L’appartement de Rozane ſe trouvoit ſur mon paſſage… la porte étoit entr’ouverte… il n’y avoit pas d’apparence qu’il y fût ; … cependant je la pouſſai ſans me dire pourquoi…

Aſſis devant une table, le Comte avoit la tête appuyée ſur ſa main gauche, & tenoit de la droite une plume, dont il ne ſe ſervoit point : il rêvoit.

Je ne vous croyois pas ici, dis-je aſſez platement : car s’il n’y étoit pas, qu’eſt-ce que je venois y chercher ?… Ma voix le tira de ſa rêverie. Il ſe leva précipitamment, & vint à moi comme une perſonne qui, ſortant du ſommeil, auroit eu peine à reprendre ſes eſprits.

Vous ne vous êtes donc point laiſſé tenter pour la promenade ? lui demandai-je. — Non, Madame. — Par quelle raiſon ? — Parce que je n’y aurois pas vu… Mais, interrompit-il, vous aviez ſans doute quelqu’intention en m’honorant de votre viſite. Serois-je aſſez heureux pour vous être utile à quelque choſe ? Oui, Monſieur, vous m’accompagnerez au parc : j’allois y reſpirer le frais, en liſant ; au-lieu de cela, nous cauſerons. Votre converſation me vaudra mieux qu’un livre. Il s’inclina, ſans répondre, & me préſenta la main pour deſcendre. Je ſentis qu’il trembloit ; peut-être je tremblois auſſi… du moins, il eſt certain que j’étois fort émue.

Nous commençâmes de marcher en ſilence. Le vent, le chaud, la ſérénité du temps vinrent enſuite… Un mot… Un autre… Des lacunes… Je bouillois ! Que dire ?… Comment débuter ?… Une occaſion ſi belle alloit ſe perdre par ce ſot embarras… Si j’en voulois finir, il falloit changer mon plan, renoncer aux préliminaires, bruſquer l’explication… Je m’y déterminai.

Comte, dis-je, laiſſons le temps : quelque beau qu’il puiſſe être, j’imagine que nous pouvons traiter une matiere plus intéreſſante. Nous nous connoiſſons aſſez pour uſer, l’un envers l’autre, d’une entiere franchiſe. Je pourrois juſtement vous reprocher de ne vous l’être pas dit plutôt ; mais cette petite délicateſſe m’éloigneroit de mon but… Mes vues ſont ſimples, mes procédés ſeront de même. A-t-on beſoin de tournure dans une choſe dictée par la raiſon, & qui doit être ſous la garde de la vertu ?… Je m’explique.

Vous avez des peines, j’en crois ſur cela votre profonde mélancolie ; j’en ai auſſi qui rempliſſent quelquefois mon ame d’amertume ; la compatiſſante amitié les ſoulageroit toutes. Déjà nous en avons fait l’expérience ; il ne tient qu’à nous de l’expérimenter encore… Soyons amis, Comte ; établiſſons entre nous un commerce de confiance, qui nous aide à ſupporter les chagrins cuiſants de la vie ; je verſerai les miens dans votre cœur, & j’adoucirai ceux que vous pourrez avoir en les partageant… Mais… je vous vois frappé d’un ſingulier étonnement ! De grâce, inſtruiſez-moi de ce qu’il ſignifie. — Que j’admire un tel projet, & la liberté d’eſprit avec laquelle vous me le propoſez ; ſeulement je ſuis fâché de ne pouvoir concourir à ſon exécution, puiſqu’il vous plaît… Madame, ſi j’ai des ſecrets, je ne dois, ni vous les révéler, ni devenir le dépoſitaire des vôtres.

Quoi, Monſieur, m’écriai-je, vous refuſez d’être mon ami ? — Ami ſoit ; je vous veux aſſez de bien pour mériter ce titre ; mais je répete que celui de confident ne ſauroit être le mien auprès de vous.

La ſuppoſition d’un refus n’étoit pas entrée dans mes arrangements ; il me confondit au point de reſter muette, de ne plus voir que des brouillards. Le Comte me laiſſa le temps de me remettre… Nous fûmes un quart-d’heure ſans parler. Il traçoit d’un air diſtrait des lignes ſur le ſable, avec une canne. J’arrachois les feuilles, les branches de la charmille, que je mettois en pièces. Enfin, les nuages ſe diſſiperent un peu ; je ſentis ma colere s’enflammer par degrés… Quelle opinion, Monſieur, avez-vous donc de mes ſecrets, pour vous défendre ainſi de les pénétrer ? demandai-je fiérement. Vous me mettez ſans doute au rang de ces femmes dont la confidence déshonore preſque également celles qui la font, & ceux qui la reçoivent… Une telle indignité a lieu de me ſurprendre, nommément de votre part ; quand je l’aurois méritée, vous auriez été le dernier des hommes dont j’aurois cru la devoir craindre. — Vous auriez eu tort ; ſi vous étiez de ce nombre mépriſable, je ſerois un des premiers à vous en faire ſubir la juſte humiliation ; mais rien, je vous jure, n’a été plus éloigné de ma penſée. Vous êtes ſage, vous aimez votre mari, vous avez droit à l’eſtime de ceux à qui vous accorderez votre confiance, je le ſais, Madame, & n’en perſiſte pas moins à refuſer cet honneur.

Il ſuffit, dis-je, en doublant le pas pour me ſéparer de lui. Mon erreur étoit excuſable ; un plus long entretien ne le ſeroit pas. Au reſte, je vous ſuis obligée… très-obligée de m’avoir deſſillé les yeux… ſans cela, peut-être… j’allois… Tout eſt dit. Je marchois fore vîte, & croyois ne plus raiſonner qu’avec moi-même. Rozane me ſuivoit de trop près pour ne me pas entendre… Arrêtez, s’écria-t-il ? Que parlez-vous d’obligation ? de… de… Eſt-il bien vrai ?… Suis-je toujours ?… Expliquez cette énigme… Que fais-je !… quelle imprudence !… Non, Madame… non, ne dites rien de plus… Gardez-vous de me donner une dangereuſe lumiere, dont il n’eſt pas en moi de me prévaloir.

Je n’avois jamais eu plus envie d’enfreindre une défenſe que celle du Comte. Ses queſtions, ſon trouble, ſes réticences piquoient ma curioſité : je l’aurois pouſſée ſûrement auſſi loin qu’il m’auroit été poſſible, ſans la rencontre de la compagnie qui revenoit au château.

Ma mère tenoit un paquet de lettres, que le courier lui avoit remis en paſſant. Entre celles qui étoient à mon adreſſe, j’en trouvai une de Madame de Saintal. Elle me mandoit que ma ſœur étoit tombée dans un dépériſſement total ; qu’on n’oſoit preſque plus hazarder des remedes ; qu’elle-même s’y refuſoit opiniâtrément, ou en empêchoit l’effet par ſon indocilité aux ordonnances des Médecins.

Cette nouvelle ne m’étonna pas à un certain point. La ſanté de Mademoiſelle d’Aulnai s’étoit affoiblie dès le temps de ſon noviciat ; depuis ſa profeſſion elle avoit décliné chaque jour, & nous l’avions laiſſée, en partant de Paris, dans le plus fâcheux état.

Juſques-là, toute occupée de mes propres intérêts, j’en avois pris un bien médiocre au danger de ma ſœur, qui d’ailleurs étoit, à mon égard, comme dans une région étrangere ; mais il eſt des moments où l’ame s’ouvre aiſément à l’affliction : la mienne fut pénétrée de ce que je venois d’apprendre.

Mademoiſelle d’Aulnai eſt bien mal, dis-je d’un ſon de voix altéré : vous le mande-t-on auſſi, ma mere ? Oui, répondit-elle ; la Supérieure me l’écrit… Sa lettre eſt inquiétante… Cependant ces bonnes filles exagerent tant les choſes, qu’il ſe pourroit… Je vous aſſure, interrompis-je, qu’il n’y a point d’exagération ; Madame de Saintal me déclare que le mal eſt très-preſſant. Ce témoignage eſt plus grave, dit la Marquiſe ; il n’eſt pourtant pas infaillible. Mademoiſelle d’Aulnai a beaucoup de vapeurs ; les ſymptômes de cette maladie ſont quelquefois très-effrayants… On peut s’y méprendre… Enfin nous verrons. Après-demain je retournerai à Paris ; & ſi nos frayeurs ſe diſſipent, comme je le préſume, nous reviendrons ſous peu de jours.

La triſteſſe étoit ſi contraire à mon humeur, que j’aurois partagé très-volontiers la ſécurité de Madame de Rozane ; mais j’avois beſoin d’un prétexte pour pleurer. Une nouvelle fâcheuſe arrive ſi à propos, dans ces circonſtances, qu’on ne voudroit pas en retrancher la moindre choſe ! Mes larmes coulerent abondamment ; mes ſentiments ſe croiſerent avec force, tant que je fus contrainte de reſter en repréſentation. Dès que je me trouvai libre, l’article de Mademoiſelle d’Aulnai ſe rangea de lui-même à l’écart : il n’exigeoit aucune diſcuſſion.

Mon aventure avec Rozane m’avoit rejettée dans mes incertitudes. Que ſignifioit une conduite auſſi bizarre, auſſi problématique que la ſienne ?… On pouvoit y ſoupçonner de l’amour, du dépit, de la jalouſie ; ce principe étoit flatteur : il me parut le ſeul vraiſemblable.

De retour à Paris, on nous confirma ce qu’on nous avoit écrit ſur Mademoiſelle d’Aulnai : mourante, affaiſſée, elle ne ſe diſpenſoit pas encore des regles auſteres de ſon Couvent ; mais elle avoit fait un divorce entier avec le dehors, & n’alloit plus au Parloir pour qui que ce pût être.

Vous n’aurez bientôt plus de ſœur, me dit la Comteſſe de Saintal. Chaque inſtant ajoute au mal dont elle eſt conſumée. Elle n’offre à préſent que l’image d’un cadavre, qui déchire le cœur de tous ceux qui la voient. Seule, elle regarde tranquillement les approches de ſa fin, & ſemble même l’accélérer par la vivacité de ſes deſirs.

Quoi qu’en pût dire la Comteſſe, elle ne me perſuada point que ma ſœur vît, avec tant de plaiſir, la mort prête à la frapper. Quoi, ſi jeune ! m’écriai-je, à dix-neuf ans ! Madame, eſt-il poſſible qu’elle ſoit ſans reſſource ? Il n’en eſt plus, répondit-elle. C’eſt un ſang brûlé, une poitrine perdue ; le Ciel pourroit ſeul la tirer de là ; & nous ne devons pas eſpérer un miracle.

Ma mere qui ne ſe mettoit pas à portée de juger, par ſes yeux, l’état des choſes, à qui les Médecins pallioient un peu la vérité ; ma mere, dis-je, perſiſtoit à croire que la langueur de Mademoiſelle d’Aulnai étoit purement accidentelle, & qu’on ne finiſſoit pas de cette maniere à ſon âge. Elle brûloit de retourner à la campagne, parce que la ville étoit aſſez déſerte ; je mourois de peur qu’elle ne ſe décidât, parce que des affaires retiendroient Meſſieurs de Rozane à Paris.

Tous les jours ma paſſion pour le Comte acquéroit des accroiſſements. Je n’oſois plus l’attaquer ouvertement, mais je n’omettois aucune de ces petites fineſſes dont nous ſavons faire uſage pour attirer un cœur qui ſe dérobe à notre pourſuite. Je me trouvois à point nommé dans les lieux où j’eſpérois de le rencontrer ; je ne reſpirois que là, & j’étois encore d’aſſez mauvaiſe foi avec moi-même, pour attribuer tout au beſoin d’avoir un ami.

Il s’étoit écoulé près d’un mois, ſans que ma ſœur eût éprouvé un changement ſenſible. Ma mere ſe fortifioit dans l’opinion qu’elle en avoit toujours eue. Je commençois à croire que Madame de Saintal m’avoit trop alarmée, quand la cataſtrophe juſtifia ce qu’elle avoit avancé.

Au milieu de l’après-dînée, un projet d’amuſement avoit raſſemblé, chez ma mere, pluſieurs perſonnes dont j’étois du nombre. La Touriere du Couvent de *** entra d’un air extrêmement empreſſé… Mademoiſelle votre fille touche à ſa derniere heure, dit-elle. Madame, elle demande à vous voir ; le moindre délai la priveroit de la conſolation qu’elle deſire.

La Marquiſe reſta ſans parole… Ce ſilence m’inquiéta. Je connoiſſois ſon exceſſive répugnance pour les malades, en général, & celle qu’elle avoit pour ma ſœur, en particulier ; la crainte qu’il ne s’enſuivît un refus, m’obligea de la prévenir… J’ordonnai qu’on mît les chevaux, & m’offris de l’accompagner. Les diverſes queſtions que je fis à la Touriere, laiſſerent à Madame de Rozane le loiſir de préparer ſon apologie : elle la tira des lieux communs de la douleur, du ſaiſiſſement ; mais c’étoit à des femmes qu’elle entreprenoit d’en impoſer. Vous avez été bien vîte, pour m’engager dans cette démarche, ſans ſavoir ſi je l’approuvois, dit-elle, lorſque nous fûmes partie. J’ai cru, Madame, répondis-je, que vous ne vous refuſeriez pas à la priere de ma ſœur. — Cela pouvoit être ; mais il falloit vous en aſſurer, & ne pas donner légérement des ordres chez moi… Ce n’eſt ſûrement pas d’elle-même que Mademoiſelle d’Aulnai me demande, ajouta-t-elle, ce ſera quelqu’une de ces Nones… Son Confeſſeur peut-être qui l’aura exigé… Les plus triſtes cérémonies leur ſont familières… Elle ſe tut, rêva, parut quelquefois agitée… J’étois tremblante… Nous arrivâmes. Quel tableau ! pour deux femmes du monde, uniquement occupées de leurs plaiſirs & de leurs paſſions ! Des Religieuſes à genoux, récitoient des prieres qu’elles interrompoient par leurs ſanglots… Ma ſœur, dans l’âge des graces, & de la beauté, étoit étendue ſur un lit de douleur, mourante, & méconnoiſſable… Chaque reſpiration lui coûtoit un effort… Tous ſes traits étoient défigurés… Ses yeux fixes, conſervoient un feu ſombre, plus effrayant mille fois qu’une extinction totale… Nos noms, qu’on prononça très-haut, ſemblerent rappeller ſon ame prête a fuir, & répandre ſur ſon viſage je ne ſais quoi de menaçant. Approchez, Madame, dit-elle à ma mere, venez jouir de votre ouvrage, venez voir expirer votre victime : c’eſt pour vous procurer cette ſatisfaction, que j’ai deſiré votre préſence.

La Supérieure, épouvantée de ce début, l’interrompit par une pieuſe exhortation… Laiſſez-moi, dit-elle, en la repouſſant d’une main mal aſſurée ; je ſuis ſous l’empire de la mort, & ne reconnois plus aucune autorité ſur la terre.

Vous avez ſignalé votre conſtante averſion pour une infortunée à qui vous aviez donné l’être, continua-t-elle, en apoſtrophant toujours la Marquiſe… Vous m’avez arraché le ſeul bien capable de me dédommager des longues & humiliantes privations auxquelles vous m’aviez condamnée… Vous ne m’avez laiſſé que le choix d’une mort prompte, ou d’une vie abreuvée d’amertume… J’ai choiſi, Madame : je meurs. Mais celui qui juge des actions humaines, doit, ſans doute, être le vengeur des malheureux opprimés… La voix de mes tourments va réclamer ſa juſtice… Je me flatte… J’eſpere que ſon bras appeſanti ſur ma marâtre, lui rendra le prix de ce qu’elle m’a fait ſouffrir… Qu’il punira le perfide dont j’ai été lâchement abandonnée… Que celle à qui… Epuiſée par les efforts prodigieux qu’elle avoit faits, elle perdit la parole, du moins on ne diſtingua plus ce qu’elle eſſayoit encore de balbutier.

Ses mouvements étoient convulſifs, ſa reſpiration précipitée… On nous fit ſortir. Je fondois en pleurs. Madame de Rozane, pâle, interdite, ſe laiſſoit conduire, ſans proférer un ſeul mot. La Supérieure lui faiſoit des excuſes qu’elle n’entendoit pas… Elle remonta machinalement en carroſſe, & nous regagnâmes ſon hôtel, ſans que l’une de nous deux eût rompu le ſilence.

Le diſcours de Mademoiſelle d’Aulnai, que je repaſſois continuellement, rempliſſoit mon ame de terreur. Mon ſang, glacé d’abord par l’impreſſion de la crainte, avoit repris une circulation ſi rapide, que j’en étois ſuffoquée. Je croyois entendre toujours la voix affreuſe du déſeſpoir, & voir l’image de la mort errer autour de moi… En m’éloignant de ce funeſte lieu, j’emportois, à ce qu’il me ſembloit, des ſouvenirs capables de répandre les ténèbres de la douleur ſur tous les jours de ma vie.

Je ne comprenois pas ſur quoi ſe fondoit une partie des reproches que ma ſœur avoit fait éclater. Je concevois encore moins la patience avec laquelle ma mere les avoit ſoutenus. Ce ne pouvoit être, ſelon moi, que l’ouvrage de la ſurpriſe, ou de cette ſorte de reſpect qu’on accorde aux dernieres paroles d’un mourant.

En entrant chez elle, Madame de Rozane s’aſſit, avec l’action d’une perſonne plus indignée qu’abattue. Son teint & ſes yeux s’animoient. Elle me regardoit, baiſſoit la tête, héſitoit, comme quelqu’un qui s’embarraſſoit dans la ſurabondance des choſes dont ſon eſprit étoit agité.

Etes-vous ſatisfaite de m’avoir expoſée à cette effroyable ſcene ? me demanda-t-elle enfin… Un inſtinct ſecret ſoulevoit mon cœur… Il falloit en croire ſes avertiſſements… Il ne vous a pas plu que je les écoutaſſe… Vous m’avez mis dans la néceſſité de condeſcendre à cette démarche, ou de me donner un travers odieux… Que d’horreurs ! eh, c’eſt vous, c’eſt votre précipitation !… Non, je ne l’oublierai jamais.

L’humeur de la Marquiſe m’étoit aſſez connue, pour que je duſſe m’attendre à des éclats ; mais je n’avois pas deviné que j’en ſerois le premier, le principal objet. Mon ame puiſſamment ébranlée par ce qui avoit précédé, ne ſe trouvoit plus aſſez de force pour réſiſter à cette attaque. Auſſi confuſe, auſſi troublée que ſi j’avois été la cauſe premiere des outrages que ma mere avoit reçus, je me jettai à ſes pieds, demandant pardon pour ma ſœur, pour moi-même… J’ajoutai des careſſes, des proteſtations d’attachement, de tendreſſe, de ſoumiſſion… Rien n’eut ſon effet… Elle étoit dans un déſordre qui lui permettoit à peine de m’écouter. Taiſez-vous, me dit-elle, & laiſſez-moi… Je veux être ſeule. Cet ordre, prononcé & répété d’un ton qui ne ſouffroit pas de replique, me réduiſit à la plus prompte obéiſſance… Je ſortis. Ma mere ſonna que je n’étois pas encore à moitié de l’anti-chambre ; curieuſe de ſavoir ſi ce n’étoit point pour me rappeller, je me rapprochai de la porte, & fus très-étonnée d’entendre qu’il s’agiſſoit de faire chercher le Baron au plus vite.

Tout ce qui s’étoit paſſé depuis quelques heures, portoit un caractere de ſingularité, ſur laquelle je formois des conjectures ſans nombre. Pourquoi Mademoiſelle d’Aulnai accuſoit-elle la Marquiſe de ſa mort, puiſqu’elle s’étoit fait Religieuſe volontairement ? Quelle étoit cette mort dont elle avoit parlé comme d’une affaire de choix ? ce bien ſi précieux qu’elle regrettoit encore ? ce perfide qui l’avoit lâchement abandonnée ? cette troisième perſonne qu’il n’avoit pu comprendre ſans ſes horribles anathêmes ? Pourquoi Madame de Rozane, chargée par elle d’imprécations, l’avoit-elle ménagée dans ſa colere, au point de ne la pas nommer ? La terreur avoit-elle étouffé la voix du reſſentiment ? étoit-il naturel qu’elle eût pris tant d’empire ſur une conſcience ſans reproche ? Enfin, pourquoi recourir à Murville, de préférence, dans une conjoncture où tout lui devoit être parfaitement étranger ?…

J’errois dans cet abyme ténébreux, où j’étois preſqu’également effrayée de ce que je voyois, & de ce que je ne voyois pas, lorſqu’on m’annonça Madame de Saintal, que je n’avois pas apperçue au Couvent. Elle eſt donc morte ! m’écriai-je, en liſant ſur ſon viſage ce qu’elle venoit m’apprendre. Oui, répondit-elle, ç’en en fait, Dieu a terminé, & ſans doute couronné ſes ſouffrances. Hélas ! je le ſouhaite, dis-je ; mais je frémis au ſouvenir de… Madame, avez-vous été témoin de ſon dernier ſoupir ? — Non. Obligée de ſortir dès le matin, j’avois recommandé qu’on m’avertît dès qu’elle ne ſeroit plus, afin de pouvoir acquitter la promeſſe qu’elle avoit exigée de mon affection. De quoi s’agit-il ? demandai-je avec inquiétude. — D’un paquet que je me ſuis chargée de vous remettre. — Un paquet !… à moi !… Donnez, donnez, Madame… Savez-vous ce qu’il contient ? — En me le confiant, Mademoiſelle d’Aulnai m’aſſura qu’il renfermoit des choſes dont il vous importoit d’être inſtruite immédiatement après ſa mort. J’ai reſpecté ſon ſecret, le vôtre, & ne me ſuis permis nulle queſtion.

L’impatience m’avoit fait rompre le cachet, avant que la Comteſſe eût ceſſé de parler, & je tâchois de débrouiller, à travers un voile de larmes, le commencement d’une lettre, qui rouvre encore aujourd’hui mille bleſſures dans mon cœur.

Mlle d’Aulnai à Madame de Murvillle.

„ O vous ! conſtant objet de mon averſion & de ma dévorante jalouſie ; vous, qui la premiere avez fait éclorre dans mon ſein les germes de la paſſion funeſte qui me conduit au tombeau ; vous, qui poſſédez… eh, peut-être ſans y attacher un grand prix, ce que j’aurois préféré, dans les jours de mon illuſion, au trône de l’univers entier ; vous, enfin, que j’aurois aimée, ſi la femme injuſte, que le Ciel en courroux nous donna pour mere, avoit mis plus d’égalité dans la balance de notre bonheur. Liſez ; connoiſſez celle qui fut votre ſœur pour le ſupplice de ſa vie ; connoiſſez les maux cruels qu’elle a ſoufferts, & le lâche impoſteur que vous avez fait ſuccéder, dans votre amour, au plus eſtimable des hommes… „

Mon agitation croiſſoit à chaque mot… J’étouffois… Je ne diſtinguois plus les caractères… Je me meurs ! dis-je, en laiſſant tomber mes bras, & le papier ſur mes genoux. Qu’avez-vous ? mon Dieu, qu’avez-vous ? demanda la Comteſſe, d’un air extrêmement alarmé ? Quel eſt donc le myſtere de cette Lettre ?… Ma chere Baronne, permettez-vous que je la voie ? je la lui tendis : elle en parcourut quelques lignes… Ciel ! qu’ai-je fait ! s’écria-t-elle. La perfide m’a trompée, m’a ſéduite par de fauſſes vertus, pour me rendre l’inſtrument de ſes fureurs. Son projet n’aura pas le ſuccès qu’elle s’en étoit promis Vous ne reverrez plus cet écrit ; les noirceurs que ſon début annonce, reſteront dans un parfait oubli.

En parlant ainſi, Madame de Saintal rouloit le cahier, pour le mettre dans ſa poche. Cette action me tira de mon accablement. Arrêtez, dis-je, en lui ſaiſiſſant la main : rendez le-moi, je vous en conjure… au nom de ma tendre amitié. C’eſt cette même amitié qui me le défend, repliquat-elle. Non, ma fille, non, ma chere enfant, ſi vous m’aimez, vous ne lirez point cette malheureuſe production d’un eſprit faux, & d’un cœur ulcéré. — Je vous aime, & je la lirai, Madame : il le faut… Il le faut abſolument. J’en alléguai de bonnes raiſons. La Comteſſe oppoſa les ſiennes ; elle y joignit des careſſes, des larmes, des prieres… alla juſqu’à vouloir ſe jetter à mes pieds… Je tins ferme : de ſorte qu’après un combat très-long, très-opiniâtre, elle fut contrainte de me céder.

Dès qu’elle m’eut quittée, j’allai m’enfermer dans mon cabinet, avec défenſe de laiſſer entrer qui que ce fût, pas même le Baron. Je tremblois de tout mon corps, des lumieres affreuſes que j’allois recevoir, & n’eus rien cependant de plus preſſé que de reprendre ma lecture.

Suite de la Lettre de Mademoiſelle d’Aulnai.

„ Je ne m’occupe à décrire mes tourments, que dans l’eſpérance qu’ils enmpoiſonneront les plaiſirs dont vous jouiſſez à mon préjudice : c’eſt la plus douce, c’eſt l’unique conſolation que je veuille & que je puiſſe me procurer, en attendant ma dernière heure.

„ La crainte & la haine ſont les premiers ſentiments qu’on a introduits dans mon cœur… O Dieu ! ne l’aviez-vous formé ſi délicat & ſi tendre, que pour le remplir de tant d’horreurs ?

„ On ne m’accoutuma, ce ſemble, à prononcer le nom de mere, que pour m’apprendre à le redouter ; & celui de ſœur, que pour m’accabler du poids de la comparaiſon. Victime d’une injuſte prédilection, j’en conçus pour vous de l’éloignement, en ſortant du berceau.

„ Les avantages frivoles, mais éblouiſſants que vous aviez reçus de votre éducation ; votre luxe, votre aiſance, l’inſultante vanité que vous en tiriez, & le contraſte humiliant de mes privations, acheverent de m’aliéner à votre arrivée au Couvent.

„ Les ſoins, la ſageſſe de Madame de Saintal ; vos timides prévenances ; la ſupériorité que je me trouvai du côté du ſavoir, flatterent mon amour-propre, aſſoupirent ma haine, au point que je la crus détruite. Je me trompois : elle reprit toute ſa force, quand vous vîntes, ivre de joie, m’annoncer que vous alliez retourner dans le monde, pendant qu’on ne me laiſſoit entrevoir aucun terme à ma captivité.

„ Vous partîtes : il m’en coûta des larmes, dont on fit honneur à l’amitié, quoique le dépit ſeul les arrachât de mes yeux. Mais avant que de me quitter, vous aviez ouvert mon ame aux preſtiges de l’amour, & préparé mes ſens à la ſéduction des plaiſirs.

„ Dépoſitaire de votre premier penchant, & des tranſports que l’idée du mariage vous faiſoit éprouver, j’écoutai d’abord avec étonnement, puis avec intérêt… Enfin, la contagion produiſit ſon effet. Le feu de votre imagination paſſa tout entier dans mon cœur. Je recueillois vos paroles ; j’étudiois vos mouvements ; je donnois aux uns & aux autres une extenſion nouvelle… J’en compoſois le poiſon fatal qui a dévoré mes déplorables jours.

„ Inſenſée ! Loin d’être en garde contre cette diſpoſition, je ne me plaiſois qu’à ce qui pouvoit l’augmenter. Mon ame, qui depuis la mort du meilleur des peres, étoit reſtée vuide des ſentiments aimables de la nature, recevoit, avec raviſſement, l’image du bonheur dont elle pouvoit jouir. Je ſoupirois après cet âge, où notre beauté doit avoir acquis ſa perfection, où l’on nous croit capables d’apprécier les hommages qu’on nous adreſſe.

„ Il arriva, cet âge ſi follement deſiré. J’avois plus de ſeize ans, lorſque je vis paroître le jour où je devois perdre pour jamais le repos de ma vie.

„ Dans un moment où mes compagnes & moi, nous exercions à des jeux, on me ſonna pour le Parloir ; j’y courus, ſans ſavoir qui me demandoit, avec ce petit déſordre de la gaieté, qui double l’éclat de la jeuneſſe : c’étoit ma mere, & celui… Ma main a peine à tracer un nom qui m’a cauſé des émotions ſi délicieuſes… Un nom que j’aurois voulu pouvoir graver dans tous les lieux où ſe portoient mes regards.

„ Je connoiſſois M. de Murville pour l’avoir vu chez mon pere : mais en enfant, ſur qui le plus ſéduiſant des hommes ne fait qu’une légere impreſſion ; j’en aurois totalement perdu le ſouvenir, ſi vous ne me l’aviez rappellé, quelquefois… Qu’il me parut différent du portrait que vous m’en aviez fait, & que j’avois adopté ! Si la préſence de Madame de Rozane m’interdit, celle de Murville me jetta dans un trouble qui m’étoit inconnu. Je baiſſai les yeux, en rougiſſant… Je ne les relevai qu’avec beaucoup d’embarras & de timidité. Cherchant ſans ceſſe à les occuper ailleurs, ils revenoient involontairement ſur ceux du Chevalier, où je croyois voir briller l’aurore de cette félicité à laquelle j’aſpirois. Les louanges fines qu’il me prodigua, ſon ton, ſon air, les grâces de ſon eſprit acheverent d’égarer ma raiſon… Pourquoi la mort ne me frappa-t-elle pas dans cet inſtant, plutôt que de reſter en proie aux tourments qui dévoient en être la ſuite !

„ Les propos de Murville déplurent à Madame de Rozane : elle en termina plus promptement ſa viſite ; mais le trait avoit porté. Je ſortis du parloir avec un nouvel être… Tout ſembloit embelli pour moi ; je ſemblois embellie moi-même. Le ſentiment neuf dont j’étois animée, mettoit, dans mon humeur, un liant, une douceur, une aménité, que mes chagrins précédents m’avoient, juſques là, rendu impraticables.

„ Deux jours après, Murville vint me voir, en ſuppoſant un ordre de ma mere. Notre entretien fut tel qu’il le devoit être entre deux perſonnes dont les ames cherchoient à ſe communiquer. Il me dit qu’il m’aimoit, je le crus ; eh ! qui ne l’auroit pas cru de même, à la maniere dont il le diſoit ?

„ Perſuadée de ſon amour, je ne lui fis pas attendre l’aveu du mien. Ignorante ſur les décences d’uſage, plus encore ſur la perfidie des hommes, j’aurois regardé tout délai, toute réticence, comme une injure faite à ce que j’aimois… J’étois heureuſe de mon propre bonheur, & de celui que je me flattois de procurer. Malgré cet enchantement d’une paſſion naiſſante, je fis obſerver à Murville, que l’expédient dont il s’étoit ſervi ne pouvoit pas ſe réitérer. Il penſa de même ; rêva quelques minutes ; me demanda où j’étois logée… Je lui décrivis la poſition de ma chambre, ſes entours… Il peſa tout, & ne s’expliqua ſur rien.

„ J’appercevois dans ſes queſtions, même dans ſon ſilence, un projet téméraire dont j’aurois dû frémir, & qui, je l’avoue avec confuſion, ne m’inſpiroit de crainte que pour le ſuccès. J’étois déjà trop enflammée, pour renoncer à voir mon amant, & j’avois trop peu d’expérience pour en redouter le danger.

„ Près d’une ſemaine s’écoula, ſans que je reçuſſe aucune nouvelle de Murville… C’eſt aux ames tendres & vives à ſe repréſenter mes impatiences… Les difficultés étoient grandes, je le ſavois ; mais je ne pouvois en ſuppoſer d’invincibles pour un homme bien amoureux.

„ Tourmentée cruellement par mes inquiétudes, les doutes les plus accablants commençoient à s’y joindre, quand on me remit un billet du Chevalier. Il me recommandoit de laiſſer coucher, le ſoir même, tout le monde, & de me tenir à ma fenêtre, vers onze heures… Le jour finit, onze heures ſonnerent, Murville parut… J’eus l’audace d’admettre chez moi, dans une nuit obſcure, un amant adoré, & avec lui tous les périls qui peuvent menacer la vertu.

„ Je me garderai bien de m’appeſantir ſur ces moments d’ivreſſe, où je ne reſpirois qu’amour & que félicité. Une malheureuſe qui conſidere tous les jours l’endroit où la terre couvrira bientôt ſa dépouille, ne doit rappeller de telles erreurs que pour augmenter ſes regrets ; & les miens ſont au comble.

„ Ce fut dans ce temps même qu’on vous ramena au Couvent, pleurante, déſolée d’être ſéparée du Comte. Tout l’avantage de la comparaiſon étant alors de mon côté, je vous plaignis… Je fis plus, je vous aimai. Mon cœur ſaigna des ſouffrances du vôtre, & je n’éprouvai que de la pitié, en vous voyant retourner dans un monde que Rozane n’habitoit plus.

„ Mes entrevues avec Murville étoient fréquentes. Dans les premieres, il s’étoit comporté en homme qui reſpecte la candeur & l’innocence de ce qu’il aime. Le mariage étoit notre objet : nous en parlions ſans ceſſe… Il nous inſpiroit des tranſports auxquels je me livrois avec autant de franchiſe que de ſécurité.

„ Ces entretiens dégénérerent par degrés. Murville ſe montra plus ardent… Il fit des tentatives que j’eus la force de repouſſer… Il s’en plaignit,… attaqua mes ſcrupules qui l’embarraſſoient : eh comment ? en détruiſant tous les principes qui pouvoient me ſervir de ſauvegarde contre lui.

„ Je me ſentois affoiblir à meſure que je perdois de vue ce qui avoit fait juſques-là mon ſoutien… Chaque jour nous avancions d’un pas, & chaque jour nous nous promettions de ne pas aller plus loin.

„ Je ne ſais s’il cherchoit à me tromper par ſes promeſſes, ou s’il ſe trompoit lui-même ; mais il eſt certain qu’il ne les obſerva pas. Sa témérité augmenta… J’y réſiſtai plus mollement… Elle devint extrême… Séduite par mon penchant, aveuglée par mon inexpérience, je courois vers le précipice où l’on me conduiſoit, & ne me reconnus qu’au moment d’y tomber. La ſurpriſe, la frayeur me firent reculer en arriere… J’échappai des bras de mon amant, & voulus fuir. Il m’atteignit, me retint… La partie n’étoit pas égale… Eperdue, agitée, hors de moi,… j’eus recours aux ſeules armes qui reſtoient en ma puiſſance, à mes pleurs. Arrête, Murville ! m’écriai-je, en me jettant à ſes pieds ; arrête : ne déshonore pas celle à qui tu veux t’unir ; ne la punis pas de ſa confiance en ta probité,… ne l’expoſe pas au malheur affreux de ton mépris… Hélas ! c’étoit l’unique moyen de défenſe qui ſubſiſtoit encore dans mon cœur & dans mon eſprit.

„ Cette action, la véhémence de mes paroles, le tremblement de tout mon corps atterrerent le Chevalier ; il ſe laiſſa tomber ſur un ſiege, le viſage couvert de ſes mains, ſans me répondre, ſans même faire attention que j’étois toujours à ſes pieds.

„ Tu ne me dis rien ! repris-je, étonnée de ſon ſilence. Murville… mon cher Murville, douterois-tu de ma tendreſſe ? ou me ferois-tu un crime de vouloir me conſerver digne de toi ?… Sois juſte, ſois généreux… Obtiens-moi de ma mere, & tu verras ton heureuſe femme voler au-devant de tes moindres deſirs… Tu la verras ne chérir, ne ſouhaiter la durée de ſa vie, que pour l’employer à t’adorer.

„ En parlant ainſi, je m’efforçois de déplacer ſes mains… Il ne me les abandonna, qu’après une aſſez longue réſiſtance : eh, que devins-je ! à l’aſpect de ſon abattement, de ſes yeux humides, qu’il baiſſoit avec toute l’expreſſion de la douleur ? Mon cœur ſe déchira… Deux fois j’ouvris la bouche pour démentir l’acte de courage que je venois de faire… Ciel ! vous me préſervâtes de ce comble d’égarement ! Vous ne voulûtes pas, qu’outre les chagrins dont j’allois être écraſée, j’euſſe encore à pleurer mon opprobre.

„ Vous ſerez ſatisfaite, me dit-il enfin, d’un ton conſterné. Je vous demanderai à la Marquiſe ; mais ſi elle me refuſe ? — Vous refuſer ! Ne m’avez-vous pas dit qu’elle étoit votre amie ? Ne s’agit-il pas de votre bonheur ?… D’où vous vient aujourd’hui cette crainte, contre laquelle vous m’avez raſſurée tant de fois ? Auriez-vous des preuves nouvelles de l’averſion que ma mere a pour moi ? Me haïroit-elle au point de vous ſacrifier vous-même, au plaiſir barbare de me rendre malheureuſe ? — Non, je ne dis pas cela ; cependant… il pourroit ſe faire… — Quoi ? qu’elle nous déſunît ? Jamais, mon ami, jamais. Je ſerai votre femme, ou la proie de la mort. Ecoutez : je ſais que Madame de Rozane peut retarder, peut s’oppoſer à notre mariage ; mais un jour je ſerai ma maîtreſſe, & le premier uſage que je ferai de ma liberté, ſera de me donner à vous… Ce terme eſt long, j’en conviens, ajoutai-je, en lui voyant faire un geſte d’impatience ; mais ſi vous m’aimez… Eh, ſi vous m’aimiez vous-même, s’écria-t-il, me condamneriez-vous à un ſiecle d’attente ! Votre amour eſt bien foible ! puiſqu’il vous permet d’enviſager tranquillement un avenir très-éloigné, très-incertain. Je ne dois pas, repris-je, me défendre d’un tel reproche : il faut le confondre. Mon amour eſt foible, dites-vous, eh bien, voyons, Murville, ſi le vôtre ſera capable d’auſſi grands ſacrifices. Mon ſort dépend ici de Madame de Rozane, ailleurs il dépendra de moi ; paſſons chez l’étranger : là, ſous la protection des loix, nous formerons des nœuds que rien ne pourra rompre. Les déſerts les plus arides, l’état le plus abject me ſeront délicieux, ſi je les partage avec vous… A ma majorité nous reviendrons en France. J’entrerai en poſſeſſion des biens que mon pere m’a laiſſés, & je vous dédommagerai, à la face de l’univers, des privations que l’amour vous aura fait ſouffrir.

„ Murville parut étonné de ma propoſition : ſans y répondre directement, il me promit de parler à ma mere, & de venir, la nuit ſuivante, me parler du ſuccès.

„ Non, il n’eſt pas vrai que nous preſſentions les maux dont nous ſommes menacés : ſi cela étoit, je ſerois expirée, en diſant, à celui que j’idolâtrois, un adieu… qui devoit être le dernier.

„ Tout eſt fini pour moi. Je n’ai plus à parcourir que la carriere effroyable du malheur, & jamais il ne toucha de ſi près au délire enchanteur du plus ardent amour.

„ Quelles tranſes ! quelles inquiétudes je refleuris le jour où mon ſort alloit ſe décider ! Combien elles augmenterent aux approches de la nuit où je comptois que Murville viendroit m’en inſtruire ! Je la paſſai toute entiere à l’attendre, ouvrant, & fermant ſans ceſſe la fenêtre par où j’avois coutume de l’introduire… Les premiers rayons de la lumiere détruiſirent l’eſpérance que j’avois conſervée juſques-là.

„ Alors, dans une ſituation… trop difficile à rendre, j’écrivis avec le feu que me communiquoient les paſſions diverſes dont j’étois agitée. Dès que les portes furent ouvertes, j’allai chercher la perſonne qui faiſoit mes commiſſions : c’étoit d’elle que Murville avoit obtenu l’empreinte de la clef du jardin où elle travailloit habituellement. Je la fis partir à l’inſtant même, ſans conſidérer qu’à cette heure, perſonne n’étoit levé dans les maiſons particulieres.

„ A peine je l’eus perdue de vue, que je me mis à calculer les minutes, les ſecondes qui devoient s’écouler juſqu’a ſon retour. Je n’oſois quitter l’endroit où j’avois promis d’attendre la réponſe du Chevalier. Le ſoleil dardoit à plomb ſur moi, je n’y faiſois pas attention ; mais mon ame & mon corps étoient dans un mal-aiſe inexprimable.

„ Ma Commiſſionnaire s’excuſa de ſon retardement, ſur ce que M. de Murville, qui s’étoit couché fort tard, ne venoit que de s’éveiller. Elle me donna une lettre qu’il avoit écrite avant de ſe mettre au lit… Il dormoit pendant que j’étois livrée à des peines qu’il ne pouvoit pas ignorer… Il dormoit !… Le ſommeil, ce ſoulagement ſi néceſſaire aux infortunés, devroit-il être fait pour les perfides & les ingrats ?… Je lus cette épître tant attendue… Liſez-la auſſi : c’eſt une production de votre digne époux, elle ne ſauroit vous être indifférente. „

Le Chevalier de Murville à Mlle d’Aulnai.

„ Je vais, ma chere d’Aulnai, vous plonger un poignard dans le cœur. Affreuſe néceſſité pour un homme qui vous adore ! mais je me rendrois coupable, en diſſimulant ce que je n’ai pas la force de vous apprendre moi-même.

„ C’en eſt fait, il faut renoncer, pour toujours, à l’eſpoir de nous unir. Les prieres de l’amitié, les larmes de la douleur n’ont pu fléchir votre mere : & ne nous flattons pas que le temps opere ſon changement en notre faveur. Quelque tentative que nous fiſſions, cette mere inexorable ſe trouveroit entre nous, pour s’oppoſer à nos deſſeins. Nous pouvons, dites-vous, nous affranchir de ſon eſclavage, en quittant la France pour quelques années : cela eſt vrai ; mais, ma tendre amie, ce parti nous perdroit tous deux. On diroit de moi, qu’abuſant de votre jeuneſſe, & plus animé peut-être par mon intérêt que par mon amour, je ne vous ai entraînée ſous un ciel étranger, que pour me rendre, dans la fuite, poſſeſſeur de votre fortune. A cette odieuſe imputation, on joindroit des effets plus terribles encore. Les loix, en proſcrivant ma tête, imprimeroient ſur moi la tache ineffaçable du déshonneur ; ſa ſeule idée feroit mon ſupplice, dans quelque lieu du monde que nous habitaſſions… Juſques dans vos bras, elle détruiroit mon bonheur. Vous-même, ſeriez accablée du contre-coup de ces revers. Que de ſujets de déſolation pour votre ame noble & ſenſible ! Une réputation flétrie ; une famille irritée, qui pourſuivroit la vengeance de mon attentat, & la punition de votre foibleſſe ; un mari, que jamais vous ne pourriez nommer, ſans attirer ſur lui les regards du mépris ; un royaume auquel nous nous ſerions donnés en ſpectacle, & qui ne nous verroit rentrer dans ſon ſein qu’avec la répugnance qu’inſpirent les criminels.

„ Voilà l’abyme d’ignominie où la paſſion nous conduiroit, ſi nous écoutions ſes pernicieux conſeils… Pardon. J’ai tort d’appuyer ſur ces détails humiliants, comme ſi je doutois de la délicateſſe de vos principes ; comme ſi vous ne m’en aviez pas donné la plus étonnante preuve, lors même que vos paroles ſembloient les démentir. Non, malgré le langage que vous a dicté la compaſſion, je ne puis vous méconnoître. Celle qui a pu triompher, dans l’ombre du ſecret, de ce que l’amour a de plus redoutable, n’eſt pas faite pour ſacrifier ouvertement ſes devoirs, pour braver, avec éclat, les préjugés & la cenſure… Chere & reſpectable fille ! combien vos vertus ajoutent à mes regrets !… Plaignez-vous, plaignez-moi, ne m’oubliez point, & ſoyez ſûre que rien ne dédommagera mon cœur du renoncement auquel on le condamne.

„ Je paſſe ſur l’effet que cette lettre produiſit en moi : il fut horrible. Un mal de tête réel, & dont j’exagerai la violence, me procura la liberté de m’enfermer dans ma chambre, où je ſoulageai ma douleur par ce que vous allez lire.„

Mlle. d’Aulnai au Chevalier de Murville.

„ Je connoiſſois aſſez Madame de Rozane, pour n’avoir pas été fort furpriſe de ſon refus ; mais je ne vous connoiſſois pas, quand je vous croyois incapable d’être rebuté par un premier obſtacle. Eſt-ce vous, Murville, qui, m’aimant hier avec idolâtrie, m’annoncez tranquillement aujourd’hui, qu’il faut renoncer à l’eſpoir de nous unir ? Eſt-ce à cette fille, dont ton amour effréné vouloit faire une victime d’infamie, que tu prodigues ta froide & inutile morale ?… Oui, je ne ſaurois m’y méprendre. Voilà les caracteres de ta main : ces caracteres chéris que je mettois ſur mon cœur, dont je compoſois mon tréſor… C’eſt la même écriture ; mais tu n’es plus le même homme ! Vingt-quatre heures ont ſuffi pour opérer la métamorphoſe !… Il faut en convenir, je ne m’y attendois pas.

„ Tout eſt donc changé ? tout eſt détruit, juſqu’à la confiance que tu prenois en mes paroles ? Tu dis qu’elles étoient en contradiction avec mes ſentiments, lorſque je t’offrois de quitter la France. Tu prétends que… Mais il n’eſt pas vrai que tu le croies. Tu es bien sûr, au contraire, que je t’aurois ſuivi à l’extrémité du monde, ſans rien regretter, ſans rien deſirer, que la poſſeſſion de ta tendreſſe.

„ Tu ne veux pas fuir la tyrannie, tu m’en allegues, pour raiſon, l’honneur : grand motif, ſans doute ! Eh, le connois-tu, pour oſer en faire parade avec moi ? Sais-tu que l’honneur véritable ne permet pas de chercher ſon plaiſir dans ce qui doiſ faire la honte & le tourment des autres ? de venir attaquer, avec toutes les armes de la ſéduction, une créature ſimple & tendre juſques dans le ſanctuaire de l’innocence, pour l’abandonner indignement à ſon déſeſpoir ? Foible Murville ! qui n’établit ſa propre eſtime que ſur l’opinion générale, & non ſur le témoignage de ſa conſcience !… Tu me fais pitié ! Parle, me crois-tu ſuſceptible d’une foibleſſe pareille ? Eſt-ce pour dédommager ma vanité des pertes de mon cœur, que tu fais, avec emphaſe, l’apologie de ma vertu ? Va, je ne me laiſſe pas aveugler par une vaine fumée. Si j’avois été auſſi vertueuſe que tu feins de le penſer, je ne verſerois pas aujourd’hui des larmes de ſang ſur mes imprudences. Je me ſerois défiée de ton ſexe, qu’on m’aſſuroit être léger, ingrat, perfide… Mais mon penchant étoit mon guide, toi mon oracle ſuprême ; je ne ſuivois que l’un ; je n’écoutois que l’autre, & j’en ſuis juſtement punie.

„ J’ai triomphé, dis-tu, de ce que l’amour a de plus redoutable : ah ! ne m’éleve pas un trophée pour cette victoire ; ſon principe n’en vaut pas la peine, puiſque je le tirois tout entier de l’extrême importance que je mettois à ton eſtime… J’ai triomphé !… eh ! grand Dieu, où en ſerois-je, ſi j’avois cédé à tes deſirs ? Tu n’aurois pas été plus fidele, & je ſerois moins autoriſée à m’en plaindre. Une fille plongée dans l’opprobre, ne peut juſtement réclamer des droits qui n’appartiennent qu’à l’honneur… Le titre reſpectable d’épouſe doit être reçu ſans tache, quand on veut le porter ſans humiliation.

„ Convaincue de cette vérité, livrée aux horreurs du repentir, j’aurois… Mais enfin il n’exiſte pas, ce malheur que je me repréſente en frémiſſant. C’eſt ſans l’avoir mérité, par la plus grieve des fautes, que j’ai perdu ce que j’aimois… Ce que j’aimois ! quelle façon de parler ! eh quoi, ne l’aimai-je donc plus ?… Hélas ! faſſe le Ciel que ce bien m’arrive quelque jour ! Quant à preſent, l’indignation, la colere, les ſentiments les plus emportés, les plus tumultueux ne fermentent dans mon ame que pour y redoubler le feu de ma paſſion… Elle te rend l’arbitre ſouverain de ma deſtinée. L’air que je reſpire n’eſt pas ſi néceſſaire à mon exiſtence que ton amour… eh, tu pourrois me dire un éternel adieu ?… Non, tu ne le feras pas… Tu ne receles point le cœur d’un barbare, ſous les plus aimables dehors… Murville !… Encore un mot. Tu te défends de recourir à la fuite, peut-être as-tu raiſon… Je veux me le perſuader ; mais du moins attends que la loi m’autoriſe à te donner ma main. Nous nous engagerons ſur la foi des ſerments ; & je ſaurai bien me défendre de tout ce qui pourroit me faire manquer aux miens. Que l’éloignement du terme ne t’effraie pas plus que moi. Fais attention que j’ai paſſé dix-ſept ans, que tu n’en as pas trente ; que nous pourrons nous unir dans l’âge où l’on fait mieux goûter le bonheur, où l’on eſt plus certain de ſa durée….

„ En attendant, tu ſeras mon premier, mon unique ami. Nous nous verrons, nous nous écrirons… Je te raconterai mes ſecrets, mes peines, mes plaiſirs… Ils t’auront ſouvent… toujours même pour objet…

„ Juſqu’à l’inſtant de notre union, je trouverai le moyen de reſter dans ma retraite. L’ennui, les dégoûts de la ſociété ne me feront rien, quand je pourrai me dire : Murville m’aime, Murville eſt à moi ; chaque heure, chaque minute qui s’écoule, m’avance vers le jour où je m’honorerai, aux yeux du public, du nom de mon amant. Voilà le deſſein que l’amour m’a fait former depuis long-temps, que je t’ai propoſé, que je te propoſe encore… Conſulte-toi, décide, & ſois aſſuré que ta déciſion ſera l’arrêt de ma vie ou de ma mort.

„ Il ſe paſſa trois jours, eh ! quels jours ! juſqu’à la réponſe du Chevalier. Elle étoit remplie de proteſtations d’attachement, de plaintes non motivées contre le fort, d’exhortations pathétiques au courage… Murville rejettoit l’engagement clandeſtin que je propoſois : il juſtifioit ſon refus par les phraſes rebattues de l’honnêteté, de la délicateſſe ; & finiſſoit en diſant, qu’il partoit pour la campagne avec Madame de Rozane & vous.

„ Sa lettre avoit de l’obſcurité, de la froideur ; l’une ſervit à me déguiſer l’autre, ou plutôt, car il faut être de bonne foi, le beſoin que j’avois de m’abuſer, me fit donner à tout une explication forcée. Je crus que dans l’incertitude, Murville ne vouloit point entretenir un amour capable de me rendre malheureuſe ; qu’il ne meſuroit les expreſſions de ſa douleur, que pour ménager la mienne, & ne ſe défendoit d’accepter mes ſerments, que parce qu’il ſe défioit de ma jeuneſſe & de ma confiance.

„ Mes raiſonnements furent conformes à cette maniere de voir les choſes. Je ſavois que l’intérêt préſidoit à tous les mariages, & que le Chevalier n’étoit pas riche : j’en concluois, qu’il ne ſe marieroit pas ; que je pourrois, tôt ou tard, lui prouver ma paſſion, lui prodiguer ces mêmes richeſſes dont j’ai dédaigné de jouir ſans lui.

„ Loin de redouter votre concurrence, je croyois mon amant dans un aſyle aſſuré pour notre tendreſſe. Je vous ſavois gré du bien que vous m’en écriviez quelquefois. Aveugle que j’étois ! comment ne ſuſpectai-je pas l’aſſiduité de Murville chez ma mere… qui n’étoit pas naturelle, après en avoir été refuſé pour gendre ? Comment ne devinai-je pas que cette mere injuſte ne s’oppoſoit à mes vœux, que pour ne pas joindre l’objet de ſa haine à celui de ſon amitié ? mais qu’elle l’en dédommageait par une autre ſelon ſon cœur, & qu’il en étoit aſſuré. C’eſt, ſans doute, parce qu’avec beaucoup de franchiſe, on ſoupçonne difficilement la fauſſeté dans ce qu’on aime.

„ Je n’écrivois pas à Murville, & ne recevois point de ſes lettres. Mon parti étoit pris de temporiſer, même ſans le lui dire.

„ Je voyois, avec tranſport, arriver la ſaiſon où vous le rameneriez à Paris, uniquement parce qu’il ſeroit un peu plus près de moi. J’avois réſolu de vous confier mon ſecret, de vous demander votre entremiſe… J’eſpérois… Eh ! que n’eſpérai-je pas ?… Rien, rien n’avoit donné atteinte aux illuſions dont je me repaiſſois, quand vous m’apprîtes la nouvelle de votre mariage. Dans cet inſtant, un coup de foudre m’auroit paru un bienfait du ciel… Je voulus me tuer,… un ſentiment de foibleſſe me retint : car je ne puis donner un autre nom à ce qui m’empêcha de terminer mes ſouffrances.

„ Mais ſi l’horreur du ſuicide avoit fait trembler ma main, j’avois d’autres voies pour arriver au même but : je jurai de prendre la plus courte, la plus ſûre, & je me ſuis tenu parole.

„ Trahie par mon amant ; rejettée par ma mere ; forcée de haïr, comme rivale, une ſœur dont j’avois cru me faire une amie, je ne reſpirois plus qu’un air empoiſonné ; je ne voyois rien qu’à travers les ſombres voiles du déſeſpoir. J’abhorrois également les hommes, les femmes, & moi-même. Que me reſtoit-il qui pût m’engager à reſpecter ma vie ? Quoi ? la vertu ? En comparant les notions qu’on m’en a données, à celles que j’ai reçues de la nature, je ne penſe pas l’avoir jamais bien connue. La raiſon ? Elle m’éclairoit, & m’éclaire toujours ſur mes maux, ſans m’en indiquer le remede. L’Etre ſuprême ? Graces aux coupables ſoins de Murville, ſes loix m’étoient devenues problématiques. Enfoncée dans cet abyme de privations, je tournai mes regards vers l’état religieux, que j’avois quelquefois enviſagé comme ma derniere reſſource. J’étois ſûre que chacune de ſes pratiques me fourniroit un ſupplice particulier, qu’elles allumeroient dans mon ſang un feu deſtructeur, dont ma mort ſeroit la fuite… Je ne me trompois pas.

„ Madame de Rozane donna des éloges à ma réſolucion ; m’honora même, pour la premiere fois, du nom de ſa fille : témoignages touchants de l’affection qu’elle me portoit !… Ils ne m’indignerent point. L’excès de ma douleur abſorboit tout autre ſentiment.

„ Je fus admiſe au nombre de ces jeunes téméraires, qui, bravant la nature avant que d’en avoir éprouvé la puiſſance, ſe conſacrent à la haine de tout ce qu’elle nous oblige d’aimer.

„ Loin d’être favoriſée de cette heureuſe ignorance ; loin de trouver quelque dédommagement à mes ſacrifices, je ne voyois, je n’entendois, je ne faiſois rien qui ne me coûtât des efforts effrayants pour l’humanité… C’étoit mon vœu, je n’avois pas à m’en plaindre.

„ Un rayon d’eſpérance vint écarter, pour un moment, les nuages qui m’environnoient. Vous fûtes malade, très-mal, preſque abandonnée des Médecins… Murville pouvoit m’être rendu… L’épreuve étoit délicate. Je me diſois, qu’un amant infidele… intéreſſé peut-être, n’étoit pas digne de moi. Souvent je ne deſirois de me voir maîtreſſe de ma deſtinée, de la ſienne, que pour augmenter ſa fortune, & rejetter ſa perſonne avec mépris. Mais à l’inſtant que ma fierté me preſcrivoit cette conduite, mon cœur, ſoulevé contre elle, aimoit avec fureur l’ingrat qu’il ne m’étoit plus poſſible d’eſtimer.

„ Au milieu de ces incertitudes, qui n’étoient pas ſans mélange de douceur, j’attendis… Votre retour à la vie éclaircit ma deſtinée… Je connus que j’étois marquée du ſceau de la mort. Murville ſe donna la peine de m’en prononcer l’arrêt.

„ J’ignorois votre mariage, je le croyois même encore éloigné, quand je reçus la lettre que voici. „

M. de Murville à Mademoiſelle d’Aulnai.

„ Je prends la plume… Je m’arrête… Je frémis… Qu’allez-vous penſer d’un homme, qui, vous ayant juré mille fois une confiance éternelle, vient cependant de s’unir à une autre ? Il ne m’a pas été permis de choiſir la main dont j’aurois voulu recevoir ma fortune : c’eſt de votre ſœur que je la tiens ; c’eſt avec elle que j’ai formé de triſtes nœuds… Que de victimes dans un ſeul ſacrifice ! Je m’arrache à ce que j’adore. J’épouſe une femme qui ne m’inſpire rien, & qui, probablement, aime ailleurs… Voilà l’extrémité où m’a réduit le délabrement de mes affaires. J’étois ruiné : Madame de Rozane le ſavoit ; elle daignoit venir à mon ſecours par un mariage avantageux : mais il falloit s’exécuter, s’immoler, renoncer à ſon plus doux penchant… Je l’ai fait, & ne mérite, en cela, que votre pitié.

„ Depuis une heure, à peine, je me ſuis chargé de fers, & dans une heure, au plus, je partirai pour la Province, où des intérêts preſſants m’appellent…

„ C’en eſt fait ! le plus beau de mes ſonges eſt fini, & les regrets qui m’en reſtent doivent ſe renfermer dans mon cœur pour n’en ſortir jamais. Ce n’eſt plus un amant paſſionné, c’eſt un frere, un tendre ami, que vous devez trouver en moi. Prenons, l’un & l’autre, des ſentiments conformes à notre ſituation préſente : la raiſon le preſcrit, notre repos l’exige, & j’en attends de vous l’exemple… Quel conſeil je vous donne ! combien il me coûte ! mais qu’il eſt néceſſaire… Ah ! ma ſœur !… que ce nom, qui devroit m’être ſi doux, répand d’amertume dans mon ame !… Adieu.

„ Sans doute j’avois été ſoutenue juſques-là par un eſpoir imperceptible, puiſque ſa perce me frappa comme la deſtruction de l’univers. Une eſpece de ſtupidité abſorba toutes mes puiſſances… A cet état ſuccéderent des tranſports… que je n’oſe caractériſer… Je voulois, bravant toute crainte, tout reſpect humain, quitter le Couvent, aller chercher Murville, lui percer le cœur… fût-ce dans vos bras ; porter le poignard tout ſanglant à ma mere, l’accabler des reproches que me ſuggéreroit ma fureur, & me punir à ſes yeux des crimes où ſa dureté m’auroit conduite. Je crus alors déteſter le perfide… J’en triomphai… Que ce triomphe fut court ! Les feux de la colere un peu calmés, ceux de ma paſſion ſe ralumerent, & devinrent plus violents qu’ils n’avoient encore été. Je ne la combattis point, je ne defini même pas d’en être délivrée… Malgré les tourments qu’elle me faiſoit ſouffrir, elle m’étoit chere : ſon extinction m’auroit paru un véritable anéantiſſement.

„ Cette tendre diſpoſition, jointe à la lecture réitérée de la lettre de Murville, me firent inſenſiblement adopter ſes excuſes. Je me le repréſentai malheureux comme moi, pour moi, éprouvant toutes les répugnances d’une union mal aſſortie… Pénétrée de ſon ſort, je me fis une gloire inſenſée de lui reſter fidelle, & de le lui prouver par l’exécution de mon projet. Ce projet, né de mon déſeſpoir, n’étoit plus dans mon eſprit qu’un acte héroïque, digne des éloges de ceux qui ſavoient aimer.

„ Je demandai l’habit religieux, dont j’avois différé de me revêtir, & le reçus avec la tranquillité que vous m’avez vue en prononçant mes vœux. Parfaitement indifférente à tout ce qu’on me preſcrivoit, je cédois, machinalement, à l’impulſion ; & quand mon corps, froidement proſterné, ſembloit rendre hommage au ſouverain Etre, mon ame embraſée n’adoroit que mon amant.

„ Je ne lui avois pas répondu, quoique je conſacraſſe une partie de mes nuits à lui écrire ; mais peu d’accord avec moi-même, n’oſant d’ailleurs hazarder mon ſecret à parcourir la moitié de la France, je déchirois le jour ce que j’avois écrit la veille, & recommençois la nuit ſuivante à ſoulager ma peine, par cet entretien imaginaire.

„ J’attendois le retour de Murville, avec autant d’impatience que d’incertitude ſur la conduite qu’il me faudroit tenir. Le ſéjour qu’il fit à Paris, pour préparer la pompe de votre réception, m’induiſit en erreur, & cette erreur me décida. Je ſavois qu’il ne vous avoit pas vue ; j’attribuois ce retardement aux efforts qu’il étoit obligé de ſe faire pour vous rejoindre… C’en fut aſſez pour que je volaſſe au devant de la conſolation dont je lui ſuppoſois le beſoin… J’écrivis avec tant de ménagement, qu’il ne m’échappa ni plainte ni reproche… Je l’invitois à venir mêler ſes larmes aux miennes… Je lui diſois ce qu’un violent amour, déguiſé ſous le nom de l’amitié, peut inſpirer de plus touchant… Je deſirois de le voir, d’entendre encore le ſon de ſa voix,… de l’aimer, de le lui dire,… de l’en convaincre par tout ce dont j’étois capable…

„ Ne croyez pas, cependant, que je me ſois jamais avilie au point de vouloir uſurper vos droits. En vous épouſant, Murville avoit ceſſe d’être un homme pour moi : c’étoit une divinité que j’idolâtrois. Ses ſeuls regards pouvoient répandre quelque ſérénité ſur mes jours ; mais je l’aurois abhorré, comme objet d’une liaiſon dont le crime auroit ferré les nœuds. Je m’abuſois, direz-vous : cela peut être, je n’en ſais rien ; mais je ſais que lorſque j’avoue naïvement mes foibleſſes, je dois en être crue ſur mon apologie.

„ Soit politique, ſoit dédain, ſoit oubli, Madame de Rozane n’avoit pas inſtruit Murville du parti que j’avois embraſſé… Il m’en témoigna, d’un ton vrai, ſa ſurpriſe & ſon chagrin ; me conjura de ne pas achever mon ſacrifice ; m’en allégua des motifs donc je connoiſſois mieux que lui l’importance : eh quelle comparaiſon pouvoit-il y avoir dans notre façon d’en juger ? Il raiſonnoit, & je ſentois.

„ La fin de ſa lettre étoit plus redoutable pour mes réſolutions. Ce n’étoit plus un conſeiller prudent, qui m’exhortoit à m’éloigner du précipice, c’étoit un ami tendre, qui s’affligeoit, qui s’engageoit à venir ſouvent diſſiper mes ennuis, ſi j’adhérois à ſes prieres, ſi je lui conſervois l’eſpérance de vivre quelque jour avec moi ; mais qui juroit de ne pas approcher de ma retraite, tant que je porterois l’habit odieux, dont le déſeſpoir m’avoit revêtue.

„ Ce dernier article me jetta dans la perplexité. Les raiſons qui m’avoient fait prendre l’état religieux, ſubſiſtant toujours, ne devant jamais être détruites, il ne pouvoit pas entrer dans mes vues de le quitter… Mais ne plus voir Murville ! le perdre comme ami, comme frère, après l’avoir perdu comme amant !… c’étoit anticiper ſur les privations de la mort.

„ Indéciſe, agitée ; voulant telle choſe, telle autre ; me contrariant ſans ceſſe avec une incroyable fatigue,… ce que je ſouffrois en cette circonſtance, étoient ſans doute les cris de la nature, qui réclamoit en faveur de ſa conſervation. Je ne lui fermai pas l’oreille, tant que je me crus néceſſaire à ce que j’adorois… Votre arrivée, & ce qui la ſuivit, me forcerent d’en étouffer juſqu’aux plus foibles accents.

„ Trop occupée de vos plaiſirs, vous ne vous reſſouvîntes pas d’abord que j’exiſtois, & Madame de Rozane avoit quelque intérêt à vous en laiſſer perdre la mémoire.

„ Ce fut la voix publique qui m’apporta le bruit des fêtes que votre mari vous avoit données… Quels détails pour votre malheureuſe ſœur ! A quoi les deviez-vous ces fêtes ? Etoit-ce l’amour, étoit-ce la vanité de Murville qui vous couronnoit de roſes ?… Vous aviez l’un & l’autre, diſoit-on, l’air du bonheur : comment le concilier avec les violences que vous étiez obligés de vous faire ?… Etois-je trahie ?… Rozane étoit-il oublié ?… Une triſte lumiere diſſipoit les ombres dont je m’étois plue à m’envelopper… Il ne me manquoit que de recevoir, par vous, la confirmation de votre double infidélité : vous me la donnâtes à votre premiere viſite.

„ Combien vous auriez frémi, ſi vous aviez pu voir l’impreſſion que cet aveu produiſit ſur moi ! Je perdois Murville une ſeconde fois, & d’une maniere bien plus humiliante !… Il s’en fallut peu, que je ne manifeſtaſſe, devant vous, les mouvements de mon indignation. Quoi, déjà conſolé ! me diſois-je, déjà du goût pour une autre ! L’amour n’excite-t-il, dans les cœurs des hommes, qu’une flamme légère, une efferveſcence momentanée, pendant qu’il porte le ravage & l’embraſement dans les nôtres ?…

„ Je n’avois point prétendu, qu’à mon exemple, Murville devînt la victime de ſes regrets ; mais je m’étois flattée que ſa conſolation ſeroit mon ouvrage ; & ſes procédés pour vous, un effet de ma générofité.

„ Outrée de me voir enlever juſqu’au plus foible dédommagement, j’écrivis à votre mari dès que vous m’eûtes quittée. La douleur & le reſſentiment dicterent ma lettre… Liſez la ſienne, il s’y eſt peint d’après nature. „

M. de Murville à Mademoiſelle d’Aulnai.

„ De grace, Mademoiſelle, ceſſons de nous perſécuter. Vos reproches ſont de la derniere injuſtice ; je ne pourrois y répondre que par des répétitions. Vous ſavez que mon mariage, avec votre ſœur, n’a été qu’une affaire de raiſon : pourquoi donc me l’imputez-vous à crime, comme ſi le choix entre vous deux, eût dépendu de ma volonté ? Que vous êtes ingénieuſe à vous forger des peines ! Quelle folie d’imaginer que je ſois devenu ſubitement amoureux d’elle, depuis qu’elle eſt à moi, comme ſi mon cœur avoit été ou très-vuide, ou très-neuf ! Quoi ! parce que je lui ai donné des fêtes ? que je lui ai fait des cadeaux ? que j’ai pour elle les égards que la décence exige ? Ne croyez donc pas qu’on ait beſoin d’amour pour toutes ces choſes… On ſe marie parce que cela arrange. On vit bien enſemble, parce qu’on eſt honnête, & qu’on reſpecte le public ; mais de l’amour ! qui eſt-ce qui en a pour ſa femme ? Après quelques mois, ce n’eſt plus qu’un être de raiſon, même au regard de ceux qui ſe ſont pris par goût : eh tant mieux ! la liberté en eſt moins gênée ; les amuſements plus variés… On ne ſuccombe point aux langueurs de la triſte monotonie… Que ne puis-je vous communiquer des idées juſtes ſur ces objets, vous renonceriez bientôt au deſſein d’être Religieuſe, qui n’eſt qu’une fuite des erreurs de votre inexpérience !… En vérité, ce n’eſt point moi, ce n’eſt point mon mariage qui vous conduisent à votre perte : ce font vos exceſſives exagérations ſur des aventures très-communes. Attendez, pour vous décider, que vous ſoyez à portée de juger de tout par vous-même ; je ſuis certain qu’alors vous ne donnerez pas la préférence au cloître. Faite pour l’amour & le plaiſir, un ſort charmant vous eſt réſervé, ſi vous ceſſez de courir après des chimeres qui ſont au deſſus de l’humanité.

„ Vous voulez mourir, dites-vous ; c’eſt encore un ſentiment exagéré, contre lequel vous devez vous prémunir… Croyez-moi, tous les amants de l’univers ne méritent pas un tel ſacrifice. D’ailleurs, mettez-vous bien dans l’eſprit qu’on ne meurt pas quand on veut, & qu’on ne le veut pas long-temps. Les démarches que vous feriez, en conſéquence de cette étrange réſolution, vous expoſeroient à de cruels, & malheureuſement très-inutiles repentir. Prévenez-les en travaillant à vous vaincre, en reſtant libre, ſurtout… C’eſt, de ma part, un conſeil trop déſintéreſſé pour que vous héſitiez à le ſuivre. N’ayant pu vous rendre heureuſe, je veux, au moins, vous aider à le devenir ; & vous vous féliciterez quelque jour, d’avoir plus déféré à mes lumieres qu’au preſtige de votre imagination. „

„ Pendant la lecture de cette lettre, une ſourde fermentation faiſoit craquer mes os, & bouillonner mon ſang… J’éclatai en imprécations contre Murville & ſes ſemblables. Sexe mépriſable & parjure ! m’écriai-je, je te connois, c’en eſt aſſez pour ne te plus craindre, pour te fuir, pour te déteſter. Une barriere impénétrable va nous ſéparer pour toujours ; que je la chérirai cette barriere, puiſqu’elle me garantira des dangers de ta ſéduction, & même de la mienne.

„ Pour le coup, je me crus à l’abri des rechûtes. Aveuglée par mon reſſentiment, j’allai juſqu’à le prendre pour de l’indifférence, & mes combats pour des victoires… Sans ceſſer de haïr l’état religieux, je le regardai plus tranquillement. C’étoit toujours le déſeſpoir qui préparoit mes chaînes ; mais elles me paroiſſoient avoir perdu de leur peſanteur.

„ Cette ſituation approchoit trop du calme : elle ne pouvoit pas durer. Mon courage avoit déjà reçu de fortes ſecouſſes, lorſque le Comte de Rozane revint à Paris. Le commerce de confiance qui s’établit entre nous, détruiſit bientôt la mauvaiſe opinion que j’avois des hommes : & ce qui paroîtroit incroyable à ceux qui n’auroient aimé que mediocrement, c’eſt que l’amour fut aſſez adroit pour me juſtifier Murville même. Ainſi je me trouvai, en peu de temps, plus paſſionnée, plus malheureuſe que je l’euſſe jamais été.

„ Le Comte me ſollicitoit, avec amitié, de renoncer à mon projet ; il m’en repréſentoit les ſuites terribles, les conſéquences irréparables. Je réſiſtai juſqu’aux approches de mes vœux ; alors mon ame s’étonna ; je meſurai, d’un œil effrayé, la profondeur de l’abyme dans lequel j’allois me plonger. Rozane voulut profiter de ces mouvements d’effroi pour ébranler ma confiance… Nous diſcutâmes… J’héſitai… L’amour déſeſpéré ſe fit entendre, & mon ſort fut décidé.

„ Malgré ſon arrêt, je laiſſai preſſentir ma mere ſur mon changement ; c’étoit une derniere épreuve que je voulois faire de ſa bienveillance. Sa réponſe fut conforme à l’idée que j’en avois. Vous êtes maîtreſſe de quitter cet habit, me dit le Comte ; mais vous ne le ſerez pas enſuite de diſpoſer de vous-même : un parent de la Marquiſe vous épouſera… J’ignore quel eſt le perſonnage ; je ſais ſeulement qu’il habite une Province éloignée, où vous irez paſſer votre vie avec lui. Que me conſeillez-vous, demandai-je ? — Rien. Je ſuis l’homme du monde le moins fait pour être conſulté ſur une pareille matiere. C’eſl à vous de voir ſi… Tout eſt vu, Monſieur, interrompis-je, tout étoit prévu. Peut-être j’aurois balancé, s’il m’avoit été permis de reſter ſans engagement : mais aller me parjurer aux pieds des Autels ; m’aſſocier un malheureux ; me charger d’un joug inſupportable, ou lutter perpétuellement contre la tyrannie pour m’en défendre ? Non : ce que j’y gagnerois n’en vaudroit pas la peine… Il faut finir, & finir ſous le même ciel, en reſpirant le même air que Murville. Vous l’aimez donc toujours également ? demanda triſtement le Comte. Jugez-en par ma réſolution, répondis-je ; ce que je pourrois bien dire, ſeroit trop au deſſous de la vérité… Plaignez-moi, & n’entreprenez pas d’arracher le trait de mon cœur, vous ne feriez que le déchirer davantage.

„ A quelques jours de là je fis ma profeſſion, ſans frémir d’autre choſe que de votre préſence, & de celle de ma mere. C’étoit par la dureté de l’une & pour le bonheur de l’autre que je m’immolois… Dieu ! de quels ſentiments j’étois agitée !… Ils penſerent éclater, quand je vous trouvai pleurant ſur un ſacrifice dont vous retireriez tout le fruit. Je les emportai dans ma cellule, ils ſe joignirent à mille autres non moins cruels, non moins impétueux… C’en étoit trop. Mon courage m’abandonna. Une ſinguliere épouvante me faiſit… Le voile lugubre dont j’étois couverte me fit horreur… Ma ſolitude me ſembla plus profonde que de coutume… Je me dis que jamais je ne reverrois Murville… que je venois d’élever un mur d’airain entre le monde & moi… que ceux où j’étois renfermée ſeroient ma priſon & mon tombeau… Ces conſidérations que j’avois faites tant de fois, & au deſſus deſquelles je croyois m’être miſe, m’accablerent, en ce moment, comme un énorme fardeau. Il s’enſuivit des convulſions de douleur… Je me laiſſai tomber ſur le plancher de ma chambre, & j’y reſtai dans une véritable agonie…

„ La fatigue m’aſſoupit inſenſiblement, & je ne m’éveillai qu’aſſez avant dans la nuit… J’étois briſée… Le froid de la terre s’étoit inſinué dans tout mon corps… Un mal-aiſe univerſel me fit croire que je touchois à ma derniere heure : la joie que j’en conçus dura bien peu ! Je n’en étois pas à la fin de mes maux.

„ Depuis ce temps, ma miſérable vie s’eſt paſſée en des alternatives continuelles de tranſports & d’abattements, de traits de force & d’actes de foibleſſe… L’amour, la haine, la jalouſie, les regrets, m’ont déchirée ſucceſſivement, quelquefois tous enſemble. Le ſeul ſentiment que j’aie éprouvé, ſans interruption, c’eſt le dégoût de mon exiſtence, joint au deſir de m’en délivrer par les moyens les plus courts. Delà ce renoncement à tout, qu’on qualifioit vertu. Delà cette exactitude à des exercices abhorrés. Delà enfin, le ſilence que j’ai gardé ſur ces détails. Il m’auroit été trop doux de vous faire partager mes peines auſſi-tôt que je les ai reſſenties. Je craignois qu’une telle ſatisfaction ne m’éloignât de mon terme… Mais… je m’abuſe. Non, ce n’eſt point ce raffinement de cruauté envers moi-même, c’eſt la honte qui m’a fermé la bouche ſur mes erreurs… Aſſez courageuſe pour abréger mes jours, je ne l’étois pas… je ne le ſuis pas encore, pour m’expoſer à l’humiliation… Quant à ma mémoire, je l’abandonne à votre cenſure. Mon dédommagement eſt prêt : j’en jouis dans l’aſſurance d’arracher le maſque d’un perfide, & de diſſiper vos flatteuſes illuſions.

„ C’eſt ainſi que l’excès du malheur a rendu barbare le plus tendre des cœurs. Une infortunée qu’on a réduite à implorer la mort comme ſon unique reſſource, ne peut plus aſpirer qu’au plaiſir de la vengeance… Elle approche, cette redoutable mort ; une partie de mon être eſt déjà ſa proie : il ne m’en reſte plus qu’un ſouffle, dont à peine je ſerois animée, ſi le feu des paſſions n’en entretenoit l’activité…

„ En vain l’incertitude de l’avenir porte ſouvent l’effroi dans mon ame. En vain la nature oppoſe ſes répugnances,… la voix de mon déſeſpoir étouffe la ſienne, & celle de mes terreurs… Après tout, ſi l’Auteur de l’univers, que j’aimois, que je révérois dans l’âge de mon innocence, eſt le pere & le refuge des malheureux, qui plus que moi a droit de prétendre à ſes bontés ? Remplie de confiance en ſa ſuprême équité, j’irai lui demander le repos qu’il daigne accorder à ſes foibles créatures, & que je n’ai pu goûter ſur la terre… Adieu. „


Fin de la ſeconde Partie.