Les Cosaques/07

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Hachette (p. 25-29).
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VII


Le soleil était couché, et les ombres de la nuit descendaient rapidement sur la forêt. Les Cosaques avaient terminé leur service au cordon et se réunissaient pour souper dans l’izba. Le vieux chasseur restait seul sous la tchinara, attendant l’oiseau de proie et tiraillant la ficelle attachée à la patte de l’épervier. Loukachka préparait lentement des lacs pour les faisans et chantait une chanson après l’autre. Malgré sa haute taille et ses grandes mains tout menu ouvrage lui était familier.

« Holà ! Loukachka ! cria la voix perçante de Nazarka du fond du taillis, les Cosaques vont souper. »

Il parut sur le sentier, se frayant un chemin à travers les ronces et portant sous le bras un faisan vivant.

« Oh ! fit Lucas, d’où as-tu ce beau coq ? c’est probablement le mien. »

Nazarka était du même âge que Lucas et était entré au service au printemps, en même temps que lui. Ils étaient voisins et camarades. Nazarka était petit, laid, maigre ; sa voix clapissante faisait tinter les oreilles. Lucas était assis sur l’herbe, à la tatare, et veillait à ses filets.

« Je ne sais, c’est peut-être le tien.

— Tu l’auras pris dans le trou près de la vieille tchinara ; certes, c’est le mien, je l’ai posé près des lacs. »

Loukachka se leva, examina le faisan et passa la main sur la tête bigarrée du coq, qui roulait des yeux épouvantés.

« Nous en ferons un pilau ; tords-lui le cou et plume-le.

— Est-ce que nous allons le manger, ou bien le donneras-tu à l’ouriadnik ?

— Inutile ! il en a assez.

— Mais je n’aime pas à tuer ces bêtes, dit Nazarka.

— Je m’en charge. Et Lucas tira un petit couteau de dessous son poignard et en griffa la gorge du faisan ; l’oiseau tressaillit, mais n’eut pas le temps d’étendre ses ailes, que sa tête ensanglantée pendait déjà de côté.

— Voilà ! » dit Lucas jetant l’oiseau sur l’herbe.

Nazarka frissonna.

« Sais-tu, dit-il en relevant le faisan, que ce grand diable (il voulait dire l’ouriadnik) nous envoie de nouveau au secret[1] ? C’est le tour de Thomouchkine, et il l’a envoyé chercher de l’eau-de-vie. C’est sur nous qu’il pèse de tout son poids. Que de nuits nous avons déjà fait le service ! »

Lucas s’acheminait en sifflant vers le cordon.

« Prends la ficelle ! » criait-il à Nazarka, qui se soumettait à toutes ses volontés.

« Je le lui dirai ce soir, continua-t-il, vrai, je le lui dirai. Refusons net, nous sommes abîmés de fatigue, dis-le-lui, je t’en prie, il aura égard à toi. Cela n’a pas de nom, je t’assure.

— Il y a bien de quoi parler ! dit Lucas pensant à autre chose ; cette misère ! passe encore si on nous chassait de la stanitsa, on s’y amuse ; mais rester au cordon ou aller au secret, n’est-ce pas égal ?

— Quand iras-tu à la stanitsa ?

— Pour la fête.

— On dit que ta Dounaïka passe son temps avec Thomouchkine, dit Nazarka, changeant tout à coup de conversation.

— Eh ! qu’elle aille au diable ! dit Lucas montrant les dents sans sourire ; est-ce que je n’en trouverai pas d’autre ?

— Gourko raconte qu’il est venu chez elle, le mari était absent, et Thomouchkine était là, attablé, vis-à-vis d’un gâteau. Gourko est resté un moment, puis il est sorti et s’est arrêté sous la fenêtre, il l’entend qui dit : « Ce diable n’est plus là, que ne manges-tu pas, chéri ? Passe la nuit avec moi ». Et Gourko de leur crier de dessous la fenêtre : Bravo !

— Tu mens !

— Vrai ! comme Dieu existe ! »

Lucas se tut un moment, puis dit :

« Eh bien ! si elle en a trouvé un autre, que le diable l’emporte ! peu m’en chaut. Il y a bien d’autres filles.

— Quel satané gaillard tu es ! dit Nazarka. Tu aurais dû essayer de Marianka, la fille du khorounji ! N’a-t-elle pas d’amant ? »

Lucas fronça les sourcils.

« Pourquoi Marianka ?… elle ne vaut pas mieux qu’une autre.

— Oui-da ! essaye !

— Voilà une idée ! on dirait qu’il y a peu de filles à la stanitsa. »

Lucas se remit à siffler et avançait vers le cordon, arrachant les feuilles des branches sur son passage. Il s’arrêta devant un mince arbrisseau droit et dénudé, tira son couteau et le coupa.

« Cela me fera une fameuse baguette pour mon fusil », dit-il, en fendant l’air de la tige coupée.

Les Cosaques soupaient assis à terre dans le vestibule de la cabane, autour d’une table basse tatare. Ils se demandaient qui irait cette nuit au secret.

« Qui donc est de service aujourd’hui ? cria l’un d’eux à l’ouriadnik, par la porte entrebâillée.

— Le tour de qui est-ce ? répondit l’ouriadnik de l’autre chambre ; Bourlak y a été ; Thomouchkine de même, ajouta-t-il d’une voix incertaine. Lucas n’ira-t-il pas avec Nazarka ? Puis Ergouchow, qui, j’espère, a assez cuvé son vin.

— Il paraît que toi, tu n’es pas bien réveillé ! » dit Nazarka à voix basse.

Les Cosaques se mirent à rire.

Ergouchow était le Cosaque enivré qui dormait à la porte de l’izba ; il venait de s’éveiller et entrait en se frottant les yeux.

Loukachka se leva et examina son fusil.

« Soupez et partez vite », dit l’ouriadnik ; et, sans attendre l’assentiment des Cosaques, il ferma brusquement la porte, comptant peu sur la soumission de ses subalternes.

« Si je n’avais pas d’ordre précis, je n’aurais envoyé personne, mais le centenier peut survenir, et puis on dit que huit Abreks ont passé l’eau.

— Eh bien ? il faut partir, dit Ergouchow, il n’y a pas de temps à perdre ; le service l’exige, partons ! »

Lucas tenait de ses deux mains un morceau de faisan et regardait tantôt Nazarka, tantôt le chef, riant sous cape de ce qui se passait. Les Cosaques se préparaient à partir, quand Jérochka, après avoir vainement épié jusqu’à la nuit une proie imaginaire sur la tchinara, entra dans le vestibule obscur. Sa grosse voix de basse vibra comme une cloche et couvrit les autres voix.

« Enfants, dit-il, je vais avec vous : vous ferez la chasse aux Abreks, et moi aux sangliers. »

  1. Monter la garde de nuit à un endroit secret pour épier l’ennemi.