Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 1

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 1-8).
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LES COSAQUES
NOUVELLE DU CAUCASE
(1852)





I



Tout est calme à Moscou. Rarement, très rarement, un bruit de roues s’entend sur la chaussée gelée. Aux fenêtres, il n’y a plus de lumières, et les réverbères sont éteints. Des églises se répand le son des cloches qui, en vibrant sur la ville endormie, annoncent l’approche du matin. Les rues sont désertes. Parfois, de ci de là, un cocher de nuit conduit son traîneau sur le sable mêlé de neige, s’arrête de l’autre côté de la rue, puis s’endort en attendant un voyageur. Une vieille femme se rend à l’église où quelques cierges, placés sans symétrie et que reflètent les cadres dorés, brillent d’une vive lueur. Les travailleurs, après une longue nuit d’hiver, se lèvent déjà et s’en vont à leur besogne.

Et chez les maîtres, la soirée dure encore.

Par une des fenêtres du restaurant Chevalier, à travers les vitres closes, filtre la lumière, interdite par la loi, à cette heure tardive. Près du perron, stationnent à la file des voitures, des traîneaux, des fiacres. Une troïka[1] de poste attend aussi. Le portier emmitouflé, en se serrant, paraît se cacher à l’angle de la maison.

« Que font-ils là toute la nuit ? » pense un valet qui, à moitié endormi, se tient dans l’antichambre. « Chaque fois que je suis de service, c’est la même chose ! » D’une chambre voisine, bien éclairée, éclatent les voix de trois jeunes gens assis devant une table sur laquelle se trouvent les reliefs d’un souper et du vin. L’un est petit, très soigné, maigre et laid, il regarde d’un air bienveillant et fatigué l’hôte qui est prêt à partir. Un autre, grand, est allongé près de la table couverte de bouteilles vides et joue avec la clef de sa montre. Le troisième, en polouchoubok[2] tout neuf, marche de long en large, s’arrête parfois et écrase des amandes entre ses doigts gros et forts, aux ongles bien taillés, et il sourit sans cesse. Ses yeux et son visage sont enflammés. Il parle avec chaleur et en gesticulant, mais on voit qu’il ne trouve pas les mots, que toutes les paroles qu’il prononce ne lui semblent pas suffisantes pour exprimer tout ce qui est sur son cœur. Il sourit sans cesse.

— Maintenant on peut tout dire — prononça le voyageur — ce n’est pas que je veuille me justifier, mais au moine, je voudrais que tu comprisses cette affaire comme je la comprends et non pas comme le vulgaire peut l’envisager. Tu dis que je suis coupable envers elle — disait-il à celui qui le regardait avec bonté.

— Oui, coupable, — répondit le jeune homme petit et laid. Et son regard parut exprimer encore plus de bonté et de fatigue.

— Je sais pourquoi tu dis cela, — continua le voyageur, — selon toi, être aimé c’est le même bonheur qu’aimer, et une fois atteint, il suffit pour toute la vie.

— Oui, c’est suffisant, mon âme ! C’est plus qu’il ne faut, — affirma le jeune homme petit et laid en ouvrant et fermant les yeux.

— Mais pourquoi ne pas aimer soi-même ? — dit celui qui était prêt à partir. Il réfléchit et regarda son ami avec commisération. — Pourquoi ne pas aimer ? On ne connaît pas l’amour… Non, être aimé c’est un malheur, un malheur quand on se sent coupable de ne pas payer de retour, et qu’on ne peut le faire. Ah ! mon Dieu ! — Il fit un geste d’ennui. — Si tout cela était raisonné… mais, au contraire, tout cela se fait involontairement, de soi-même. C’est comme si je volais cette affection. Et tu penses la même chose. Ne nie pas, tu dois le penser. Et le croirais-tu, de toutes les sottises et canailleries que j’ai faites en assez grand nombre dans ma vie, c’est la seule dont je ne me repente pas et dont je ne puisse me repentir. Avant comme après, je n’ai menti ni à elle, ni à moi-même. Il me semblait que cette fois j’aimais, et ensuite, je me suis aperçu que je m’étais trompé, qu’on ne peut pas aimer ainsi, et que je ne pouvais aller plus loin. Mais elle est allée plus loin. Suis-je coupable de n’avoir pas pu aimer ? Que devais-je faire ?

— Eh bien ! Maintenant, c’est fini, — dit l’ami en fumant un cigare pour dissiper le sommeil. — Une seule chose : tu n’as jamais aimé et tu ne sais pas ce que c’est.

Celui qui était en polouchoubok voulait continuer la conversation, il se prit la tête, mais il ne trouvait pas de mots pour exprimer ses pensées.

— Je n’ai pas aimé ? C’est vrai. Mais il y a en moi le désir d’aimer et on ne peut avoir ce désir plus fortement ! Et un tel amour, existe-t-il ? Il reste toujours quelque chose d’inachevé. Mais que dire, j’ai gâché mon existence, et maintenant, tu as raison, c’est fini. Je sens qu’une nouvelle vie va commencer.

— Que tu gâcheras de nouveau, — dit celui qui était sur le divan et jouait avec la clef de sa montre. Mais le voyageur ne l’entendit pas.

— Je suis triste et heureux de partir, — continua-t-il. — Pourquoi triste ? Je ne sais.

Et le voyageur se mit à parler de lui seul, sans remarquer que c’était moins intéressant pour les autres que pour lui. L’homme n’est jamais aussi égoïste que dans les moments d’enthousiasme. Alors il lui semble qu’il n’y a rien au monde de plus beau et de plus intéressant que lui-même.

— Dmitrï Andreievitch, le postillon ne veut pas attendre ! — dit en entrant un jeune domestique en pelisse, enveloppé d’un cache-nez. — Les chevaux sont ici depuis minuit, et il est maintenant quatre heures.

Dmitrï Andreievitch regarda son domestique Vanucha. À la vue de son cache-nez entortillé autour du cou, de ses bottes fourrées et de son visage endormi, il se crut appelé par une voix de l’autre monde, de ce monde de labeur, de privations, d’activité.

— Et, en effet, adieu ! — dit-il en cherchant encore un crochet non agrafé.

Malgré les conseils de ses amis, d’envoyer un pourboire au postillon, il mit son chapeau et s’arrêta au milieu de la chambre. Ils s’embrassèrent une fois, deux fois, s’arrêtèrent, ensuite s’embrassèrent une troisième fois. Celui qui était en polouchoubok s’approcha de la table, but dans une coupe qui était là, prit la main du jeune homme petit et laid et rougit.

— Non, je dirai quand même… Il faut, et je le peux, être franc avec toi parce que je t’aime… Ainsi tu l’aimes ? Je l’avais toujours pensé… hein ?

— Oui, — répondit l’ami avec un sourire encore plus doux.

— Et peut-être…

— S’il vous plaît, on m’a ordonné d’éteindre les bougies, — dit le valet somnolent qui avait pu entendre les derniers mots de la conversation et se demandait pourquoi ces messieurs disaient toujours la même chose. — Au compte de qui ordonnez-vous de faire la note ? Au vôtre ? — ajouta-t-il en parlant à celui qui était de haute taille, sachant d’avance à qui il fallait s’adresser.

— Oui, à mon compte, — répondit celui-ci. — Combien ?

— Vingt-six roubles.

Le grand jeune homme réfléchit un moment, mais ne prononça pas une parole et mit la note dans sa poche.

Entre les deux interlocuteurs la conversation suivait son cours.

— Adieu, tu es un charmant garçon ! — dit le jeune homme petit et laid, au doux regard.

Des larmes se montrèrent dans les yeux de tous deux. Ils sortirent sur le perron.

— Ah, oui, tu régleras le compte de Chevalier et tu m’écriras ? — fit le voyageur en rougissant et en s’adressant au grand.

— Bien, bien, — répondit celui-ci en mettant ses gants. — Comme je t’envie ! — ajouta-t-il spontanément quand ils se trouvèrent sur le perron.

Le voyageur s’assit dans le traîneau, s’enveloppa dans sa pelisse, et dit : « Eh bien ! Partons ! » Et il se recula dans le traîneau pour laisser de la place à celui qui lui avait déclaré l’envier. Sa voix tremblait.

Celui qui l’accompagnait prononça : « Adieu, Mitia, Dieu te donne… » Il ne désirait rien, sauf que le voyageur partît au plus vite, c’est pourquoi il ne pouvait exprimer la suite de ses vœux.

Ils se turent. De nouveau, une voix dit : « Adieu ! » Quelqu’un cria : « En route ! » Et le traîneau s’ébranla.

— Elizar, ma voiture ! — cria l’un de ceux qui restaient.

Les cochers et un cocher de maître s’agitèrent, crièrent, secouèrent les rênes. La voiture gelée grinça sur la neige.

— Excellent garçon, cet Olénine, — dit l’un de ses compagnons. — Mais quelle idée d’aller au Caucase comme junker[3] ! Je n’en donnerais pas cinquante copeks. Tu dîneras au club demain ?

— Oui.

Et les interlocuteurs se séparèrent.

Le voyageur, serré dans sa pelisse, se sentit chaud. Il s’assit au fond du traîneau et ouvrit sa pelisse. La troïka de poste se traînait d’une rue sombre dans l’autre, devant quelques maisons qu’il n’avait jamais vues. Il semblait à Olénine que ceux-là seuls qui partaient traversaient ces rues. Autour d’eux, tout était sombre, silencieux, triste, et son âme était pleine de souvenirs, d’amour, de regrets et de larmes douces qui l’étouffaient…

  1. Attelage à trois chevaux.
  2. Pelisse courte en peau d’agneau.
  3. Grade militaire qui n’existe plus en Russie et correspondait à peu près au grade de sous-officier. Les junkers étaient tous des volontaires des classes privilégiées qui entraient dans l’armée en recevant de suite ce titre.