Les Cosaques/39

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Hachette (p. 159-161).
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XXXIX


La nuit était fort avancée quand Olénine quitta la cabane de Béletsky avec Marianna et Oustinka. Le mouchoir blanc de la jeune fille s’apercevait malgré l’obscurité. La lune disparaissait à l’horizon, un brouillard argenté enveloppait la stanitsa. Les lumières étaient éteintes, le silence régnait partout, on n’entendait que le pas léger des deux femmes qui s’éloignaient. Le cœur d’Olénine battait violemment ; l’air froid de la nuit ranima son visage brûlant. Il regarda le ciel, regarda la cabane qu’il venait de quitter et où tout était déjà sombre, et se tourna vers le mouchoir blanc, qui s’effaçait dans le brouillard. Il craignit de rester seul ; il était si heureux. Il sauta à bas du perron et courut rejoindre les jeunes filles.

« Va-t’en ! on te verra ! dit Oustinka.

— Cela ne fait rien ! »

Olénine saisit Marianna et la serra dans ses bras ; elle ne résista pas.

« N’en as-tu pas assez ? dit Oustinka. Une fois marié, tu auras le temps de l’embrasser ; attends jusque-là.

— Adieu, Marianna ! Demain, j’irai me déclarer à ton père ; ne lui dis rien en attendant.

— Qu’ai-je à lui dire ? » répondit Marianna.

Les jeunes filles s’enfuirent.

Resté seul, Olénine récapitula ses souvenirs. Il avait passé la soirée en tête-à-tête avec Marianna dans un coin, derrière le poêle. Oustinka, les autres filles et Béletsky n’avaient pas quitté la chambre. Olénine parlait tout bas à Marianna.

« M’épouseras-tu ?

— C’est toi qui ne voudras pas de moi ! répondait-elle avec calme et en souriant.

— M’aimes-tu ? réponds, au nom de Dieu.

— Pourquoi ne t’aimerais-je pas ? Tu n’es pas borgne, disait Marianna en riant et en serrant les mains du jeune homme dans ses mains vigoureuses.

— Je ne plaisante pas, réponds, consens-tu ?

— Pourquoi pas ? si mon père y consent.

— Si tu me trompes, je deviens fou. Je parlerai demain à tes parents. »

Marianna éclata de rire.

« Pourquoi ris-tu ?

— C’est que c’est drôle !

— Je dis vrai ; j’achèterai une cabane, un jardin ; je me ferai Cosaque.

— Prends garde ! ne va pas faire l’amour avec d’autres femmes : je suis très jalouse. »

Olénine se rappelait ces paroles avec transport. Il perdait la respiration de bonheur, mais il souffrait de l’entendre parler avec tant de calme. Elle n’était nullement émue, elle ne paraissait ni ajouter foi à ses paroles ni avoir conscience de la nouvelle position qu’il lui offrait. Peut-être l’aimait-elle en ce moment, mais il n’y avait pas d’avenir pour elle. Il était pourtant heureux qu’elle consentît à l’épouser, et il cherchait à croire à sa parole.

« Oui, pensait-il, nous nous comprendrons quand elle sera à moi. Pour un amour comme le mien, quelques paroles ne suffisent pas, il faut une existence entière. Demain tout s’expliquera ; je ne puis plus vivre ainsi ; — demain je dirai tout à son père, à Béletsky, à tout le monde !… »

Lucas, en attendant, après deux nuits d’insomnie, s’était gorgé de tant de vin que pour la première fois de sa vie il ne tenait plus sur ses jambes et dormait dans le cabaret de Jamka.