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Les Creux de maisons/Deuxième partie/1

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DEUXIÈME PARTIE



CHAPITRE PREMIER

LES PELLETERIES


Il y avait, à parler juste, deux villages aux Pelleteries, le Grand-Village et le Bas-Village.

Les Grandes-Pelleteries ne comprenaient que quatre maisons. On disait Grandes-Pelleteries parce que ces maisons étaient des fermes importantes, avec de longs toits ; peut-être aussi parce que les bâtisses occupaient le haut d’une butte, d’où l’on voit jusqu’aux clochers de Vendée, quand le temps est sec.

Aux Basses-Pelleteries, il n’y avait que des creux-de-maisons, des gîtes de valets et de journaliers entassés au bord du chemin Roux, un chemin très sale et si tortueux qu’on l’appelait aussi le chemin de la Queue-de-Serpe. Ceux des fermes comparaient ces masures aux petites balles de bouse sèche qui sonnent aux crins des vaches ; ils disaient pour rire : le Bas-Village est accrotillé à la queue de serpe. Et, en effet, ce village avait bien l’air d’une vieille chose malpropre, avec ses murailles verdâtres toutes flétries, ses fenêtres à petits carreaux, ses portes basses s’ouvrant comme des gueules noires, ses toits inégaux, enchevêtrés, incurvés, bosselés et ravaudés grossièrement au fil écru des tuiles neuves. Collé au chemin Roux, il semblait sucer l’humidité des flaques qui y croupissaient. Il était tapi, à mi-butte, dans un pli de terrain sous un tout petit lambeau de ciel. Des jardins l’entouraient, plantés d’arbres tors, de vieux pommiers aux brindilles inextricables. Lugubres pendant l’hiver, ces arbres faisaient, au printemps, une ceinture candide et merveilleuse, et le pauvre village endormi sous la brume se réveillait dans la gloire.

Une douzaine de familles habitaient là ; une douzaine de familles et soixante enfants, les uns déjà grands, gagés dans les fermes, les autres écoliers par raccroc et chercheurs de pain : un vrai grouillement de misère.

Séverin et Delphine demeuraient dans la dernière maison du village, en bas, du côté de la route. C’était la plus vieille, et aussi la plus décrépite ; elle avait été inoccupée pendant deux ans, et l’on n’y faisait plus de réparations. Le toit, fléchissant comme un toit chinois, ne recouvrait qu’une pièce, une pièce très sombre où l’on pouvait faire tenir une table, une armoire et deux lits en plaçant le second en travers au pied de l’autre. Près de la porte, une petite échelle permettait de monter au grenier ; les barreaux de cette échelle avaient été frottés par tant de talons qu’ils luisaient. La porte était à deux fois, comme les portes dont on parle dans les contes.

Séverin avait loué cette cabane parce qu’il n’avait pas le choix et aussi parce qu’elle ne coûtait que quarante francs l’an ; d’ailleurs, le petit jardin permettrait d’élever des lapins.

Il avait acheté à une vente, pour une somme assez faible, un lit, une table de bois blanc, quatre chaises et un vieux buffet avec son vaisselier. Delphine, de son côté, s’était occupée de garnir le lit et d’acheter quelques menus objets. Quand ils eurent tout payé, noces, meubles, vêtements, il leur resta encore cent francs que Delphine cacha dans sa paillasse, car la porte loquetait très mal du dehors.

Alors, ils firent des rêves.

Lui, allait recevoir trois cent cinquante francs à la Toussaint ; elle, d’ici là, gagnerait plus que sa vie à aller en journée chez la Pitaude et à faire des laveries aux alentours. Ils pourraient mettre de l’argent de côté, et ils quitteraient cette maison pour une maison plus belle où il y aurait une chambre.

En attendant, Séverin apporta du jardin un mélange de terre et de brique pilée pour combler les trous qui faisaient clocher la table et les chaises. Puis il fit une huche à pain qu’il suspendit à la maîtresse poutre.

À la Toussaint, on acheta beaucoup de choses qui manquaient ; on étoffa le lit qui était véritablement trop mince pour le temps d’hiver. Delphine attendant un petit, il fallut se préoccuper du berceau et préparer des langes, des brassières. Les quatre cent cinquante francs furent écornés plus qu’on ne l’avait prévu. Cependant Séverin acheta encore un petit fût de vin — trente litres — destiné à la compagnie, avait-il dit aux voisins. En réalité, c’est qu’il trouvait Delphine un peu pâle ; il voulait qu’elle se soignât. Comme il plaçait le fût derrière le buffet, il se prit à songer qu’il n’y avait jamais eu de vin dans la maison de Pâtureau le Boiteux.

Les choses étaient changées, décidément. Delphine, qui n’avait pas été consultée pour cet achat, blâma son homme et se promit bien de ne pas boire ce vin.

Le premier hiver fut mauvais. Delphine fit une fausse-couche et fut longue à se remettre.

Le médecin consulté lui défendit le travail de force ; alors elle tricota et fila pour les gens de métairie ; mais à cette besogne-là on est bien loin de gagner son pain, même sec. D’ailleurs, il faut se chauffer en filant ; le bois manqua : il fallut en acheter d’autre, beaucoup d’autre. Et, encore une fois, quand on eut payé le boulanger et le médecin, l’épargne fut bien mince.

Cependant Delphine se trouva tout à fait rétablie au printemps. Elle songea à se gager chez les Pitaud qui l’avaient demandée pour les mois d’été ; Séverin se fâcha presque : il voulait sa femme chez lui.

— Tu iras en journée, disait-il ; tu gagneras davantage, et tu te reposeras quand tu voudras. Te gager et au moment du gros travail ! Tu es si gaillarde !…

Mais elle le raisonna, lui montra les quatre sous d’économie ; il fallait acheter du linge ; les enfants viendraient et la maladie peut-être… Au moins, en se gageant chez Pitaude, elle n’aurait pas de boulanger à payer, et elle gagnerait de bel argent. Il céda.

On était en avril. Tous les matins, Séverin sortait du lit vers trois heures, et dès qu’il avait pris son pantalon et trouvé ses sabots, il réveillait Delphine. Elle aimait à se laisser secouer comme une paresseuse ; elle geignait, s’étirait, glissait entre ses mains ; puis, soudain, lui jetant les bras autour du cou, elle s’enlevait d’un souple mouvement de reins et retombait assise sur le bord du lit, les jambes pendantes.

— Donne-moi mon corset ! et mes sabots ! vite, vite !

Elle riait, toujours un peu gamine, malgré ses vingt-six ans ; lui, moins gai de nature, finissait cependant par s’amuser aussi. Ils s’habillaient dans l’obscurité, par économie ; elle avait l’habitude de se coiffer à la ferme une fois le jour venu.

Le soir, Séverin passait chercher sa femme en revenant des Marandières. Ils rentraient ensemble, lourds de fatigue ; le samedi ils s’attardaient par les vergers ; dans les endroits sombres ils marchaient tout près l’un de l’autre comme avant leurs noces ; en arrivant au Bas-Village, ils se séparaient un peu.

Ils vivaient tendrement la journée du dimanche. Séverin, comme à l’habitude, allait chez son patron pour aider au pansage ; mais dès que la soupe était mangée, sur les huit heures, il revenait aux Pelleteries. Delphine avait déjà déjeuné, balayé, ciré le buffet et sorti les belles bardes ; la maison s’éclairait d’un peu de soleil, et la chemise blanche, dépliée, égayait la couverture du lit. Séverin n’était jamais aussi heureux qu’à ces moments-là. Quelle douceur de s’habiller nonchalamment ! Son bonheur était fait de mille petites choses ; et c’étaient la bonne odeur du savon rose soigneusement ménagé, la brûlure légère au menton après le passage du rasoir, le clapotement de l’eau dans la terrine où il se lavait le torse, les tapes dans le dos, tapes du soleil jouant à la main chaude, tapes de Delphine jouant à la main froide.

C’était l’heure des taquineries. Delphine prétendait continuellement au miroir ; lui, la décoiffait. Personne ne passait devant la fenêtre ; ils jouaient comme des enfants. Avec quelle tendresse espiègle, Delphine après avoir noué la cravate et rabaissé le col de toile, se haussait vers les joues rasées, vers les joues neuves dont la peau tirait comme une étoffe bien repassée ! À ces moments-là, il semblait à Séverin que les lèvres de sa femme étaient plus fraîches.

Un dimanche de juillet, comme il se rasait devant la fenêtre, Delphine, qui, près du lit, mettait ses bas, dit tout à coup :

— Tu ne sais pas, Séverin ?

Il se retourna, et elle, moitié fâchée, moitié joyeuse :

— Tu ne sais pas ! Je crois que je suis encore embarrassée !

Il posa son rasoir.

— Non ? fit-il ; tu n’en es pas sûre ?

— Je n’en suis pas sûre, mais je le crois beaucoup, mon pauvre homme.

— Eh bien ! quoi ! faut pas se faire de mauvais sang pour cela ; je descendrai le berceau, voilà tout ! ce n’est pas si difficile !

Et, pour la faire rire, il fit semblant d’aller le chercher tout de suite au grenier.

Cependant une inquiétude lui venait : elle avait été malade, l’autre fois, pendant les premiers mois ; en serait-il de même cette année, pourrait-elle au moins rester chez les Pitaud jusqu’à la Saint-Michel ?

Ils achevèrent de s’habiller en silence et s’en allèrent à la messe ; dès qu’elle fut dite, ils quittèrent le bourg ensemble. D’habitude, Séverin ne s’arrêtait point dans les auberges, mais il revenait au village avec les hommes pour parler des fourrages et des emblavures.

Ce jour-là, son idée n’était pas dans les travaux des métairies ; son inquiétude persistait.

Pourtant, quand ils eurent mangé, Delphine et lui, et qu’ils furent dans le jardinet devant la porte, le temps était si doux, qu’ils se prirent à espérer et déraisonnèrent. Delphine, à l’ombre d’un pommier, disait :

— Ce sera vers le mitan de carême ; tant mieux ! l’hiver sera passé ; il faudra moins de bois et je serai plus vite forte ; nous l’appellerons François.

Séverin, au milieu d’un carré d’oignons qu’il sarclait, hocha la tête :

— Oh ! tu n’es pas aimable ! Nous l’appellerons Delphine !

Quand il fut au bout du sillon, il jeta sa poignée d’herbe et s’assit auprès de sa femme.

— Nous l’appellerons Fifine, si c’est une fille, répéta-t-il ; je le veux absolument.

— Oui, mais ce sera un garçon ; il faut que ce soit un garçon pour que tu aies de l’aide plus tard, quand nous prendrons une terre.

Cette idée de quitter les creux-de-maisons ne l’abandonnait jamais, l’ancienne petite meunière. D’habitude, Séverin ne voulait pas avouer que c’était là son rêve, à lui aussi ; il se moquait d’elle. Valet il était né, valet il resterait ; valet son père, valet lui-même, valets ses enfants : tout le reste était chimère. Cette fois encore il résista :

— Prendre une terre, ma pauvre petite ! et avec quoi ? avec ce qui nous restera à la Toussaint quand nous aurons tout payé ?

— Qui te dit, reprit-elle, que nous n’aurons pas de chance ? Ce serait bien notre tour tout de même, d’être heureux !

Elle avait l’espoir tenace et revenait toujours à cette chance qu’ils ne sauraient manquer d’avoir. Séverin souriait avec un peu d’amertume.

— De la chance, de la chance ! fit-il ; ce n’est pas pour les pauvres gens, cette marchandise-là ; toute la chance que nous pouvons avoir, c’est de ne pas être trop souvent malades, de n’avoir pas trop d’enfants, de gagner trente-cinq pistoles par an et de n’avoir jamais à demander notre pain.

— Bah ! s’il nous manque de l’argent, Auguste nous en prêtera.

— Laisse-le d’abord élever sa famille ; s’il se tire d’affaire, lui aussi, ce doit être bien juste.

— On s’arrangera, conclut-elle avec netteté ; je veux changer de maison, là ! et plus tard, je veux être dans une terre, une terre aussi petite que tu voudras ; je le veux ! devrais-je m’en aller nourrice dans les villes, pour gagner de l’argent.

Séverin tourna la tête.

— Nourrice dans les villes, toi ! jamais je ne verrai ça ; j’aimerais mieux être mort. Elle se mit à rire :

— Ne te fâche pas, mon homme, je dis cela pour badiner.

Puis, sérieuse :

— M’en aller ! jamais, va ! quand même on m’offrirait gros d’or comme l’église ; j’aimerais mieux manger mon pain sec, ici, toute ma vie ! Seulement, pourquoi me décourages-tu ? Tu sais aussi bien que moi que pas mal de bordiers sortent des creux-de-maisons ; ne vois-tu pas les Gaillard des Pernières, les Léchevin de Malitrou, les Sénot, les Duroc, d’autres que j’oublie ? Alors, pourquoi pas nous ? Cela ne te plairait donc pas de travailler pour ton compte ?

Il se rapprocha, gagné à la fin par cette belle confiance.

— Oh ! si ! cela me plairait ! Si je semais pour toi, pour nos enfants, comme je serais heureux ! comme je faucherais de bon cœur si tu étais derrière à faner ! comme je tiendrais ferme la charrue, si mon gars touchait les bêtes ! comme je travaillerais, comme je travaillerais !…

Il levait ses mains courageuses.

À son tour, il évoqua l’impossible avenir ; s’ils avaient seulement mille francs, si Auguste pouvait leur venir un peu en aide, ils risqueraient l’aventure. En mettant cent francs — non, cent cinquante francs — de côté par an, c’était une affaire de sept à huit ans ; après on serait chez soi au moins ; Delphine n’irait plus en journée, les enfants seraient élevés largement, et lui n’aurait plus à supporter des patrons comme ce Frédéric qui commençait à l’agacer beaucoup. Et, plus tard, quand les fils seraient en force, on pourrait peut-être affermer une terre plus grande, qui sait ?

Il disait : mes champs, mes bêtes, mes fils ; Delphine l’arrêta :

— Tes fils, tes fils ! Tu ne te gênes pas ! Laisse donc venir François, d’abord !

Mais il parla encore. Ces choses tant de fois pensées et repensées durant les longues journées de travail silencieux, il s’enivrait à les dire ; des mots, jusqu’à ce jour endormis au fond de lui, montaient en foule à ses lèvres. Trop ému pour songer à être modeste, il disait sa vaillance et sa tendresse infinie.

L’ombre courte du pommier ayant tourné, pour ne pas se trouver au soleil, il s’était penché davantage vers Delphine.

Il vint à parler de son enfance épouvantable.

— Tu n’as pas connu cela, toi, dit-il ; aussi tu es toujours plus gaie : la misère a attendu que tu sois grande.

— Je n’ai pas de misère, répondit-elle ; je ne serai jamais malheureuse avec toi, mon homme.

Il la remercia des yeux.

— Oh ! quand tu étais chez Pitaude, tu aurais encore pu trouver un gars riche, ma Fine, tu aurais eu de grandes chambres et des bêtes, et des servantes ; tu aurais eu de belles robes, de beaux rubans à ta coiffe et une montre, et des colliers…

Il ajouta tout bas :

— Mais de l’amitié, tu n’en aurais pas eu davantage. Non, bien sûr ! un gars riche n’aurait pas été plus fort d’amitié.

Le soir, après la soupe, Delphine et Séverin sortirent dans le village. C’était l’heure de la semaine ou les creux-de-maisons vidaient tout leur monde sur le seuil au bord du chemin Roux.

Les hommes, assis sur ces blocs de granit brut qui trament toujours autour des bâtisses, causaient lentement ; quelques-uns fumaient. Les femmes s’inquiétaient des nouveau-nés, des peines de la grossesse et des filles qui tournent mal. Autour d’elles les enfants, assagis par le crépuscule, jouaient plus mollement, lissant de leurs pieds nus la poussière devenue fraîche. Séverin rejoignit le voisin Maufret qui causait devant sa porte avec d’autres hommes. Maufret était un homme d’âge ; il avait de grosses épaules et beaucoup de poil aux oreilles ; son col de chemise largement ouvert laissait voir sa poitrine velue et grise. Il fumait une pipe de terre très courte ; ç’avait été autrefois un grand fumeur et même, durant ses sept années de service, il avait beaucoup chiqué. Mais il n’avait jamais gagné quatre cents francs, et sa femme allait avoir son douzième ; il était obligé de se priver de tabac.

Il ne fumait que le dimanche, et pour compenser cette prodigalité, il ne mangeait pas. Séverin lui donnait une chique de temps en temps ; Maufret l’estimait à cause de cela ; il l’estimait aussi parce que Séverin était comme lui un fameux ouvrier, ni vantard ni buveur. Dès qu’il le vit s’approcher, il se rangea pour lui faire place, et il lui demanda où en étaient les avoines aux Marandièros ; puis on parla du temps où des plants de choux.

Séverin amena peu à peu la conversation sur les petites borderies et sur les anciens valets qui les cultivent quelquefois pour leur compte. Maufret lui coupa la parole.

— Les valets qui se mettent en borderie sont fous, mon gars.

— Parce que ?

— Parce que, pour se mettre en borderie, il faut de l’argent, et les valets n’en ont jamais ; d’abord ils ont toujours trop de drôles pour avoir de l’argent.

Le jeune homme ne put s’empêcher de rire :

— Trop de drôles ! à qui la faute ? à qui la faute, Maufret, si vous êtes un bon travailleur ? L’autre secoua ses épaules mornes.

— Nous te verrons venir, garçon ! Toi aussi, tu en auras des drôles, sans compter que tu n’auras pas tort ; ce n’est pas en t’échinant derrière Frédéric Loriot que tu ramasseras des rentes ; c’est en faisant des drôles ; faut t’y mettre, mon gars !

Par petites phrases, que ponctuait le sifflement de sa pipe, Maufret continua :

— Un héritier, vois-tu, c’est bon pour les riches ; quand on n’a rien, on partage ; écoute : avec quatre cents francs, — tu ne gagnes pas quatre cents francs — avec quatre cents francs, peux-tu faire vivre ta femme et deux petits, par exemple ? Non, pas vrai ! Eh bien ! il faut en faire douze ; ça t’étonne ! Si tu n’en as que deux ou trois, tu n’oseras pas leur mettre le bissac sur le dos, tu n’oseras pas ; quand on en a douze, ce n’est plus la même chose : on n’a plus honte, et tout le monde donne. Il n’y a que les femmes, mais les femmes s’y font, elles savent bien que ce n’est pas notre faute.

Il y eut un silence ; tous les hommes qui étaient là — et Séverin lui-même, d’ailleurs, — connaissaient ces choses ; ils étaient obligés d’approuver.

— Quand tu seras usé, continua Maufret, tes enfants t’empêcheront de mendier. Tiens, mon Eusèbe gagne déjà près de quinze pistoles ; dans deux ou trois ans, je pense que je pourrai fumer sur la semaine. Quand Eusèbe gagnera pour lui, ce sera le tour des autres.

Séverin pensa tout haut :

— Oui ! et Eusèbe et les autres seront valets eux aussi, valets comme vous, toujours !

— Valets ! bien sûr ! Que veux-tu faire ? Je vois que l’idée de borderie te trotte dans la tête ; moi aussi, dans le temps, j’ai ruminé ça ; mais encore une fois, c’est fou ! c’est bien fou ! Les sans-le-sou qui prennent des terres sont plus malheureux que nous, car ils ne peuvent rien demander ; ils se tuent à l’ouvrage et ne mangent jamais à leur faim ; pour un qui réussit, dix qui crèvent. Tu devrais pourtant comprendre ça, mon pauvre gars, toi qui es sorti de petite souche !…

Hélas ! oui, Séverin comprenait ! Tous ses beaux projets de l’après-midi, combien de valets les avaient caressés pendant leur jeune temps ! Combien de vaillants avaient espéré, et combien avaient été vaincus, comme avait été vaincu ce Maufret lui-même, dans l’implacable lutte !

À la dérobée, il regarda le vieil homme noueux qui commençait à fléchir. Dans sa vie déjà longue, Maufret avait travaillé pour les autres comme dix bêtes de somme ; il n’avait jamais eu un sou ; il ne s’était jamais amusé ; tous ses enfants avaient mendié ou mendieraient.

Séverin pensa : dans vingt-cinq ans, je serai comme lui. Puis il dit d’une voix découragée :

— Toujours la misère, donc !

— Oh ! la misère ! pour ça, bien sûr ! on a toujours de la misère ! répondit Maufret avec une accablante assurance.

Le vent fraîchissait. L’ombre, à pas de velours, était venue surprendre les champs. Il ne montait plus que des bruits atténués ; les voix plus rares sonnaient étrangement devant les portes, et les petits se rapprochaient des seuils.

Soudain, une rainette lança sa note grêle, puis deux chantèrent, puis trois, puis dix, puis mille. Mille voix graves et cristallines célébrèrent la nuit sereine ; on n’eût pu dire si elles étaient proches ou lointaines, inquiètes ou satisfaites ; elles venaient de partout, elles s’étalaient sur les champs apaisés ; elles emplissaient d’une clameur souveraine tout le vide entre les choses ; un hymne monotone de bêtes mystérieuses montait de la terre vers les profondeurs d’ombre.

Séverin appela Delphine qui causait devant une autre porte. Elle se leva, mince entre les voisines accroupies. Elle se leva, entre des voisines qui avaient été, elles aussi, de fraîches campagnardes, de belles filles souples aux hanches rondes, mais qui, à force de misère, à force de grossesses, étaient devenues très vite ces épaisses mamans noirâtres.